Du 30-09-2015 au 15-02-2016
Né d’un père chinois originaire de Canton et d’une mère mulâtre descendante d’esclaves et d’Espagnols, Wifredo Lam est très tôt conscient de la question raciale et de ses implications sociales et politiques – à Cuba, en Europe et plus tard aux États-Unis. Dans ses lettres d’Espagne à sa famille et à son amie Balbina Barrera, il exprime, au-delà des soucis quotidiens
d’une vie souvent très précaire, une inquiétude face à la montée des périls mais aussi un malaise récurrent et diffus qu’il identifiera bientôt directement, à travers l’amitié et les échanges avec Aimé Césaire notamment, qui publie son Cahier d’un retour au pays natal – illustré par Lam – en 1940, à la condition coloniale. Cependant, ses lectures et convictions marxistes forgées dans la lutte espagnole et l’antifascisme européen, autant sans doute que ses origines sino-hispano-africaines, concentrent son attention sur les rapports de classe et de domination, plus que sur les pensées raciales et la « Négritude ». S’inscrivant non sans frictions dans divers espaces nationaux, sociaux et culturels, il tiendra toujours une posture de distance, sans être jamais dupe des rôles et des projections identitaires que lui imposent amis et admirateurs au demeurant bien intentionnés. Ainsi de la fameuse boutade de Picasso s’exclamant, en examinant les tableaux que Lam lui présente dès son arrivée à Paris – « Il a le droit, il est nègre, lui ! » –, qui inscrivait d’emblée son travail dans une équation primitivisme/authenticité et un supposé héritage « africain » hâtivement associé à la couleur de sa peau.
Tout comme l’amitié et le soutien de Picasso, dont il n’a jamais été l’« élève », l’amitié d’André Breton et l’aventure surréaliste ont été l’objet d’interprétations réductrices de l’oeuvre de Lam. Lorsqu’il rencontre André Breton et Benjamin Péret, fin 1939, la grande époque – héroïque et théorique – du surréalisme est passée, le mouvement fatigué par les polémiques et les scissions, et à la recherche d’un second souffle qu’il trouvera aux Amériques (Mexique, Antilles, New York) et dans les arts d’Océanie. C’est l’entrée des troupes allemandes à Paris et l’exode du groupe à Marseille qui favorise le resserrement des liens amicaux et la reprise des activités collectives (cadavres exquis, réalisation des cartes du Jeu de Marseille). Lam participe à ces séances et réalise de nombreux dessins à l’encre de Chine sur des cahiers démembrés ultérieurement. Ces dessins au trait empruntent aux mondes humain, animal et végétal des éléments divers recomposés en figures hybrides qui annoncent les oeuvres du retour à Cuba.
Dans ce moment d’incertitude et d’inquiétude qui met brutalement fin au « nouveau départ » parisien, dans l’attente d’un visa et d’un bateau vers l’exil, les pratiques automatiques libèrent aussi les énergies psychiques et formelles. Après vingt années passées en Europe et deux exodes, Wifredo Lam vit son retour forcé au « pays natal » comme un exil et une douloureuse frustration. Il redécouvre un pays qu’il avait quitté très jeune et où la corruption, le racisme et la misère règnent sous la terreur policière organisée par le régime de Gerardo Machado. C’est le Cuba d’Hemingway, le paradis du jeu, de la prostitution et du cigare. L’île est indépendante depuis 1902 mais des siècles d’exploitation coloniale ont « saccagé » une culture qui tente de résister sous le folklore de pacotille encouragé par un pouvoir cynique.
L’année 1942 est une année de travail intense et La Jungle, achevée en janvier 1943, est exposée en juin 1944 dans la seconde exposition consacrée à Lam par la Pierre Matisse Gallery à New York, puis achetée par James Johnson Sweeney pour le Museum of Modern Art (MoMA). L’accrochage du tableau dans le couloir qui mène au vestiaire du musée pendant de longues années avant qu’il ne rejoigne les Demoiselles d’Avignon dans les salles, témoigne des résistances du canon moderne énoncé par et dans les grandes institutions occidentales. En effet, même si La Jungle a été immédiatement reconnue comme une oeuvre majeure, elle ne pouvait trouver sa place dans le discours linéaire d’un « art moderne » restreint aux productions des métropoles euro-américaines. En revanche, la réception cubaine de l’oeuvre est immédiate et exceptionnelle, dans un moment politiquement tendu mais d’effervescence intellectuelle et culturelle. De retour dans l’île, Lam vit dans un relatif « insilio » (« exil intérieur ») dans la maison-atelier de Marianao où le retrouvent ses amis Pierre Loeb et Pierre Mabille, mais aussi Alejo Carpentier, Lydia Cabrera, Fernando Ortiz, Virgilio Piñera et José Lezama Lima. Le long séjour européen l’a tenu éloigné des groupes et des enjeux des avant-gardes insulaires des années 1920-1930, mais l’enseignement amical de Lydia Cabrera, qui poursuit sa collecte des traditions et rituels de santeria qu’elle publiera dans El Monte en 1954, et la lecture de Fernando Ortiz qui vient de publier Contrepoint cubain du tabac et du sucre (1940) en inventant, bien avant les « tout monde » et autres approximations multiculturelles, le concept essentiel de « transculturation », l’accompagnent dans sa (re)découverte de la culture afro-cubaine et de l’extraordinaire flore tropicale. Ces recherches s’inscrivent dans un contexte plus large de résistance culturelle aux stratégies de domination interne (la dictature) et externe (l’américanisation) et la quête d’une « cubanité », essentielle mais dénuée d’essentialisme car sans « origine » (après la destruction des populations aborigènes lors de la conquête) est alors une question sociologique, historique et politique autant qu’esthétique.
Centre Pompidou
75003 Paris, ()
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