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Dossier Arthur Aeschbacher
Arthur Aeschbacher, ou le corps et l’esprit de la lettre
par Gérard-Georges Lemaire


Quand j’ai connu Arthur Aeschbacher (c’était au milieu des années soixante-dix), je me souviens d’avoir gravi un nombre très respectable de marches pour accéder à son petit appartement sous les toits de la rue du Faubourg Saint-Bernard. Il y avait au mur une des dernières oeuvres de Marcel Duchamp (une estampe, peut-être même une sérigraphie) où l’on voyait un gros cigare fumer entre les doigts du vieil artiste et faire un joli rond. Il l’avait rencontré et avait retenu de ce grand mystificateur la leçon du dadaïsme plus que celle d’un art calculateur et conceptuel qu’on a cru devoir déceler en lui. Un soir, il m’avait invité à dîner et j’eus la surprise de découvrir Meret Oppenheim déjà installée sur un coussin. C’était une drôle de femme, le cheveux très courts (j’avais en tête la photographie qu’avait faite d’elle Man Ray), une figure fantasque, au verbe haut, particulièrement déterminée avec son franc-parler et son humour cinglant, fantasque et drôle à la fois. Dans le panthéon intime d’Aeschbacher, elle tenait une place tout aussi importante que Camille Bryen, qui semble avoir été son cicerone à Paris (Arthur est Helvète, ne l’oublions pas). Meret Oppenheim l’avait séduit par sa beauté et son caractère, mais aussi par ses objets à fonction symbolique, comme la célèbre tasse velue. Pour résumer l’idée que je me faisais de lui à l’époque je pourrais la quantifier de la sorte : un bon tiers de Dada, un doigt de surréalisme, une pincée de lettrisme glanée dans les bistrots de la capitale, et un soupçon de dandysme désinvolte et de formule à l’emporte-pièce, plus un tiers d’invention en décalage constant avec les modes de l’époque.

Mais, qu’on ne s’y trompe pas : il n’aime pas beaucoup parler de lui, sinon jamais, car il ne parle que d’un artiste qui porte son nom. De son père, il n’évoque au fond que la collection de tableaux et de dessins et de sa mère, écuyère de cirque, il ne relate que l’atmosphère magique qui l’entourait et le charme désuet d’une roulotte remplie d’objets oniriques, en faisant d’elle une Lola Montès telle qu’elle apparaît dans l’objectif de la caméra de Max Ophuls. Son histoire familiale n’est pas un drame freudien, mais une mythologie esthétique. Elle lui sert à fournir quelques indications pour comprendre le sens de sa démarche créative. Sans rien révéler. Ce qui est sûr, c’est que dans sa recherche artistique se niche une pointe de nostalgie, qui n’est pas apparente à première vue dans ses oeuvres, mais néanmoins perceptible dans les thèmes qu’il a choisis pour la conduire. Tout ce qui s’attacherait à une autobiographie n’est somme toute déclaré que par le truchement d’un titre ou de l’élection d’une affiche particulière pour exécuter un tableau, ou encore que par l’expression de cet amour immodéré pour les colonnes Morrice. Si l’on désire réellement comprendre qui est Arthur Aeschbacher, il convient de mettre en scène une autre personnalité importante qui a fait partie de son petit monde et qui est entrée à son tour dans son panthéon, je veux parler de Brion Gysin. À Paris, dans sa chambre du modeste hôtel de la rue Gît-le-Coeur qu’on a surnommé ensuite le « Beat Hotel », il avait mis au point différentes techniques littéraires reposant sur des pratiques en grande partie aléatoires : les cut-ups, les fold-ins, les permutations. Il a expérimenté, pendant des mois, ces méthodes révolutionnaires avec William S. Burroughs, qui occupait la chambre n°23 du même hôtel. De fil en aiguille, Burroughs s’est emparé du cut-up et, dans une moindre mesure, du fold-in pour rédiger une grande trilogie romanesque – Nova Express, le Ticket qui explosa, la Machine molle. De son côté, Gysin a plutôt exploré les ressources qu’offraient les permutations pour produire des poèmes sonores qui ont fait date. Aeschbacher n’a adopté aucune des « méthodes littéraires de Lady Sutton Smith » (comme les avait baptisées l’auteur du Festin nu). Mais il a été profondément marqué. Elles lui ont servi à donner consistance à ses intuitions, surtout à propos du rôle qu’il a voulu assigner aux mots et aux lettres dans ses toiles.

Le principe de base est presque toujours le même : il procède par superposition d’affiches, plus ou moins déchirées, qui ne sont pas des « objets trouvés » dans la rue (c’est ce qui le distingue de manière radicale des Nouveaux Réalistes), mais à partir de vieux stocks d’affiches de théâtre, de cirque ou de spectacles de variété dont certaines remontent au début du XXe siècle. Cette décision tient autant à la qualité typographique de ces placards de toutes les dimensions qu’à leur encrage brillant et à leur mise en page. La poésie strictement liée à l’écrit qui les caractérise offre à l’artiste la faculté d’imaginer une authentique poésie visuelle qui abolit presque complètement la lisibilité (rarement un mot emblématique ou deux sont mis à contribution). En sorte que la première sous-tend (et sous-entend) la seconde et s’intègre d’emblée dans les effets recherchés.

Je prendrais pour exemple cette toile intitulée Noir caméléon (2000). Dans cette grande composition, où ne règnent que le noir et le blanc, des affiches lacérées et plus ou moins superposées, mais aussi divers plans géométriques noirs, la combinaison de mots et de caractères et des zones abstraites produit un territoire où la lettre triomphe en renonçant à ses prérogatives. Cela ne la rend cependant que plus suggestive. C’est-à-dire que la pure mécanique de l’assemblage et du collage est associée indissolublement au libre exercice de la peinture – qui se traduit dans la reprise au pinceau de certains caractères d’imprimerie et la construction de l’ensemble selon des lois qui le rapproche du néoplasticisme. Le tableau est pour lui une extrapolation où les lettres sont organisées en fonction d’une pensée formelle rigoureuse mais qui refuse les règles du formalisme. Mais cette oeuvre, aussi représentative soit-elle de son évolution intérieure, ne saurait à elle seule résumer son ambition artistique. Il peut, dans d’autres oeuvres, saturer la surface de la toile avec ses affiches déchirées, comme il fait dans son Théâtre éclaté, ou, au contraire, ne conserver que quelques fragments de lignes et de lettres, comme on le voit dans ses Oblitérations en 1990. La toile peut aussi être divisée par des bandes étroites, horizontales et verticales comme, par exemple, dans le Sous-sol Bleu agave (1987). En revanche, dans Écriture sérielle (1979), il a utilisé des hachures bleues qui s’étagent de haut en bas alors qu’une large bande blanche traverse verticalement la surface du tableau en son centre. De cette façon, son univers plastique préserve sa cohérence, mais ne cesse de se métamorphoser alors que les axiomes fondamentaux de sa quête demeurent en gros inchangés.

Arthur Aeschbacher, au long de sa longue histoire, ne cesse pas un instant de surprendre en dépit de cette belle constante théorique. Ses créations possèdent toutes cette faculté de produire cette poésie qui appartient à ces choses muettes mais ô combien éloquentes que la peinture engendre quand elle est à la hauteur de ses ambitions.


Gérard-Georges Lemaire
mis en ligne le 10/03/2009
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