Les artistes et les expos

Arrêts sur image
Par Jean-Luc Chalumeau


1. Pierre Marie Lejeune
Parallèlement à son œuvre de sculpteur, Pierre Marie Lejeune n’a jamais cessé de concevoir et réaliser des meubles avec le même soin, la même intelligence créatrice que pour ses sculptures. Il était normal que l’on expose un jour uniquement ses
meubles, seulement accompagnés des aquarelles préparatoires définissant les concepts. C’est ce qui s’est passé en mars-avril 2004, par une exposition organisée par Dominique Verbeke à l’espace Sparts, rue de Seine à Paris. Chaises, fauteuils, canapés, tables et consoles (pièces uniques ou séries limitées) ont témoigné de la même rigueur, du même refus de toute concession à l’idée d’ornement, que les sculptures.

Un simple fauteuil dégageait en particulier une impression de monumentalité, de puissance formelle et surtout de gravité qui le plaçait à un très haut niveau de réussite. Il faisait partie de la série dans laquelle Pierre Marie Lejeune a associé des barres d’acier et des surfaces de tôle perforée. Ces dernières avaient été entrevues par l’artiste à la télévision : c’était au cours d’un reportage sur le quartier de haute sécurité d’une prison californienne.


La structure en nid d’abeilles de ces tôles, destinées littéralement à des cages pour hommes, l’avait immédiatement alerté, et il lui avait absolument fallu s’en procurer. Aujourd’hui, devant le fauteuil de Pierre Marie Lejeune, on peut certes ne pas savoir l’origine carcérale du parti adopté, mais comment ne pas penser aux cages grillagées d’une Susana Solano ? Par des chemins différents, le français et l’espagnole sont parvenus à l’adoption de solutions inconnues des autres sculpteurs pour évoquer, sans en avoir l’air, des questions essentielles, c’est-à-dire celles qui rôdent autour de la question de la condition humaine.

Il y a, chez Pierre Marie Lejeune, une aptitude rarissime à satisfaire à des contraintes fonctionnelles précises tout en rejoignant l’émotion. On s’asseoit certes dans son fauteuil : il est réellement fait pour cela. Mais on peut (je dirais plutôt « on doit ») aussi le regarder et éprouver la charge émotive qu’il recèle.


2. Marie Sallantin
« J’ai voulu – car il faut vouloir en peinture – affronter les classiques, les grands de la peinture, pour leur dérober un peu de bonheur » a écrit Marie Sallantin. Elle y est allé « par petites gorgées » à travers les musées d’Europe au cours de la dernière décennie. « J’ai voulu les figures, seules ou groupées, la mer, les arbres, les animaux et des envolées d’anges ». La voici parvenue « en compagnie de Vénus » à la galerie Peinture Fraîche (mars 2004) et elle prouve qu’elle est bien la contemporaine « de tout ce qui a été tenté avant elle ». Dans les années 80, Marie Sallantin multipliait les allusions à Gauguin, Picasso et Matisse. Elle semble proche maintenant du meilleur Vuillard : la touche se substitue à la couleur qui subordonne le dessin.

Chaque tableau de Sallantin affirme le caractère indissociable de l’image et de la qualité picturale et même plus encore : la quasi-résorption de la première dans la seconde. On ne saurait mieux militer pour la peinture. On se demande souvent si les
peintres appartiennent à une espèce en voie de disparition. C’est possible, mais, grâce à des specimen comme Marie Sallantin, nous savons que cette espèce a encore des représentants qui croient en la peinture, et nous constatons que cette
croyance est communicative. Allons, rien n’est perdu !


3. Raphaëlle Pia
Nouvelle preuve de la persistance de la peinture, toujours en mars : l’exposition de Raphaëlle Pia dans l’église Sainte-Anne d’Arles qui a choisi le thème des roses par besoin de fluidité lumineuse et de couleurs vives (un vrai désir de peintre !). Elle
est partie du fait que « rose » est le nom donné en architecture religieuse aux grandes baies arrondies qui éclairent le bâtiment par l’intermédiaire de vitraux. Par pliage et froissement, Raphaëlle Pia a obtenu des lignes qui sont devenues des structures à la façon des réseaux qui arment le vitrail. Il reste de la fleur sa trame géométrique et l’incandescence de son éclat éphémère. « Quand je peins, dit-elle, il arrive un moment où des éclaboussures, des taches purement aléatoires, me provoquent ; flaques semblables à celles où l’on barbote en douce, coins de voile soulevés, clés interdites ». Les froissements et les cassures de la toile se présentent alors comme des prisons où
s’agripper, après d’autres tentatives pour dompter et arpenter la toile. « Les plis créent un filet à papillons pour capturer cette minuscule parcelle du monde qu’est la fleur ».


4. Pierre Buraglio
Je n’ai pas vu toutes les expositions récentes de Buraglio : Avec Qui ? A propos de qui ? au Musée des Beaux-Arts de Lyon, Fruit d’un regard galerie Confluences à Lyon, Prolongements et prélèvements au Musée Zadkine à Paris, Récemment galerie Marwan Hoss à Paris, en attendant l’exposition organisée par le Fonds Régional d’Art Contemporain de Picardie au Lycée Jean Rostand de Chantilly du 15 mars au 9 avril. Dans tous les cas, il s’agissait de montrer les explorations et interprétations d’œuvres de maîtres du passé, étant entendu que, pour Buraglio, « en peinture, il faut faire la même chose qu’autrefois, mais autrement ». Des autoportraits par exemple (c’était à la galerie Marwan Hoss), émouvants de pudeur et de simplicité, jamais très loin de fragments de « peinture-peinture » réinterprétée. Pierre Buraglio semble aussi à l’aise avec son visage (qu’il ne ménage pas) qu’avec la plage de Dieppe, un Gauguin, un Manet ou un Derain. Pourquoi se prendre lui-même pour sujet de sa peinture ? Pour ne pas fuir le réel dit-il, « il faut s’y casser les yeux ». Buraglio qui n’a en effet jamais « biaisé avec ce qui est là » (on se souvient des agrafages de vieux paquets de Gauloises vides d’il y a trente ans) s’intéresse toujours de très près aux réalités sociales et politiques du monde : il revient de Tunisie où il a observé et dessiné le comportement des touristes « qui le révulse » : cela nous promet une nouvelle et surprenante série de la part d’un des artistes les plus respectés de sa génération.


5. Billancourt
Les usines Renault de l’Île Seguin, à Boulogne-Billancourt, ont longtemps été un site industriel à la fois mythique et romantique dont les peintres ne dédaignaient pas de s’inspirer. Mais c’était toujours l’extérieur qui était traité, car l’intérieur était frappé du « secret défense », les usines automobiles devant pouvoir être transformées en productrices d’armement à tout instant. Or Renault de Billancourt, abandonnée, va bientôt être la proie des démolisseurs : un artiste-photographe peut donc enfin entrer : il s’agit d’Antoine Stéphani qui a longuement déambulé dans les immenses ateliers déserts. On devine qu’il a été ému, et l’on est fasciné par son pouvoir de transmission de l’émotion. Ces espaces sont vides de toute présence humaine : comme si la fin du monde avait eu lieu, ne laissant qu’un seul survivant-témoin.

Il en a résulté un somptueux tirage numérique 200 x 200 cm de photographies originales qui font l’objet d’un livre aux éditions du Cercle d’Art, avec un texte de François Bon. La beauté des photos n’enlève rien à la sorte de tristesse qui se dégage de l’ouvrage : « Ce que le photographe saisit ici comme réel cesse, au moment même que paraît ce livre, de participer de ce réel. Nous enlevons aujourd’hui Billancourt de nous-mêmes sans savoir vraiment de quoi ainsi nous sommes orphelins. »


Jean-Luc Chalumeau
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