Étienne Assénat, ou de l’altérité
Par Gérard-Georges Lemaire


Quand je suis entré pour la première fois dans l’atelier d’Étienne Assénat (cet atelier se trouve dans les anciens établissements frigorifiques situés un peu au-delà de la nouvelle Bibliothèque nationale ; ils ont été miraculeusement préservés dans un quartier reconstruit dans son intégralité et servent encore de refuge à de jeunes créateurs), j’ai été d’abord frappé par des tableaux qui présentaient une certaine familiarité avec Francis Bacon (1).Cette impression troublante même si elle reste indéfinissable se dissipe en grande part dès qu’on les observe de plus près et qu’on prends le temps d’entrer dans leur intimité. Elle subsiste alors, peut-être d’une manière plus insidieuse. Sans doute le peintre partage-t-il avec l’artiste britannique, bien que ni la forme ni l’esprit ne leur sont communs, le souci obsédant de provoquer sans cesse une profonde altérité dans la représentation du corps humain. L’analogie s’arrête là. Mais elle est assez prégnante pour qu’on prenne la peine de l’examiner.

Les toiles les plus récentes d’Étienne Assénat font souvent apparaître une ligne horizontale qui les divise en deux. C’est une frontière formelle. Et pas seulement. Elle sert à faire apparaître simultanément deux modes différents de considérer le traitement de la figure. Dans l’une d’elle, la partie supérieure est floue ; celle du bas est dessinée avec une plus grande netteté. La jeune fille en costume de danseuse se présente de profil, immobile, bien droite. Son juste au corps est d’une couleur plus foncée que la couleur des collants, accentuant cette ligne de partage entre les deux parties de la surface nettement découpées : le torse, les bras levés, la tête sont plus floues. Ce n’est pas que la vue se brouille en passant de part et d’autre de ce confins arbitraire. Mais elle est troublée. On éprouve plutôt le sentiment d’une dissolution de la forme. Jamais pourtant la ligne qui engendre ce corps n’est remise en cause. Deux entendements de la peintures, deux traductions de la même identité sont confrontés et la rendent hypothétique. A bien y penser, ce n’est pas tant la petite ballerine qui est au centre de notre attention, mais l’indice d’une perte de réalité. Dès que le peintre se rapproche d’une intériorité, l’illusion de réalité s’estompe. Et c’est ce qu’il offre à notre réflexion.

C’est encore plus flagrant quand on se tourne vers une autre composition où la jeune fille est placée de trois quart. La rupture entre les deux plages peintes est moins nette. En revanche, le contour de la danseuse est perturbé par des bandes horizontales et irrégulières Une sphère placée à la hauteur de sa poitrine ajoute à l’étrangeté de ces éléments qui perturbent la bonne ordonnance du trait. Enfin, son corps reste indifférencié, encore charnel, mais plus tout à fait, se détachant sur un fond d’un vert éteint et mêlé de gris. La matière picturale et la chair posent une énigme dans une relation ambiguë.

Je dois encore parler de sa relation très particulière avec la couleur. Il provoque sans cesse une relative déception. Il a tendance à employer des teintes mates, parfois sombres et engendrant toujours une sourde et mélancolique harmonie. Même quand il emploie le blanc. En sorte que la séduction n’est pas le principal levier de son univers plastique. Un précédent célèbre peut éclairer cette stratégie déroutante. Édouard Manet, s’inspirant des obscures tonalités des maîtres du Siècle d’or en Espagne ou de Goya, a recherché des gammes chromatiques ternes et déplaisantes pour ses contemporains. Ce lui a été vivement reproché. Étienne Assénat a sans doute une toute autre perception de son art que celle de l’auteur de l’Olympia. Il n’en reste pas moins que son esthétique repose sur la nécessité de provoquer un recul, un doute, une interrogation, pourquoi pas un léger malaise. Il veut forcer le spectateur à emprunter un chemin semblable au sien, celui d’une exigence absolue qui dépasse la notion de beauté appartenant au goût de l’époque. Il fait du tableau un lieu hypothétique – un lieu de pensée et aussi de beauté paradoxale. Ce faisant, il ne fait pas seulement preuve de courage, mais il invente ainsi une manière de conserver à la peinture un rôle majeur dans un monde qui la nie.

Gérard-Georges Lemaire

1) La première fois que je suis entré dans cet atelier, j’ai été frappé par de lointaines similitudes avec Alberto Giacometti
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