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Dossier Christian Babou :
Christian Babou, ou « l’ouvrier dans son art »
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par Jean-Luc Chalumeau

Christian Babou, Style Bretagne, 1972, acrylique sur toile & bois, 135 x 200 cm.
Christian Babou, Style Bretagne, 1972, acrylique sur toile & bois, 135 x 200 cm.
Il y a plus de trente ans que j’observe l’œuvre de Christian Babou. Exactement depuis 1973, année de l’exposition des Résidences de prestige à la galerie Rencontres. Gérald Gassiot-Talabot, qui avait rédigé la préface du catalogue, parlait alors avec enthousiasme (ce qui, chez lui, était rare) de la " rigueur dans le jeu chromatique " de Babou. On voyait bien par ailleurs la froide ironie du peintre, démolissant le " bon goût " immobilier bourgeois par son exploitation à la fois littérale et biaisée des catalogues de promoteurs. J’admirais quant à moi la solution inventée par l’artiste pour dénoncer les amateurs de toits " à la Mansart " : ceux qui pullulent dans les banlieues les plus chics de Paris, Le Vésinet par exemple, là où s’étalent à la fois l’argent et l’inculture artistique d’une certaine classe fortunée. Cette solution était très exactement élégante et je me disais que Babou, sans avoir l’air d’y toucher, réhabilitait en fait l’élégance comme catégorie esthétique à propos de ces maisons dérisoirement baptisées " Vrai manoir " ou " Beauté classique " cruellement dépourvues de toute élégance, précisément. Dès le départ, il y a bien une morale esthétique inhérente à l’ensemble de la démarche de Babou, qui vient d’atteindre son plein épanouissement avec la série des Clusters. Il faudra bien sûr revenir sur quelques-unes des séries qui ont jalonné trois décennies fécondes, mais il me semble que l’on comprendra mieux la haute exigence animant cette œuvre en abordant en premier lieu son dernier état.

Le mot cluster désigne un phénomène sonore consistant sous sa forme la plus simple à faire résonner simultanément au moins trois notes séparées par des intervalles de seconde majeure et mineure (il y a de tels agrégats chez Maurice Ravel). On dit d’ailleurs plutôt tone cluster. Par extension, on parlera de cluster quand le musicien fera résonner ensemble tous les degrés d’un intervalle donné, par exemple les douze degrés d’une échelle chromatique tempérée. Le cluster comme attaque simultanée de plusieurs notes sur un clavier ou sur des cordes peut être pratiqué au hasard, ou bien de manière contrôlée. C’est évidemment la deuxième hypothèse que Babou a choisi, en tant que peintre, dans le jeu d’équivalence peinture musique auquel il se livre.

Il y a quelque chose d’en effet profondément musical dans la manière dont Babou, coloriste raffiné, utilise des cartes au 1/25000e de l’Institut Géographique National qu’il agrandit au 1/2500e pour parler de bastides et paysages qui lui tiennent à cœur. Le peintre n’a pas oublié que, dans sa jeunesse, il a appris la cartographie appliquée à l’histoire à l’Université de Bordeaux. Ses premiers employeurs étaient des professeurs médiévistes et géomorphologues : excellente formation pour un peintre passionné d’histoire, une formation complétant parfaitement ses connaissances en dessin industriel (il est passé par le lycée technique d’Agen) et en dessin académique (il a fait les Beaux-Arts de Bordeaux en un temps où l’on ne plaisantait pas avec cette discipline). Ce sont ces trois techniques de dessin qui lui ont permis de mettre en place une méthodologie picturale totalement personnelle au sein de laquelle elles se trouvent intimement mêlées.

Si bien que Christian Babou est techniquement parfaitement armé pour accomplir ce qui est au cœur du désir de peindre : le rêve d’un monde autre né du monde tel qu’il est. Désir de ce monde comme autre. Depuis les Dômes, à propos desquels Babou dit qu’il a " commencé à faire vraiment de la peinture ", le peintre produit effectivement un monde qui n’est pas celui " déjà vu ", mais celui qu’il veut voir. Pour y parvenir, on ne peut pas dire qu’il se sert de la couleur : il serait plus juste d’observer qu’il la sert.
Il y a une théorie implicite de la couleur chez Babou, par laquelle il lui rend une âme. La couleur est ici lumière. Voyez par exemple cluster-sos-1 :2500 : lumière forte – tonalité claire – à l’approche de la lande, lumière filtrée – tonalité sombre – pour le village et son environnement à droite. La tonalité claire traduit le vide, la sombre suggère le plein : Babou n’est jamais dans l’arbitraire, et l’on pourrait même dire que plus les contraintes et codes dictés par la carte au 1/2500e sont forts, plus il est à l’aise pour les retourner en moyens de sa liberté.

Christian Babou, Jeu de Paume, 1984, acrylique sur toile, 155 x 230 cm. Galerie Krief.
Christian Babou, Jeu de Paume, 1984, acrylique sur toile, 155 x 230 cm. Galerie Krief.
L’axe de cluster-sos, c’est le centre du village qui le donne (nord en haut, comme sur la carte), et la composition s’ordonne logiquement par rapport à lui. Le motif est proposé par le cartographe au peintre, qui s’en empare et le transfigure par la couleur-lumière dont on comprend vite qu’elle est le véritable sujet du tableau. Après tout, n’en était-il pas déjà de même chez Vermeer, et n’est ce pas aujourd’hui une problématique importante chez James Turrell, Brice Marden ou le cinéaste Peter Greenaway (toutes références reconnues par Babou comme proches de lui)?

On comprendra donc que ce peintre n’est pas facile à situer. Son appartenance à la Nouvelle figuration à l’époque des Résidences de prestige n’est pas contestable, encore que ses intentions aient parfois été fort mal comprises au moment où il a montré ce travail. En 1973, il avait en effet proposé l’une de ses résidences à la Jeune Peinture pour répondre à l’obligation (votée à l’unanimité lors d’une précédente Assemblée Générale) de présenter une maquette de 60 x 60 cm en noir et blanc sur l’unique thème du " travail ". Plusieurs dizaines de membres de la J.P. se trouvaient à l’École spéciale d’architecture les 5 et 6 mai pour juger les œuvres du point de vue politique, le seul qui importait. Ils devaient notamment répondre à cette question : " cette déclaration d’intention est-elle une analyse critique dans le système d’exploitation capitaliste ? ".

Babou croyait claire sa dénonciation du mauvais goût bourgeois en tant qu’il était érigé en modèle esthétique et exploité par les groupes immobiliers capitalistes. Eh bien non ! Les camarades, aussi bien communistes que maoïstes, ne voulurent y voir qu’une apologie de la petite bourgeoisie et la critiquèrent comme telle. Il fallut que Maurice Matieu, lui même mao bon teint, et Rougemont l’aristocrate prennent sa défense pour que le projet finisse par passer.
Babou était évidemment personnellement un militant (il fut notamment membre fondateur du Syndicat National des Artistes Plasticiens C.G.T.), mais sa peinture n’était pas perçue comme engagée politiquement. Pur peintre, il s’en consolerait vite et ne traiterait plus que des thèmes favorables à l’expression de ses ambitions esthétiques. Les Ornements, Dômes, Gargouilles, Ornements animaliers, Surfaces de réparation, Entraves, Bastides, Aficions, Turquoises et Clusters ne seraient plus désormais que des prétextes à peindre.

Les Ornements de 1974-1975 avaient pour origines, comme les Résidences de prestige, des catalogues. En l’occurrence, ceux en usage dans la corporation des artisans-couvreurs dont avaient fait partie les père et grand-père de l’artiste. Au-delà de la critique sociale contenue dans ces images d’images (au XIXe siècle, ces ornements étaient d’abord des signes de puissance pour les familles bourgeoises), Babou rendait un hommage filial aux couvreurs, sa famille, et s’empressait de soumettre les " Epis poinçons ", " Amortissements de dôme " et autres " Balustrades à colonnes " à de rigoureux processus d’épuration, jusqu’à donner une dimension monumentale presque abstraite (le presque est important) à sa " Grille mitoyenne de balcon " d’avril 1976. Les lignes couraient, parfaitement géométriques, et délimitaient des champs au sein desquels le peintre permettait à sa vraie passion de s’épanouir : l’élaboration chromatique du tableau.
La " Composition paratonnerre " de mai 1977 se situait ainsi à l’extrême limite de l’abstraction. La vibration dégagée par le grand champ central vert encadré par deux bandes verticales de mauves inégalement intenses renvoyait bien davantage à Barnett Newman qu’aux travaux de ses amis les peintres narratifs, mais soyons clairs : il s’agissait encore de figuration, que Babou n’abandonnerait jamais.

Babou a basculé avec jubilation, vers 1976, non dans l’abstraction, mais dans la joie décomplexée de peindre, avec les Dômes. Les relations qu’il entretiendra désormais avec la peinture seront amoureuses, voire charnelles, elles obéiront d’ailleurs aux mêmes rythmes que la vie intime du peintre, qui ne dissociera plus sa complicité avec les femmes qu’il aimera de son dialogue avec la peinture, sa passion primordiale.

Le fait que l’unité entre vie et œuvre, entre femmes et peinture, se soit produite à propos des Dômes n’est peut-être pas un hasard, mais il faut se méfier des coïncidences. Bien sûr, il n’y a pas de formes architecturales plus voluptueusement féminines que celles des dômes. Le Dôme à amortissement IV de 1976 (en attendant les dômes repérés plus tard à Istanbul) ne fait-il pas irrésistiblement penser à un sein orgueilleusement orienté vers le ciel ? Attendons cependant un peu pour conclure. Ce qui est certain, c’est que la sensualité de la couleur va désormais de pair avec la sensualité de la forme, laquelle n’aura pas du tout besoin d’être suggestive. Après tout, la Descente de Croix de Van der Weyden au Prado est généralement considérée comme une fête sensuelle colorée, au-delà du sujet funèbre.

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Jean-Luc Chalumeau
mis en ligne le 29/10/2004
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