Le marché de l'art est-il le baromètre du talent ?
Le 25 avril 2000 s'est déroulée à La Bibliothèque Nationale de France une table ronde sur le thème : "le marché de l'art est-il le baromètre du talent", animé par Thierry Grillet (1).

De la presse aux cimaises.

De sa vocation première qui est de produire des images à des fins documentaires pour la presse "l'entreprise Magnum" se tourne vers d'autres horizons pour envisager son avenir.
L'agence réalise aujourd'hui, plus d'un tiers de son chiffre d'affaire grâce à la location d'expositions et à l'édition.
L'article du Monde en date du 10/02/00, "l'art à la rescousse du photojournalisme de Magnum" de Michel Guerrin, pose clairement les enjeux économique de cette ré-orientation de l'agence mythique du photojournalisme à l'heure de la société de l'information.

visuelimage vous propose des extraits de cette table ronde organisée avec l'actualité de l'exposition, aujourd'hui décrochée.
De son statut à sa pratique, les intervenants, marchand d'art, historien, philosophe, directeur d'entreprise, journaliste et photographe, expriment un point de vue sur l'actuelle problématique de l'image photographique ...

Tout en respectant les propos
des différents intervenants,
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vous permettent d'appréhender
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pour une approche interactive
et documentée de ces extraits.
L'image photographique : document ou oeuvre d'art ?
Pour Jean-Claude Lemagny (2), c'est d'abord une décision du regard ...

La différence entre la photo documentaire et artistique me parait tout à fait vraiment arbitraire. C'est notre regard qui fait qu'une photo est documentaire. Je peux prendre n'importe quelle photo au monde, et dire : ceci est une oeuvre d'art. Marcel Duchamps nous a expliqué que c'était possible.
...
Donc cette différence finalement est arbitraire. C'est une question de regard. Il ne faut jamais oublié au départ, quand on parle de photo, c'est que les photos sont muettes. Car ce qui caractérise le plus profondément une photographie, comme le dit Henri Maurier c'est son mutisme.
En ça, la photo nous met directement au contact avec la présence opaque, absurde, et muette des choses. A partir de là, nous pouvons choisir des directions, des utilisations. Mais on part toujours de la neutralité d'une photo.
... cette exposition, que j'ai visité bien sûr, que j'ai trouvé très belle, très bien présentée et très riche d'oeuvres de qualité... dont on peut s'attendre d'une agence comme Magnum. Il y a un choix, une réflexion entre amis qui savent regarder des images, il y a une mise en page (au mur) intelligente. Je suis bon public. Je trouve cela magnifique. j'ai entendu une critique, qui était la suivante, je ne dirais pas bien sûr de qui, mais de quelqu'un de compétent, qui a dit "finalement cette photo est trop entre les deux", entre la photo de reportage et la photo ...d'art. Alors une fois de plus je récuse sur le fond cette distinction,
il y a une évolution historique, il y a eu une époque. Celle du temps de Robert Capa où la photo de reportage civique était à son plus grand degré de violence.
Maintenant ce n'est plus possible, on en a beaucoup parlé à propos des oeuvres de Sebastio Salgado ... c'est très beau... Ce sont de si belles photos qu'on dirait un peu, un opéra sur la misère. C'est plus possible maintenant, à notre époque, par la photographie de donner des témoignages de la sorte... étant donné qu'il y a la télévision...

 

Pour Arlette Farge (3), le mutisme de l'image n'est pas partagé ...

Je pense qu'une photo c'est une narration.
c'est vraiment pour moi, un récit... ce n'est pas du tout quelque chose de muet. J'étais frappée pour en revenir à l'exposition de Magnum ... Il y a un mur sur lequel sont exposées à la même hauteur, six ou sept, - je ne sais plus si ma mémoire est bonne, - photos de guerre. Des cadavres, des animaux morts, des soldats en train de mourir, toutes en couleur, elles ont toutes le même format, elles sont de sept photographes différents, et puis il est écrit en tout petit, soit Rwanda, soit Yougoslavie, soit un autre pays du monde. Pour moi, cela me fait vraiment un choc très violent, c'est comme à la télévision, ça n'avait aucun sens. Cela voulait dire
peut-être qu'il y a la guerre partout, mais cela, je n'ai pas besoin des tirages de Magnum pour le savoir.

La télévision a largement contribué à modifier notre perception de l'image photographique.
Le regard sur l'image change, et François Soulages (4) souligne l'importance du contexte actuel

... étant donné les enjeux actuels, notamment avec internet, et le rachat d'un certain nombre de grandes agences, est-ce que dans les cinquante ans à venir on pourra faire ce type d'exposition ? Qui accueillera ce type de photos ? On peut se poser la question.
...
Il est possible que d'ici quelques années, quelques dizaines d'années, cela ne se joue plus de la même manière. Alors, ce qui frappe dans une exposition comme celle-ci, mais comme dans toutes les expositions qui sont montées, c'est la grande décontextualisation des photographies, ou plus exactement l'affirmation d'une photographie loin de son contexte.

 

Pour Emmanuel Fessy (5) l'endroit d'où se montre l'image stigmatise l'évolution de son statut...

Qu'est ce que cela m'apporte de plus de voir finalement ces images accrochées au mur ? Le format change... cela pose la question de savoir, est-ce que c'est mieux de voir ces images grand format ou en format magazine ?
...
Cela ne m'apporte pas beaucoup plus de voir un grand format de Nan Goldin que de le voir reproduit dans un livre ou dans un magazine. Je ne vois pas l'intérêt de l'acheter et de la collectionner... C'est la question du marché de l'art.
Il y a cette évolution du statut de la photographie...
Une décontextualisation, comme le disait François Soulages, je ne pense pas que la photographie se prête plus à cela que la peinture ou que la sculpture. Je prendrais l'exemple de la peinture religieuse qui était autrefois dans les couvents, dans les églises. Cette peinture quand elle était là, elle l'était non seulement en tant qu'oeuvre de plasticien, mais elle était là parce qu'elle avait du sens là, à cet endroit...
Maintenant on a plus du tout les clefs pour la lire. C'est un peu la même chose quand on sort la photographie d'un certain contexte et qu'on la met dans les musées. Je parle de la photographie documentaire qu'on montre dans des lieux d'exposition.
Par contre il y a une grande spécificité de la photographie qui n'a pas été assez dite, c'est le reproduisible à l'infini.
La spécificité de la photographie, c'est la diffusion et la reproduction...

 

Rik Gadella (6) souligne l'évolution du marché et de la demande des collectionneurs contemporains...

....Le marché de l'art est en train de changer...
Il y a trente ans la photographie était encore dans les bibliothèques, au rayon documentation. Cela évolue, les collectionneurs d'art sont devenus demandeurs d'images, et ces images ont commencé à s'envoler sur le marché.
Beaucoup de galeries d'art présentent maintenant de la photo.

 

Baudoin Lebon (7) le mur est-il une destination conforme à la photographie documentaire ...

...la photographie est une technique dont on a tendances à oublier de classifier les domaines. Si on fait un parallèle avec la musique on peut dire qu'il n'y a aucune honte à aimer à la fois Bartok, le groupe 113 et Madonna. Mais il ne s'agit pas de mettre Madonna dans la même catégorie que Schubert.
Aujourd'hui on peut rassembler toutes les manières de photographier dans la catégorie des arts plastiques mais pour prendre l'exemple de l'exposition Magnum, on s'aperçoit que le travail de certains photographes n'a pas été réalisé pour être exposé comme des tableaux.
Leur destination n'étant pas d'être montrées au mur, on s'aperçoit qu'elles perdent de leurs forces par rapport aux magazines dans lesquelles on les a vu auparavant.

 

Photographe auteur, photographe artiste, photographe documentaire ?...
Raymond Depardon (8) défend sa position d'auteur :

...l'exposition de Magnum représente assez bien la mouvance de la photographie d'aujourd'hui... le tiraillement, l'ambiguité, ... car ce que je reproche aujourd'hui à certains photographes c'est de ne pas se considérer comme des auteurs. Ils ont toujours ce vieux complexe que je connais bien, que j'avais moi-même pendant de longues années... Le complexe du photojournalisme qui leur apparaît comme le statut indispensable à avoir... être journaliste pour rendre compte d'une réalité.
Je pense que certains sont véritablement des auteurs... Nous parlions de Capa tout à l'heure, les choses ont changées en 60 ans, on ne peut plus parler de la même manière du photojournalisme...
Pour en revenir à moi, c'est vrai que cette expo représente bien l'histoire de la photo. J'ai commencé comme pigiste dans une agence et après je suis devenu photographe de staff, comme on dit, c'est à dire payé au mois. Ensuite, j'ai créé une agence, une structure :
l'agence Gamma et tout doucement je suis rentré à Magnum, où j'ai continué à faire des photos et à évoluer vers quelque chose de plus personnel, en continuant à travailler pour des magazines.
Et c'est vrai que je suis l'anti-photographe d'art puisque j'ai toujours cherché à ce que les reproductions de mes images se voient le plus possible, en faisant des livres qui devaient être vendus et à ce que la reproduction de mon image soit vue par le plus grand nombre.
C'est vrai que j'ai toujours pris depuis une vingtaine d'années des photographies plus intimistes, plus confidentielles, essayant de m'en sortir sans le support absolu de la presse. Alors, ce n'est pas facile... un moment donné, vers les années 70, j'ai commencé à me méfier de l'utilisation des légendes. J'ai évolué vers quelque chose de plus intime prenant le risque même, quelque fois, d'être un peu "tapis roulant", c'est à dire à vendre des photos pour les journaux, mais de faire aussi des choses pour moi avec les mêmes images. Notamment le petit album que j'ai publié dans une collection de poésie aux éditions Artfuyen et qui s'appelle "Notes". Quant je l'ai fait en 79, j'allais voir tous les gens... qui étaient autour de ma famille : journalistes, photoreporters, photographes, qui critiquaient énormément ce livre... me parlaient de faire des légendes qui auraient été "combattants à Beyrouth", ou "combattants en Afghanistan".
J'ai commencé à parlé sur mes photos de sensations personnelles... C'était un peu un sacrilège. Et puis j'ai continué dans cette direction puisque c'était malheureusement ma seule façon de réagir face à la presse, écrire mes légendes, parler un peu, donner une voix, me présenter, peut-être dire qui j'étais.
Parallèlement à mon travail photographique, j'ai commencé à faire du cinéma.Je tenais d'une manière très théorique ma caméra. En gardant mes distances d'observateur, n'intervenant pas. Cette attitude a renforcé, dans ma manière de photographier, une envie d'exprimer quelque chose de beaucoup plus personnel. J'avais envie de dire en faisant des photos, en portant mon regard sur les choses ou les gens, qui j'étais. Sachant qu'il y avait les pièges du "moi, je". Mais je me sentais obligé de faire cette évolution-la...
...Peut-être que des photographes de Magnum, mais je ne porterais pas de jugement, ne l'on pas fait. Ils ont continué dans la voix journalistique et documentaire, en restant derrière leurs images. C'est souvent très touchant. On aimerait leur dire mais "arrête!", fais quelque chose pour toi, fais ce qui intéressé, photographie ta famille, la vie quotidienne, ton quartier, des choses qui te touchent et qui peuvent être la transformation de ta vie. Fais en au moins des photos. Même si ce ne sera ni pour les journaux, ni pour faire un livre, ni pour le vendre dans une galerie, mais fais des photos !
Et c'est vrai que le photographe est en train de changer. C'est un OVNI un peu, curieux, un peu mal aimé, un peu bouffon... quelqu'un qui souffre quoi.... et en ce moment la problématique de savoir, si c'est de l'art ou pas ...
J'avance comme je peux à ma manière. J'ai un long passé de photographe réaliste. Donc je ne peux pas non plus carrément changé, mais je cherche. Je cherche toujours, tout en restant peu être au milieu de la rivière... l'espoir de trouver peut-être l'île dans la rivière.
C'est vrai que je n'ai pas trop envie d'être sur l'une ou l'autre rive.
Des photographes, des amis à moi, sont restés et je ne porte pas de jugement sur eux, des photographes de guerre.
Mais certains ont vraiment réfléchis beaucoup à la violence... Ils se mettent dans un camps, ou en embuscade, peut-être attendant ou mettant en page leurs idées... Je pense à Gilles Peress par exemple, c'est, je pense, un des photographes de Magnum qui a le plus réfléchi sur son travail.

 

François Hebel (9) Il est devenu nécessaire pour les photographes de Magnum de faire le point.

... je crois qu'effectivement on est à un moment d'évolution. Aujourd'hui il y a une diversité extraordinaire d'approches esthétiques du monde réel mais également de terrain... Il est devenu nécessaire pour les photographes de Magnum, à un moment donné, de faire le point.
Non pas, sur l'histoire du photojournalisme au sein de Magnum, mais de faire le point sur un état des lieux, l'éventail de leurs préoccupations, de leur style et l'éventail des terrains d'applications de la photographie documentaire.
S'il y a une chose sur laquelle on avait pas envie de faire le point, à travers cette exposition, c'était ce que le monde de l'art apporte financièrement à Magnum. Sincèrement, j'ai beaucoup de respect pour le monde de l'art, mais ce n'était pas une question pour nous.
L'article de Michel Guerrin nous emmenait totalement sur un autre terrain. on pourrait parler, je crois que c'est l'objet de ce soir, de intérêt pour le monde de l'art, de reconnaître ou pas certains photographes, certaines photographies documentaires...
... Il se trouve qu'à Magnum se côtoient des photographes qui ont eu pour formation, pour reconnaissance, le milieu de la presse. D'autres photographes, c'est le cas de Cartier-Bresson, ont plutôt procédé d'une recherche photographique, visant comme terrain le réel. D'autres encore qui ont atterris à Magnum, ont souvent découvert ce qu'était la presse, par exemple Martin Pare qui avant, exposait en galerie ses photographies, et s'est mis à avoir un succès énorme dans la presse...
Dans l'exposition il y avait ce croisement qu'il me paraissait opportun de faire... La seule question à laquelle on n'avait pas pensé, c'était que l'intérêt soit spéculatif... et que la reconnaissance provienne du marché de l'art.

 

Raymond Depardon nous rappelle qu'aujourd'hui la valeur documentaire d'une image dépasse le statut de son auteur ...

Je pense à Sophie Riestelhueber qui est le contraire d'un reporter de guerre. Elle est allée, lorsque la guerre était finit, faire des photos de vues aériennes des vestiges des champs de bataille. Ces photos ont été exposées dans plusieurs galeries. De nombreuses images ont commencé à apparaître et on s'est aperçu alors que c'était elle qui avait le mieux positionné cette guerre insaisissable dont il n'y avait eu aucune images.
Tout le monde aurait pu faire les mêmes photos après tout
Mais si on devait prendre une seule image pour se souvenir de la guerre,
se serait sans doute parmi ses photos.

 

François Soulages revisite les âges de la photographie ...

Pour en revenir à Sophie Riestelhueber, le pouvoir qui est en place fait en sorte qu'il n'y ait pas d'images, ou seulement des images contrôlées. Les photographes ne peuvent rien faire.
Faire acte de reportage, c'est faire acte de politique, et c'est faire également, acte d'esthétique.
Sophie fait des photos des restes.
Elle fait de la photographie sur la photographie. Sa position est une position esthétique.

...il y a des âges dans la photographie.
L'âge primitif, lorsque la photographie se pense comme technique, technique d'enregistrement.
Ensuite l'âge statique, lorsque la photographie essaie de se montrer comme un art. Puis vient l'âge moderne, où l'on tente de quitter les hybridations, et de penser les rapports entre les différents arts où se pose la question du statut de la photographie dans les arts plastiques.
Aujourd'hui, nous sommes dans l'art contemporain, un âge post-moderne où certains reviennent à ce primitif premier qui est l'enregistrement.
Je pense plus particulièrement aux travail de Marc Pataut, son itinérance, son errance dans laquelle il privilégie parfois plus ce qu'il est en train de faire, que la photo qui est faite.

Pour conclure ces quelques morceaux choisis, visuelimage laisse la parole à une jeune femme présente dans la salle. Son intervention nous interroge ...

... Il y a tellement d'images, est-ce qu'il reste encore des images à faire?
...il serait temps de prendre du recul ...

Participants à la table ronde du 25/04/00 :

(1) Thierry Grillet : rédacteur en chef de la revue BnF.
(2) Jean-Claude Lemagny : critique et essayiste.
(3) Arlette Farge : historienne.
(4) François Soulages : philosophe, université de Paris 8.
(5) Emmanuel Fessy : rédacteur en chef du journal des arts.
(6) Erik Gadela : éditeur, directeur de Paris-photo.
(7) Baudoin Lebon : galeriste.
(8) Raymond Depardon : photographe.
(9) François Hébel : commissaire de l'exposition.
Laure Beaumont-Maillet : chef du département des Estampes et de la Photographie, BnF.

mis en ligne le 01/08/2000
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