Calembredaines
Par Belinda Cannone


Je dirais : quand on écrit sur la bêtise, la difficulté est de rester léger. Vous me répondez " platitude " ? Pas tant que ça. Qui aime les imprécateurs ? Les autres imprécateurs, les râleurs, les malembouchés. Les individus de bonne composition ne goûtent pas trop l’acrimonie. Soit. Mais avouez que la bêtise est exaspérante et risque à chaque instant de nous faire sortir de nos gonds. Surtout la bêtise des gens intelligents. C’est-à-dire ? Eh bien la bêtise de ceux qui n’ont vraiment pas le droit d’être bêtes, de ceux qui ont tout (culture, loisir, information) pour être intelligents. Dans son opuscule intitulé De la bêtise (1) (à l’origine une conférence), Musil affirme que toute intelligence qui s’arrête, se pétrifie, s’immobilise devient bêtise. Il y a un autre mot pour désigner cela : conformisme. Le conformisme n’est pas toujours une disposition acquise dans l’enfance, il peut aussi se fabriquer à la maturité : il est si délicieux de hurler avec les loups. Dès qu’on en parle aujourd’hui, les gens ont l’air de considérer que c’est un problème intellectuel majeur. Je suis d’accord. Mais c’est bizarre que tout le monde soit d’accord pour trouver le conformisme un problème intellectuel majeur. Non ?
Bon. Il y a (au moins) deux façons d’aborder la question de la bêtise – car ne nous trompons pas, les auteurs qui s’y intéressent sont comme les porteurs de mauvaises nouvelles, ils nous irritent, mais 1) moins que la bêtise, et 2) ils sont nécessaires à la salubrité intellectuelle – deux façons, donc, d’aborder ce sujet : soit on cherche à ébaucher une définition de la bêtise " et à montrer en quoi [elle] diffère des notions voisines – autrement dit à décrire plus ou moins sommairement ses structures intellectuelles " (2), soit au contraire on cherche à décrire les formes concrètes et inédites de la bêtise contemporaine en tant qu’elle témoigne du monde dans lequel nous vivons et on forge ensuite des concepts appropriés. La première attitude est celle du spécialiste de philosophie morale américain Harry G. Frankfurt, dans On Bullshit (terme qui recouvre un champ lexical sans équivalent en français, le traducteur s’en est sorti comme il pouvait avec fumisterie, baratin et connerie), la seconde est celle de Philippe Muray dans ses Exorcismes spirituels (3). Une chose est sûre (pour en revenir à l’amère difficulté d’écrire sur la bêtise), dans tous les cas mieux vaut convoquer sous sa plume les puissances du rire. Et pourtant, encore une fois, rien de moins drôle. Montaigne a raison quand il écrit : "Voyre mais, pourquoy, sans nous esmouvoir, rencontrons nous quelqu’un qui ayt le corps tortu et mal basty, et ne pouvons souffrir le rencontre d’un esprit mal rangé sans nous mettre en cholère ? ". Les esprits mal rangés ne sont pas drôles mais seul le rire, sans doute, peut amadouer le lecteur.

On Bullshit


"La plupart des gens ont confiance dans leur aptitude à repérer le baratin et à éviter d’en être dupes ". (p.17). Ce qui explique peut-être le grand accord que je disais tout à l’heure à propos de la plaie du conformisme. Les gens s’en croient toujours, chacun, à l’abri… et quand on les écoute… La question cruciale est de savoir s’ils sont conformistes par calcul. Dans ce sens, Frankfurt réfléchit au problème de l’intentionnalité : " La notion de fumisterie est similaire à la notion de mensonge, laquelle ne se confond pas seulement avec le caractère erroné de l’affirmation prononcée par le menteur, mais exige que ce dernier l’ait formulée dans un certain état d’esprit – à savoir dans le but de tromper ". (p.23). En extrapolant : le conformiste est-il soumis à des intérêts personnels et mesquins ou est-il sincèrement conformiste ? Terrain glissant. La servitude intellectuelle volontaire est-elle intéressée ou n’estelle qu’une mauvaise passion de l’âme? Force est de constater que malheureusement, elle n’est pas si intéressée que cela, c’est-à-dire que le conformiste ne retire pas forcément d’énormes bénéfices de son attitude hormis le confort moral (hurler avec les loups). Ce n’est pas rien mais ce n’est pas tant. Je veux dire que souvent le conformisme intellectuel ne présente pas tant d’avantages concrets qu’on l’imagine. D’où la notion de servitude volontaire que j’emprunte à nouveau à Montaigne. Pourquoi est-elle désespérante ? Parce que je crois qu’on préfère toujours un habile, fût-il méchant, à un abruti. Mais je raisonne trop schématiquement.
Frankfurt explicite donc les termes pour essayer de mettre de l’ordre dans les concepts : fumisterie, connerie, baratin, déconner, mentir, bluffer, ce qui le conduit à proposer des sentences générales du type : " Le baratineur est un plus grand ennemi de la vérité que le menteur " (p.70), ou : " Le baratin devient inévitable chaque fois que les circonstances amènent un individu à aborder un sujet qu’il ignore. La production de conneries est donc stimulée quand les occasions de s’exprimer sur une question donnée l’emportent sur la connaissance de cette question. " (p.72). On imagine les effets nocifs des dîners en ville à répétition où chacun est sommé de donner son avis sur tel ou tel phénomène culturel à la mode. Par parenthèse, on l’aura beaucoup vu ces temps derniers, dans notre très libre société, les individus sont ainsi souvent invités à exprimer librement leur point de vue, et " la preuve qu’on est libre ", ils peuvent dire s’ils sont pour ou contre le phénomène. Mais si la liberté consistait précisément à parler (à entendre parler) d’autre chose que du phénomène?
Enfin, je dois citer longuement les dernières lignes du (bref : 74 petites pages) texte de Frankfurt et ceux qui voudront bien m’entendre considéreront qu’il s’agit de ma contribution aux commentaires sur la rentrée littéraire : " La prolifération contemporaine du baratin a des sources encore plus profondes dans les diverses formes de scepticisme qui nient toute possibilité d’accéder à une réalité objective et par conséquent de connaître la nature véritable des choses. (…) Convaincu que la réalité ne possède pas de nature inhérente, qu’il [l’individu] pourrait espérer identifier comme la véritable essence des choses, il tente d’être fidèle à sa propre nature. C’est comme si, partant du principe qu’être fidèle à la réalité n’a aucun sens, il décidait d’être fidèle à lui-même. Pourtant, il est absurde d’imaginer que nous soyons nous-mêmes des êtres définis, et donc susceptibles d’inspirer des descriptions correctes ou incorrectes, si nous nous sommes d’abord montrés incapables de donner une définition précise de tout le reste. (…) En outre, aucune théorie ni aucune expérience ne soutient ce jugement extravagant selon lequel la vérité la plus facile à connaître pour un individu serait la sienne. (…) La sincérité, par conséquent, c’est du baratin. " Le philosophe l’a dit.

Homo festivus

Philippe Muray, évidemment, ce n’est pas 70 pages, c’est l’oeuvre d’une vie. Une vie à observer la société autour de lui et à… s’inquiéter, détester, moquer, protester – et mettre en mots. Ne pas s’y tromper : il est possible, je l’affirme, qu’il soit (qu’il ait été, il vient de mourir) le plus grand auteur comique français contemporain. Rien de plus rare que les grands comiques, chaque époque n’en produit pas et l’on devrait s’émerveiller quand par bonheur il en survient un. Depuis Molière, on s’attend à rire de nos semblables au théâtre. Muray était plutôt auteur d’essais. Il n’est pas fréquent d’éclater de rire à chaque page en lisant un essai. Avec lui, c’est le cas. Pourtant sa vision était désespérée. Molière identifiait des caractères problématiques mais le reste du monde était peuplé d’êtres assez sympathiques. Muray ne voit pas de caractères, ce sont la société et la marche du monde même qui sont incriminées. Il y avait le Misanthrope ; il a repéré l’Homo festivus. Le misanthrope était un caractère : l’homo festivus court les rues. Il y avait Tartuffe ; les rebellographes appointés sont légion. Il ne s’agit plus d’individus mais de l’organisation globale du monde: vaste polichinellerie, dit-il, et rien n’est plus urgent que la trahir, car il n’y a pas d’individus pour sauver la mise, pas de solutions de repli ; le monde selon Muray est constitué de masses agitées des mêmes soubresauts et seul le rire, englobant, naturellement critique, peut nous aider à traverser cette bouffonnerie généralisée en maintenant des zones de liberté. Il appelle de ses voeux un "comique moderne" : c’est la veine que son oeuvre illustre, en arborant une invention verbale de tous les instants. L’Homo festivus résume selon lui l’homme contemporain " d’après l’Histoire " (d’après la tension, la contradiction, la dialectique), il ne fait qu’un avec " le rebelle de confort ", qui en appelle à " la subversion encouragée ", qui pratique " le militantisme compassionnel ", est saisi plus souvent qu’à son tour par " l’envie du pénal " et " le syndrome maniaco-législatif ", etc. Je donne un florilège d’expressions, pour rire, mais si le présent est épinglé à travers des mots qui valent descriptions de comportements et de valeurs, l’analyse est sérieuse. Muray y détecte un monde en passe de dominer, monde " fusionnel, mélangiste, convivial, transfrontalier, fluide, correct, osmotique, placentaire ". On y reconnaît assez bien quelque chose du nôtre. La question est : s’agit-il, comme le pensait Muray, d’une véritable " mutation anthropologique ", ou bien sa description ne concerne-t-elle qu’un petit monde, constitué des Français, et peut-être même seulement des habitants des grandes villes françaises, ou peut-être encore… du seul Paris ? Par exemple, ses exemples sont souvent tirés de Libération. N’est-ce pas là, dans " les lecteurs de Libé ", le vrai groupe humain concerné par sa satire ? A moins que cette catégorie sociale vaille comme laboratoire des mutations à venir ? Possible. Je crois qu’il faut y regarder de près, je crois qu’il faut lire sérieusement Muray (d’autant qu’il est si drôle), et ne pas forcément se dire qu’il est réactionnaire (ah ! on l’aura entendu cette critique bête dans la bouche des intelligents !), et faire le tri. Mais on n’en fera pas le tour si facilement.

Comme un roman

Muray pensait que la meilleure manière de décrire le réel mouvant, c’était le roman dont il a toujours été grand défenseur. J’ai aussi cette conviction. En même temps (ou pour cela), j’adore ces moments où la réalité devient merveilleusement romanesque (où elle imite le roman, pour paraphraser Oscar Wilde). Deux personnages incroyables ces temps derniers : Natascha Kampusch, cette Viennoise kidnappée pendant huit ans. Quelle intéressante personne et quelle incroyable histoire ! J’espère que la jeune fille écrira son histoire, et j’espère qu’on ne lui fera pas dire des sottises. Elle me passionnera comme un roman. La situation a déjà été brillamment mise en fiction par John Fowles dans l’étonnant roman L’obsédé, où un type du genre du ravisseur viennois enlève une jeune femme et l’enferme des mois dans une cave aménagée. Roman écrit de deux points de vue successifs, celui du kidnappeur, puis de celui de l’enlevée. Très fort.
Deuxième personnage entièrement romanesque : Grigory Perelman. Mathématicien de 40 ans, il dit avoir résolu la conjecture de Poincaré et il a envoyé par le Web des indications qui semblent le confirmer. Je ne résiste pas à exposer la conjecture de Poincaré, que l’un des plus prestigieux instituts de mathématiques avait désignée comme un des "sept problèmes du millénaire", chacun d’eux valant un million de dollars à qui le résoudra : "Considérons une variété compacte V à trois dimensions sans frontière. Est-il possible que le groupe fondamental de V soit trivial bien que V ne soit pas homéomorphe à une sphère de dimension 3 ? " C’est comme je vous le dis. Perelman, cheveux rare et long, barbe d’ermite, yeux flottants, a donné suffisamment d’indications pour qu’on croie l’affaire résolue : à charge pour les mathématiciens du monde de déployer les calculs et les détails. On aimerait vraiment lire le roman qui va avec ce personnage qui n’a pas demandé le million de dollars, dont on est certain qu’il refusera la médaille Fields (le prix Nobel des maths) et dont le bruit court qu’il aurait démissionné de son institut de mathématiques et coupé tout contact avec le monde pour aller se balader dans les forêts russes qu’il préfère à tout…
Belinda Cannone

1) Rober Musil, De la bêtise, délicieusement édité chez Allia, 2004.
2) Harry G. Frankfurt, De l’art de dire des conneries, 10/18, 2006, on l’a donc quand même traduit mais "la merde de taureau" est évidemment plus amusante et plus générale.
3) Philippe Muray, Exorcismes spirituels (3 vol.), éd. Les Belles Lettres.
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