Belinda Cannone


Les arbres et le lemps : la jeune œuvre d'Amélie Chabannes

Cinq histoires d'arbres qui sont autant de manières de danser autour de la mort, de la disparition, du deuil, non pour satisfaire quelque morose délectation mais parce que l'œuvre d'art s'affronte toujours, en tant qu'elle est création, à sa - à notre - finitude. Et d'ailleurs, rien de moins morbide que cette belle jeune femme souriante, rien de plus tonique que son travail in situ, dans lequel elle semble chaque fois proposer deux attitudes: ajouter ou réparer - participer à la vie.

Amélie Chabannes a 2 6 ans. Autant dire que nous assistons là à l'éclosion d'une œuvre dont ces premières réalisations sont les fruits déjà prometteurs.

Dans l'île de Ré - premier travail qu'elle revendique - elle a d'abord été réparatrice. On avait construit une maison autour d'un arbre de huit mètres qui occupait le centre du jardin. Une grande tempête étêta celui qu'on avait ainsi mis en majesté et il mourut. L'organisation de l'endroit perdait son centre. Amélie consola. Elle rendit, si ce n'est vie, sens au lieu. L'arbre devait retrouver sa dignité, elle en fit une œuvre.

Première manifestation de son affrontement avec la mort et le deuil qui ne cessent d'accompagner sa jeune existence. Avec la complicité de Claudine Bendotti, elle a recouvert le grand fut de matériaux qui évoquent la vie: sur une armature de métal qui le consolide, elle a posé des tiges de bambou qui réaffirment la nature végétale de l'objet, et du béton lissé qui évoque une peau. La forme de l'arbre en est retendue, sa structure plus apparente que jamais. Le béton est teinté par bandes de couleurs qui correspondent à celles de la maison.

Les arbres encore, dans l'île de Ré, pour sa deuxième intervention avec Claudine Bendotti. Ayant accompli ce travail sur l'artre mort dans la maison, elle a craint qu'un jour on ne détruise cet arbre-œuvre. Alors autant envisager frontalement la disparition, la miser dans l'œuvre suivante pour mieux l'assimiler. Elle a recueilli dans une forêt onze troncs d'arbres morts et les a traités selon la même technique que précédemment. Deux jours avant les grandes marées d'équinoxe, elle les a disposés le long de la mer et a assisté à l'arrachement. Le rêve - l'espoir - était aussi que la mer lui restitue ensuite les sculptures. Je crée, la mer détruit, mais me reviennent des bribes de ce que j'ai créé, traces sur lesquelles la nature a ajouté son travail au mien.

Les photos restituent la beauté sévère de cet alignement de signes verticaux qui s'élèvent sur la grève. Photos peu nombreuses d'ailleurs, contrairement à son intention originelle: car puisqu'il s'agissait là de se " mettre en échec " (dit-elle) de créer des sculptures vouées à la disparition, conçues pour elle, elle a voulu faire un reportage, garder trace de ces êtres-pour-la-mort. Les notes, les photos doivent témoigner de l'éphémère, dire " Cela fut ". Car il ne va pas de soi d'envisager dans l'acte même de la création la destruction de l'œuvre. Il est frappant de remarquer que tout le travail d'Amélie est accompagné d'un ensemble de " notes " composé de photos ou de dessins et de notes écrites qui constituent l'inscription de l'œuvre dans la mémoire. De cette démarche relèvent aussi sans doute les petits arbres (plâtre sur bois) de vingt centimètres qu'elle a construit autour de ces projets, en accompagnement, comme pour conserver leur trace.

Deux des troncs furent plantés deux mois avant les marées, au cours desquels les baigneurs, rapporte Amélie, ont souvent arraché des morceaux du revêtement des arbres. Elle ne trouve rien à redire à ces larcins. Outre le fait que le risque est inhérent à ce type de démarche, elle est toujours touchée, étrangement intéressée par la manière dont les habitants d'un lieu s'approprient son travail. Ici on retrouve la troisième de ses préoccupations: après la création et la mémoire, l'appropriation par, disons, le public.

L'intervention suivante est une reprise de ces trois aspects de sa démarche. Dans une forêt du Lot-et-Garonne, toujours avec Claudine Bendotti, elle a recouvert des troncs qui gisaient sur le sol, débités, certains déjà à demi pourrissant, avec le même revêtement mais cette fois particulièrement léger. Plus que morts, déjà sur le chemin de la décomposition, ces morceaux d'arbres colorés rompent avec l'uniformité de la forêt et installent cette fois des ponctuations horizontales dans un univers vertical. Entre le jeu et le reliquaire, ils signalent l'intervention humaine. Plusieurs photos, prises à différents stades de l'évolution des œuvres, en resteront bientôt la seule mémoire.

Cette série se clôt par l'intervention d'Amélie Chabannes et de Claudine Bendotti pour le Concours International de Verdun. La fameuse tempête de la fin de l'année 1999 dévasta particulièrement la région de Bar-le-Duc, et on proposa à dix artistes d intervenir sur le site (Pierrefite-sur-Aire) en quinze jours, au mois de juillet 2000, créant ainsi un circuit où l'on peut voir leurs créations.

Après l'horizontale et la verticale, l'arbre d'Amélie cette fois joue sur l'oblique. Arbre saisi dans le moment du déséquilibre, 1 œuvre fixe ce moment où le vent a fait basculer le tronc. La tempête est là, son mouvement saisi, le phénomène passager arrêté.

L'arbre est un érable qu'elle a fait élaguer de sorte qu'il n'en reste que trois branches, fourche tendue vers un coin du ciel, à la ligne très pure. Le revêtement (renforcé mais cependant assez léger pour qu'il puisse subir une évolution) est constitué de profilé de bois dont la teinte joue avec la lumière: sombre dessous, lumineuse au-dessus. Illusion d'arbre, illusion de lumière, illusion de tempête.

Mais j'avais dit cinq arbres, car un dernier à vrai dire constitue comme un écho des travaux précédents, travail qui consiste à réparer, à gérer la carence, à ajouter, cette fois, à la nature ce qu'elle ne peut donner. Dans un patio que le soleil n'atteignait pas, un arbre était planté, qui poussait. On a proposé à Amélie (avec son habituelle comparse à laquelle s'ajoutait Marion Degorce-Dumas) d'utiliser la surface autour du tronc, sachant que l'ombre empêchait toute plantation au sol. Ce qui aurait pu n'être qu'un pur travail de décoration, l'établissement d'une jolie mosaique, est devenu un lieu d'intense poésie où l'artiste a fixé pour toujours, noir sur un fond clair, l'ombre fictive de l'arbre. Créateur-soleil.

Ce qui frappe dans ce travail tout entier construit dans l'espace, c'est la volonté d'y intégrer le temps. Opération qui ne paraît guère possible quand il s'agit de jouer sur les matériaux, les lignes, les formes. Mais les supports comme les revêtements, par leur nature, sont voués à l'évolution, en marche vers la destruction. Pour immobile et figée qu'elle paraisse, l'œuvre, comme un être vivant, subit la lente corrosion du temps. De plus, je l'ai dit, ces fabrications d'objets ne vont jamais seules. Elles sont accompagnées de " récits " qui en livrent l'histoire, ses étapes. Si la photo est très présente, le dessin ne l'est pas moins. Chaque jour, un état du travail est fixé sur un papier du format d'une carte à jouer qu'en référence à La poétique de l'espace, de Bachelard (" Il faut dresser le cadastre de ces campagnes perdues "), Amélie appelle " cadastre ", et qu'elle réunit périodiquement en un grand tableau, mosaïque des moments, journal de bord, trace de la création. Les dessins montrent toujours l'état des lieux par une vue stylisée du dessus. Leur statut est plus ambigu que celui de la photo. Celle-ci peut se présenter comme une œuvre en elle-même. Les cadastres peuvent-ils l'être? L'artiste elle-même n'en est pas certaine. Pour l'instant, seule lui apparaît la nécessité de fixer la mémoire, de garder le souvenir de l'acte créateur. C'est pourquoi elle écrit aussi, pour elle, à partir de ces travaux. Faire œuvre, pour un plasticien, c'est accepter de lâcher la réalisation un jour, de la voir disparaître, chez un collectionneur ou dans un musée. Ou encore, pour Amélie, voir le temps la détruire. Comment s'en faire une raison? C'est cette difficulté qui explique sans doute son souci de conserver quelque chose de l'œuvre dans ces menues mises en abyme auxquelles elle se livre. Mais aussi injecter du temps dans l'espace. Et, dit-elle " ne pas perdre le fil ". La mise en relief du processus, dont témoignent ces " notes ", n'est pas destinée à un jeu gratuit (et éculé) d'autoréférence, mais à la volonté passionnée de se souvenir, de garder vivant le geste depuis son origine.

Elle dit utiliser volontiers le langage codé, conventionnel, de l'architecture, parce qu'il lui permet de tenir - pour l'instant - à distance le débordement lyrique qu'elle reproche par exemple à ses premiers tableaux. Légitime problème de tout artiste: les grandes œuvres naissent sans doute toujours d'une tension entre la maîtrise du langage et le déploiement de la subjectivité du créateur. Dans l'histoire personnelle d'Amélie, la mort d'un frère a occupé une place centrale. Est-ce cela qui lui fait craindre l'envahissement de l'œuvre par la subjectivité ? Quand le vécu est si prégnant, ne risque-t-il pas de transformer la création en exutoire des affects ? Pourtant pas de création qui ne soit entée sur l'existence même, sur la source vive qui nous meut et nous émeut. Lorsque le frère est mort, elle a créé une " poupée " de chiffon. On ne peut ni remplacer le mort ni réparer l'absence. Mais on peut essayer de prolonger, explorer, dérouler les affects qui lui sont liés. Statut étrange de cette poupée de chiffon dont l'aspect concret est instable: plurielle (Amélie en a fait plusieurs exemplaires), de taille variable (de 30 cm à 2 m 50) objet pour l'œil comme pour la main (elle fut découpée, touchée, étreinte, lavée, déplacée en divers lieux, montrée, cachée). La poupée accompagne la vie d'Amélie qui considère que c'est là pour l'instant son travail le plus important. Car au-delà de l'objet, elle a constitué progressivement une série de photos d'une saisissante beauté. La poupée y est vue dans toutes sortes de lieux et de postures et ces mises en situation ne laissent pas de nous toucher. Assise sur le bord d'un petit pont qui surplombe un étang ou flottant au fond d'une baignoire, elle semble l'expression la plus simple de l'humanité, toi, moi, nous, un tronc, deux jambes et deux bras surmontés d'une tête, et cet aspect fantômatique nous rappelle à notre condition rêveuse et passagère. Ai-je plus de réalité que ce monde qui bruit autour de moi? Moins?Je passe, regardez comme sur cette photo je suis suspendue (on m'a lancée en l'air), comme sur celle-là mon apparence s'effiloche. Je suis l'ombre d'un rêve, insaisissable, au bord de la disparition et pourtant encore là.

Problème de la finitude: on lui a toujours appris qu'une œuvre devait être " finie ". Amélie ne le croit pas. De même que ses travaux sur les arbres produisent des objets évolutifs, sa poupée est un objet fluide, qui passe par toutes sortes d'états. Ce qui l'intéresse tient plus au travail de conception qu'à l'objet achevé. On peut peut-être voir là une des expressions du dilemme de l'enfantement: mettre au monde, c'est à la fois créer un être pour la vie, et un être voué à la mort. Amélie Chabannes construit des œuvres qui misent ce double destin du vivant. D'où, peut-être, cette volonté de les accompagner d'une mémoire du geste créateur. D'où, enfin, notre surprise admirative devant une œuvre qui ne se donne jamais comme un objet délimité mais comme un processus complexe, aux ramifications diverses, aux lectures plurielles.

D'où notre curiosité dans l'attente des réalisations imprévisibles auxquelles donnera naissance cette jeune artiste enthousiaste et ferme. .

Belinda Cannone


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