Entretien

« Une œuvre d’art n’a pas besoin de coûter des centaines de milliers de dollars pour être d’art » !
Entretien de Béatrice Josse, Directrice du FRAC Lorraine, avec Thierry Laurent


La réhabilitation de ces lieux historiques vient d’être achevée sous la responsabilité de l’architecte Jean-François Bodin. Le FRAC Lorraine est détenteur d’une collection de près de six cents œuvres, photographies, sculptures, vidéos et installations, valorisant en particulier le travail de femmesLe grand Monde antique
Les éditions Hazan publient une collection faisant office d’introduction à des périodes de l’histoire de l’art baptisée « L’Atelier ». Les livres sont agréables à manipuler, plaisant à lire et bien informés. Le dernier titre en date, Le Gothique international, nous présente un moment très particulier de l’art en Occident, à cheval entre le Moyen Âge et la Renaissance, avec des différences notables entre les différents pays. C’est sans doute l’un des plus fascinants et Ines Villela-Petiot s’est bien sortie de cette tâche qui n’a pas dû être simple. Indispensable pour s’initier à un monde en mutation. L’ouvrage intitulé Du gothique à la Renaissance devrait compléter le précédent. Il s’agit de monographies des maîtres du début de cette révolution profonde des connaissances, de la vie sociale et politique et des arts. Le choix des artistes peut surprendre (l’absence de Cimabue est presque sidérante) et on se demande pourquoi l’on va aussi loin que Masaccio et Lippi. C’est vraiment regrettable car une présentation des maîtres qui ont marqué de leur empreinte cette transition manque à l’heure qu’il est.
Le Gothique international, Ines Villela-Petiot, Hazan/Louvre.
Du Gothique à la Renaissance, Hazan.


La somme de Panofsky sur Dürer reste un modèle du genre. Le rééditer est non seulement nécessaire pour les spécialistes, mais aussi pour qui veut apprendre à connaître les maîtres d’autrefois sans tomber dans les leurres de la mythologie du génie immortel ni dans la dissection historiographique. L’auteur de Melancolia est ici restitué dans toute la richesse de son existence et la profondeur de sa recherche, à partir de son contexte dans toute sa complexité (existentiel, historique, artistique, culturel, scientifique), mais aussi de sa démarche propre. Ce livre demeure aujourd’hui un modèle qui n’a pas été dépassé – loin s’en faut.
Avec son étude sur Le Titien, Panofsky a montré quels avantages apportent sa méthode de travail telle qu’elle a été présentée dans ses Essais d’iconologie (Gallimard, 1968). Aucune méthode n’est parfaite, celle-là pas plus qu’une autre. Mais c’est au moins la plus respectueuse de l’œuvre picturale. Elle permet aussi d’explorer les différentes significations après avoir soigneusement analysé ses bases matérielles, historiques, culturelles. Les conférences réunies dans ce volume permettent de traiter de chaque question avec la même perspective, mais chaque fois en posant des questions spécifiques. Et c’est chaque fois l’occasion d’explorer une des grandes problématiques de la Renaissance comme, par exemple, la relation avec la littérature antique, comme on le constate, par exemple, dans « Le Titien et Ovide ». Mieux connaître Le Titien en connaissant mieux tous les paramètres de son temps et de son horizon littéraire, artistique et scientifique, voilà ce que nous offrent ces parleries de Panofsky, précieuses et incontournables.
La vie et l’œuvre d’Albrecht Dürer, Erwin Panofsky, préface de François-René Martin, tr D. Le Bourg, Hazan.
Le Titien. Questions d’iconographie, Erwin Panofsky, préface de D. H. Bodart, tr. E. Hazan, Hazan.


Qui n’a jamais vu l’une ou l’autre des illustrations de ce Kâma Sûtra publié au XVIIe siècle à Bikaner ? Mais de les retrouver pour la plupart réunis en petit volume élégant est un grand plaisir qu’on ne saurait bouder. L’introduction de Wendy Doninger n’est guère passionnante (elle enfonce des portes ouvertes) et on aurait préféré que le texte soit reproduit à côté de ces merveilleuses miniatures, qui allient érotisme et esthétisme, ce qui est devenu chose rare à l’époque des parties fines de C. M. Évidemment, tout le monde n’est pas adepte de Kierkegaard et l’on veut ignorer que la liberté que suppose l’érotisme conjugue intimement la bestialité et le sublime. C’est une réconciliation peut-être ambiguë mais en tout cas profonde avec le divin, celle des mystiques étant une quête de l’absolu qui retranche le contingent au nom de l’immanent.
Le Kama Sûtra de Bikaner, Wendy Doninger, Gallimard.


C’est de notoriété publique : les expositions de l’Institut néerlandais de Paris sont remarquables. Celle qui a été baptisée Regards sur l’art hollandais du XVIIe siècle et qui rassemble des œuvres de la collection de Fits Lugt et de celle des frères Dutuit était exceptionnelle. L’imposant et sérieux catalogue qui en conserve le souvenir en témoigne amplement. On y trouve de merveilleux portraits exécutés par Hendrick Pot, Adrian van Ostade, Esaias Boursse, Pieter Codde, avec toutes ces femmes et ces hommes vêtus de noir, des paysages féeriques, comme ceux Jan Hackaert ou de Jan Lievens, des intérieurs métaphysiques ou cocasses (comme celui peint par Jacobus Vrel). En somme, sans faire des énumérations fastidieuses, ces collections recèlent des trésors inestimables qui sont enfin accessibles dans un superbe volume extrêmement bien documenté. Ah, si les instituts français à l’étranger pouvaient prendre modèle sur cette magnifique vitrine de la Hollande… Mais il ne sert à rien de rêver…
Regards sur l’art hollandais du XVIIe siècle, Fondation custodia/Adam Biro.


Michel Ragon a signé une très honnête vie de Courbet. Il y en a eu déjà beaucoup et, récemment, d’assez mauvaises. Il a étudié avec soin le parcours de cet artiste d’un talent incomparable mais qui va être victime de sa vanité et de sa vantardise. Qu’on se plonge dans le récit de sa participation à la Commune de Paris. D’abord président de la Commission des artistes, il se voit confier le soin de rétablir le fonctionnement des musées et d’assurer la continuité du Salon, et le même jour d’abattre la colonne de la place Vendôme. Il n’en a fallu pas moins pour accuser le peintre d’en avoir ordonné la démolition. Mais il avait eu l’imprudence d’en avoir eu l’idée peu de temps auparavant et, condamné, il n’a d’autre ressource pour sortir de la prison de Sainte-Pélagie que d’en proposer le remboursement intégral grâce aux deux toiles qui avaient été saisies. Ragon analyse ces événements avec prudence et grand soin et rétablit des vérités. Courbet avait bien du génie mais s’est souvent montré maladroit face aux événements. Et il en a payé le prix fort.
Gustave Courbet, peintre de la liberté, Miche Ragon, Fayard.


Le petit monde moderne

L’histoire de l’art moderne présentée par Florence de Méredieu est d’autant plus précieuse qu’elle ne ressasse pas les chronologies plus ou moins heureuses et, surtout, plus ou moins tendancieuse qu’on a l’habitude de trouver aujourd’hui.
Elle a une volonté encyclopédique qui se traduit par le traitement de grands thèmes, consacrant par exemple toute une partie sur la couleur et une autre sur la lumière. Les matériaux y tiennent une place considérable. On y trouve des entrées comme le langage ou l’espace, le temps, la vitesse. En somme, cet imposant volume constitue une autre façon de pénétrer dans les arcanes de la modernité, avec intelligence et aussi avec la possibilité de se retrouver dans le foisonnement d’expériences qui ont eu lieu tout au long du siècle précédent.
Histoire matérielle et immatérielle de l’art moderne, Florence de Méredieu, Larousse.


Que reste-t-il de l’enseignement du Bauhaus ? Cet établissement est devenu un tel mythe dans l’histoire de l’art du siècle passé qu’on a perdu de vue sa réalité et sa finalité. La publication des Cours du Bauhaus de Paul Klee, avec de magnifiques fac-similés de ses notes préparatoires nous fournit l’occasion rêvée de se demander est-ce que les grands artistes font de grands pédagogues ? Comme Kandinsky, Klee s’est servi de sa position magistrale pour élaborer une théorie de la peinture qui est avant tout la sienne propre et non une méthode permettant à des jeunes gens de s’initier au métier. L’artiste s’interroge et partage ses préoccupations avec ses étudiants. Est-ce une théorie ? Il s’agit là plutôt d’une méditation à voix haute où il tente de s’expliquer le processus de la création plastique. Il n’est pas innocent que Klee commence son cours en comparant l’étude de l’œuvre d’art à l’analyse en chimie. Bien sûr, il serait intéressant de compléter cette étude avec ce qu’il a pu réaliser dans les ateliers de reliure ou de peinture sur verre où l’aspect pratique passe au premier plan. L’art moderne peut-il s’enseigner ? Peut-être pas ou sinon par l’exemple. C’est ce que semblent prouver les écrits de Klee.
L’exposition de Klee au Musée d’art moderne et contemporain de Strasbourg a donné lieu à un superbe catalogue. Celui-ci, maintenant que l’exposition est achevée, permet de prendre toute la mesure de l’étonnante aventure plastique de l’artiste suisse. L’aspect le plus remarquable de cette revisitation de son œuvre est qu’elle ne constitue jamais un système et qu’elle ne fonctionne pas par cycles. On éprouve même le sentiment qu’elle est sous-tendue par une poétique plus que par une conception de l’art. Plusieurs peintres cohabitent en lui et travaillent à des conceptions sensiblement différentes de l’espace pictural. Leur point commun est de ne pas chercher à faire des tableaux monumentaux mais, au contraire, de produire des ouvrages menus qui sont plus proches de l’esquisse ou de l’ébauche. Klee se plaît à saisir l’éphémère et l’émotion d’un moment précieux mais infime. Cela ne l’empêche pas de construire ses aquarelles ou ses huiles avec une science consommée et une application rare. Klee a travaillé dans ce paradoxe. C’est ce qui rend unique ce qu’il a accompli.
Cours du Bauhaus, Paul Klee, tr. Claude Riehl, Hazan/Musées de Strasbourg.
Paul Klee et la nature de l’art, Hazan/Musées de Strasbourg.


Les musées Picasso se multiplient et les ouvrages sur son compte continuent à paraître en quantités astronomiques. Il faudra bientôt construire une Très Grand Bibliothèque Pablo Picasso pour les conserver. L’exposition qui lui est consacrée à Céret ajoute un bel ouvrage, qui démontre que Picasso a voulu ne rien ignorer : la terre cuite, la céramique, la faïence, les bijoux, rien, vraiment rien n’a échappé à sa voracité. Ce volume fournit l’occasion de découvrir cet attachement de l’artiste pour les arts dits mineurs, surtout à la fin de sa carrière. Une partie est consacrée au décor de théâtre, mais ce thème n’est ici traité que de manière fragmentaire. Cela fait tout de même un beau catalogue plutôt destiné à ceux qui veulent découvrir les aspects moins connus de l’énorme manufacture picassienne.
Picasso, peinture d’objets, objets de peinture, Gallimard.


Salvador Dali revient à la mode. Et on redécouvre son travail d’écrivain, qui est loin d’être indifférent. Les éditions Sabine Wespieser viennent de rééditer Visages cachés, sans doute son plus beau livre. La parution de Journal d’un génie adolescent (malheureux ce titre est un pastiche pour un texte retrouvé par hasard et qui s’intitulait simplement « Un journal intime 1919-1920 : mes impressions et mes souvenirs intimes ») qui est inédit en français est une révélation : on apprend à connaître le jeune Dali (il a alors quinze ans) encore au lycée qui tient la chronique des affrontements entre l’Armée rouge et l’Armée blanche en Russie, suit de près les événements politiques en Espagne (manifestations, coups de main, échauffourées, lock out, grèves…). Il va au théâtre avec sa mère, raconte son Cadaquès, se réveille le matin en évoquant la situation climatique qui l’émerveille, parle de ses conquêtes (Lola ou Carmen) avec orgueil et pudeur. Bref on est encore loin du Dali du surréalisme et de toutes les extravagances. C’est un ouvrage surprenant, écrit dans un catalan phonétique, mais qui laisse déjà deviner un style – dans tous les sens du terme.
Le petit ouvrage que Jean-Louis Gaillemin a écrit sur Salvador Dalî mérite tous les éloges. Il n’est pas aisé de faire un excellent travail lorsqu’on est corseté par une formule éditoriale aussi prégnante. Il est tout de même parvenu à faire une monographie complète, claire, détaillée, riche de documents et qui n’oublie aucun aspect de cet artiste, qui a excellé dans la peinture, le dessin, mais aussi dans l’art publicitaire, le cinéma et aussi, ce qu’on a souvent ignoré, en littérature. Dali fut un grand homme de lettres, mais on a retenu le roi de l’esbroufe, l’amuseur public, l’inconditionnel à la télévision du chocolat Lanvin. Cet aspect là existait, tout comme son affairisme (ce n’est pas pour rien que Breton avait trouvé cet anagramme : « Avida Dollars » !) qui aboutit au désastre que l’on sait et qui défraye encore la chronique. Au moins avec Gaillemain, on a entre les mains l’essentiel de ce qu’il faut savoir sur Dali (et, en plus, un beau dossier sur son amitié avec Lorca).
Journal d’un génie adolescent, Salvador Dali, préfacé par F. Fanès, tr. P. Gifreu, « Motifs », Le Serpent à Plumes.
Dali, le grand paranoïaque, Jean-Louis Gaillemain, « Découvertes », Gallimard.


Réédité voici peu, ce Paris capitale des arts est un excellent outil pédagogique. On regrettera seulement que sa forme ne corresponde pas au fond : on aurait préféré un « usuel » plus facile à consulter et moins cher. Mais, malgré tout, c’est un livre utile pour tous ceux qui veulent découvrir cet immense continent qui est né sur quelques morceaux de trottoir et d’infâmes ateliers de Montparnasse et de Montmartre. Et il est encore plus utile pour ceux qui croient encore que New York a détrôné définitivement Paris : car on en est encore là, hélas…
Paris capitale des arts 1900-1968, Hazan.


Le petit essai de Giovanni Joppolo sur l’art italien du siècle dernier a le grand mérite de combler un vide assez inexplicable. Certes, les Français méprisent leurs voisins transalpins et connaissent partiellement (et partialement) leur création, quand ils ne l’ignorent pas tout à fait. Des avant-gardes des années dix (futurisme, métaphysique) jusqu’à la période confuse qui a suivi l’Arte povera et la transavangardia, Joppolo fait une synthèse très claire et malgré tout assez complète de ce que l’Italie a pu produire au cours de décennies qui ont vu se succéder des courants de toutes sortes (aussi figuratifs qu’abstraits entre les deux guerres) que des individualités fortes de l’après guerre comme Burri, Fontana, Capogrossi, Merz, Paladino et bien d’autres encore. J’en suis sûr, ce livre d’initiation permettra aux étudiants et aux amateurs d’art de se familiariser avec ce monde qui reste encore à découvrir.
L’Art italien au vingtième siècle, Giovanni Joppolo, « histoires et idées des Arts », L’Harmattan.


Rarement peintre fut plus méprisé et vilipendé que Bernard Buffet. Cela ne l’a jamais empêché d’être célèbre de par le monde, d’avoir un musée au Japon et de vendre à des prix à donner le vertige. L’album de photographies présenté par Annabel Buffet et commenté par Jean-Claude Lamy engendre une sensation curieuse et troublante : toutes ces photographies - dont beaucoup de scènes d’atelier – s’avèrent touchantes. Et on se redit une fois encore que Buffet n’avait pas si mal commencé que cela et que si… En sorte qu’on ne peut feuilleter ce livre sans la nostalgie de toute une époque et, maintenant qu’on peut plus le décrier, Bernard buffet est entré dans l’histoire, peut-être par la mauvaise porte. Mais on ne l’oubliera pas de sitôt car il a été notre Bouguereau, notre tête de Turc, l’ennemi qu’on ne saurait abattre. Ces Secrets d’atelier ont donc cette saveur amère du temps jadis, d’un Tout-Paris qui n’existait qu’à Saint-Tropez. Temps absurde. Temps béni de nos jeunes années quand tout était noir ou blanc. Comme ses tableaux.
Bernard Buffet, Secrets d’atelier, Annabel Buffet/Jean-Claude Lamy, Flammarion.


Arnulf Rainer est bien connu pour ses visages raturés et maculés. Ses dernières œuvres marquent un tournant dans sa démarche. Il a décidé d’intervenir sur des images religieuses, en particulier des illustrations de la Bible, des œuvres médiévales de la Renaissance et mêmecelles de Chagall sont soumises au même traitement : des surimpressions, des maculages, en somme des actes sacrilèges qui les dénaturent. Que penser de ce genre d’intervention ? Essentiellement le sentiment d’une panne créative. Ce travail laisse un arrière-goût de facilité et d’impuissance. Mais n’a-t-on pas valorisé à tort et à travers le débraillé et le relâché au nom de je ne sais quel renversement des valeurs de l’art ?
Arnulf Rainer, Musée national message biblique Marc Chagall, Nice/RMN.


L’idée est amusante et même intrigante : que faisaient-ils donc ces artistes que l’on prise tant de nos jours quand ils avaient dix-sept ans ? Daniel Buren faisait de la peinture conventionnelle, tout comme d’ailleurs François Bouillon. Arman aime travailler avec des empâtements et Gina Pane sacrifie à la religion de l’abstraction… Beaucoup d’entre eux ont bien sûr abandonné leurs premières amours pour s’inscrire dans l’histoire bien précaire des néologismes infinis de l’art actuel. Souvent à tort. C’est une exposition et un livre qui incitent à la méditation. A dix-sept ans, aucun d’entre eux n’ont été touché par le génie, ce n’est que trop évident. Et bien peu l’ont été par la suite (soit dit en passant). Mais pour certains, le talent était déjà au rendez-vous.
Dix-sept artistes à 17 ans, Musée Arthur Rimbaud, Charleville-Mézières/École nationale des beaux-arts.


Avec Le Très Grand Véda, Claude Mollard a écrit un texte oulipien radical puisque toute la narration repose sur le jeu de mots. En sorte que les aventures qui emportent à un rythme échevelé les personnages qui ont eu l’audace de monter dans ce T.G.V. prennent aussitôt une tournure délirante et un humour bizarre. Les illustrations de Tomi Ungerer ne font que renforcer cette gigantesque et fantastique fresque burlesque avec son prophète inquiétant, sa cohorte de gastéropodes anthropoïdes et ses visions grotesques de la production industrielle de notre temps. L’exposition qui a eu lieu au musée du Montparnasse a permis de découvrir l’univers grinçante et irrévérencieux de ce dessinateur désormais célèbre. Ce livre a de particulier d’avoir été le lieu d’une symbiose étonnante entre l’écrivain et l’artiste : l’un ne fait qu’approfondir le monde délirant de l’autre au cours d’un voyage au bout de l’absurde.
Le Très Grand Véda, Claude Mollard/Tomi Ungerer, Gallimard.


L’aventure artistique de Cy Twombly est une des plus fascinantes de la seconde moitié du siècle précédent. Sa relation singulière avec les formes d’écriture sauvages ou iconoclastes, en particulier le graffiti, instaure dans sa peinture un champ de contradictions qui bouleverse du tout au tout les fondements de la création picturale. Le catalogue de l’exposition de dessins présentée au Centre Georges Pompidou témoigne de la richesse de cette expérience des limites du langage graphique. Jusqu’à la fin des années 80, la recherche inquiète de Cy Twombly repose sur la tension extrême entre une forme de peinture qui se défait et des écritures qui envahissent son espace et l’anamorphosent radicalement. Avec le recul, celle-ci n’a pas pris une ride et demeure déconcertante et la source d’interrogations sur la relation intime et conflictuelle du peintre avec le langage écrit.
Cy Twombly, cinquante années de dessins, Centre Georges Pompidou/Gallimard.


Né à Amsterdam après la Grande Guerre, Constant Nieruwenhuijs étudie à l’Académie des beaux-arts au début de la guerre suivante. Il fait un voyage à Paris en 1946 et y fait une rencontre déterminante : celle d’Asger Jorn. A la fin des années quarante, il s’est déjà forgé un univers composé d’animaux fantastiques qui le met en relation avec le groupe Cobra. Son histoire épouse alors celle de ce mouvement nordique et ensuite avec la fondation du Mouvement pour un Bauhaus imaginiste, puis avec celle de l’Internationale Situationniste. Mais il s’en exclue et change les perspectives de son œuvre. Son œuvre gravée prouve à quel point Constant a tenu à être libre de toute influence et de toute contrainte, n’hésitant pas à conjuguer abstraction et figuration, et payant son tribut à l’expressionnisme flamand qui a eu de superbes développements
aux Pays-Bas.
Constant graveur, Philippe Dagen, Editions Cercle d’Art.


Philippe Forest a réalisé une très honnête étude sur Raymond Hains – sans doute un peu boursouflée quand on contemple l’ensemble de l’œuvre de celui-ci, qui s’est affirmé avec l’affichisme sous la férule de Pierre Restany. Hains est un homme sympathique, intelligent et inventif. Mais depuis les temps lointains des palissades, on reste un peu coi devant ses petites mises en scène mi-surréalistes mi-conceptuelles.
Raymond Hains un roman, Philippe Forest, « Arts et Artistes », Gallimard.


L’essai de Maurice Fréchuret intitulé Le Mou et ses formes commence par une longue digression sur les ready-mades de Marcel Duchamp qui n’utilisent pas des éléments en métal, comme les Trois stoppages étalons, le Pliant de voyage et Prière de toucher. Cette première partie du livre a un aspect quasi théologique qui en fait une œuvre d’exégèse qui fait de Duchamp le père fondateur de l’Église de l’art moderne. La seconde partie est beaucoup plus passionnante puisqu’elle analyse les créations qui utilisent des matériaux non conventionnels. De Beuys à Manzoni, de Claes Oldenburg à Supports/Surfaces, elle constitue une bonne introduction aux problématiques de l’art moderne qui ont nié les principes mêmes de la sculpture.
Le Mou et ses formes, Maurice Fréchuret, Éditions Jacqueline Chambon.


On le sait, depuis déjà pas mal d’années Michel Nuridsany a exploré les pays d’Asie, en particulier la Corée du Sud et la Chine. De la connaissance de ce dernier pays, il a pu produire cet Art contemporain chinois qui est constitué d’un choix de trente créateurs représentatifs d’une nouvelles culture. On est loin des pitoyables simulacres de peintures traditionnels qu’on trouvait dans la revue officielle Littérature chinoise pendant la Révolution culturelle. L’aspect positif de l’ouvrage est que nous découvrons des propositions plastiques qui n’ont rien à envier à l’Occident (et qui se révèlent parfois même un peu plus originales), avec, en plus, un caractère « local » pour reprendre la terminologie de William Carlos Williams et une critique acerbe et directe (ce qui est courageux) du système communiste. L’aspect négatif est qu’on a ici la confirmation de la « globalisation « de l’art dans notre monde. Ce que j’ai vu à Prague, à Bratislava ou à Budapest au début des années 90, on le retrouve ici : une sorte d’homologation généralisée avec des formes de langage qui sont interchangeables si l’on fait exception de détails exotiques ou événementiels. C’est inquiétant. En tout cas, si vous désirez découvrir les nouveaux artistes de la Chine moderne, cet ouvrage est incontournable.
L’Art contemporain chinois, Michel Nuridsany, Flammarion.


Qui aurait jamais pensé que Paul Facchetti allait créer une des galeries les plus importantes de l’après guerre à Paris. Sa passion, c’était la photographie et ses premières manifestations sont consacrées à cet art. Ce n’est que peu à peu que la peinture envahit son univers. Et la galerie Facchetti, au gré de ses divers déplacements dans la capitale, montre les œuvres de Pollock, de Mathieu, de Degottex, de Fautrier, d’Aeschbacher, de Bryen, de Wols, de Michaux, d’Appel, de Dubuffet et de tant de créateurs qui, d’un côté ou de l’autre de l’Atlantique, transformaient l’esprit de l’art de la seconde moitié du XXe siècle. C’est Georges Mathieu qui l’a introduit à l’art informel auquel il va longtemps rester fidèle, sans aucun esprit de chapelle. Un esprit qui a permis de faire de sa galerie l’un des hauts lieux de la modernité pendant les années cinquante et soixante.
Paul Fachetti, le Studio, Frédérique Villemur & Brigitte Pietrzak, Actes Sud.


La France est sans aucun doute le pays où il y a la plus grande inflation de monographie d’artistes contemporains. Celle de Marc Desgranchamps en est la preuve manifeste. Le travail de ce dernier mérite-t-il un ouvrage aussi considérable. N’est-il pas un peu trop tôt ? L’avenir devrait nous apporter des grandes et sérieuses études sur des créateurs avant qu’il ne fassent quoi que ce soit. Ainsi personne ne sera déçu…
Marc Desgrandchamps, Flammarion.


La Très Grande Bibliothèque a sans aucun doute faussé l’image qu’on peut avoir de Dominique Perrault. L’apparition spectaculaire de ce jeune architecte chargé du plus important projet parisien du second mandat de François Mitterrand a fait de lui une comète dans le ciel médiatique. Qu’il soit aussi un artiste est alors passé inaperçu. L’excellente monographie de Gilles de Bure montre qui a été ce jeune architecte qui, de projet en projet, a affirmé avec audace sa double appartenance, n’hésitant pas à présenter le pont Charles de Gaulle comme l’entrecroisement de deux extenseurs ou à penser l’Institut français de mécanique appliquée comme un assemblage à dominante métallique. Par la suite, il conserve cet état d’esprit, mais l’applique dans une autre perspective comme le prouve le vélodrome et la piscine olympique de Berlin (1992), qui consiste en deux bâtiments géométriques simples (un cercle et un carré) alors que l’aménagement se révèle une complexe texture de verre et d’acier. Perrault se passionne pour les nouvelles techniques et les nouveaux matériaux et il manifeste une incroyable dextérité (et aussi une grand inventivité) dans l’usage de mailles métalliques, comme il l’a fait pour les Archives départementales de la Mayenne. Il conserve aussi une insolente volonté de rupture avec le passé avec des projets téméraires comme celui de la Fondation Pinault sur l’île Séguin ou l’opéra de Saint-Pétersbourg, qui tranche violemment avec l’architecture de la ville. A titre personnel, je ne sais pas si je lui pardonnerai la nouvelle Bibliothèque nationale, qui est un désastre à bien des points de vue. Mais je tiens à louer le travail de Gilles de Bure, qui sait faire valoir le meilleur de la démarche d’un architecte très doué et encore marqué par l’esprit maléfique du modernisme, avec lequel il joue et, parfois, dépasse.
Dominique Perrault, Gilles de Bure, Terrail/Vilo.


Henri Michaux et ses purgatoires artificiels

Quand on prend connaissance de ce troisième et dernier tome des œuvres de Michaux, on s’aperçoit en fin de compte que la poésie (du moins dans le sens convenu du terme) passe au second plan. Non qu’il tourne le dos à la poésie, mais il entend l’envisager différemment. Dans la version inédite d’Emergences-Résurgences, il indique : « J’avais pris quelques années, l’époque aussi avait pris quelques années. Les reproductions d’idéogrammes, pictogrammes et graphies de langues étrangères étaient venues en beaucoup de mains, si bien que ce qui vingt ans plus tôt avait paru dépourvu de raison d’être, était regardé maintenant d’un autre œil, éclairé par des comparaisons. Valeur du signe renouvelée. » Et il se passionne pour ces écritures qu’il peint et qu’il expose à partir de 1957 à la galerie Daniel Cordier puis, quand ce dernier ferme, dans d’autres lieux comme Le Point Cardinal où, lycéen, je le découvris pour la première fois. Il illustre parfois ses textes de dessins à la plume, comme Emergences-Résurgences (1972) ou Par la voie des rythmes (1974). Parallèlement, Michaux explore les univers que lui ouvrent les substances hallucinogènes. Comme l’avait fait Ernst Jünger avant lui, il tâte de toutes les drogues possibles pour en éprouver les effets. Ces expériences, il les consigne dans l’inestimable Connaissance par les gouffres (1961-1967). Et il va jusqu’à tourner un film, images du monde visionnaire, où il tente de reproduire à cru les effets de la psilocybine, de la mescaline ou du cannabis. Enfin, il reprend une vieille tradition des lettrés, de Jean Paul à Kafka, qui consiste à consigner ses rêves. Il fait plus que ça : il s’efforce de saisir, dans leur fugacité, des genres différents de rêves, sans élargir la définition. Façons d’endormi, façons d’éveillé est un véritable voyage de géographe dans des territoires encore mal connus. En sorte qu’il quitte les sentiers ordinaires de la création poétique pour aller là où le langage existe toujours au pluriel et sous des formes imprévues et aléatoires.
Œuvres complètes III, Henri Michaux, édition de Raymond Bellour avec Ysé Tran et la collaboration de Mireille Cardot, La Pleïade, Gallimard.
Façons d’endormi, façons d’éveillé, « L’Imaginaire » Gallimard.


Gérard-Georges Lemaire
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