Chroniques des lettres

Chronique de l’An VII (2)
par Gérard-Georges Lemaire


Outils de travail
L’Art au XV ème siècle,
Stefano Zuffi
L’Art au XIXème siècle,
Gabriele Crepaldi
Guide des Arts, Hazan
Germain Viatte, ancien directeur du Musée national d’art moderne, a écrit une défense et illustration du Centre Georges Pompidou dont on fête les trente ans. Il faut tout de même se souvenir que ce projet avant-gardiste de musée transformable à volonté (en théorie) avec un système d’accès du public en tout point (les visiteurs avaient accès directement dans les bureaux de l’administration !). De plus, les œuvres pouvaient être amenées directement des réserves du sous-sol dans une salle à n’importe quel étage. Cette conception révolutionnaire digne des années 70 a fait long feu et le Centre a été un chantier permanent en fonction d’une vision de la muséologie ou d’une autre. Sa grande réussite a été la bibliothèque. En ce qui concerne les expositions, certaines connurent un succès énorme (Paris-New York, Paris-Moscou, Paris- Berlin, Vienne), d’autres furent des échecs cuisants (Face à l’histoire par exemple). En somme, il faudrait dresser un bilan très contrasté alors que le Centre est devenu une institution comme les autres, avec un prix d’entrée prohibitif, un restaurant hors de prix et un «marchandising» dévastateur.
Le passé (toujours réinventé)
Henri Michaux,
Alfred Pacquement, Gallimard.


L’ouvrage d’Alfred Pacquement sur Henri Michaux vient d’être réédité chez Gallimard. La question qui peut se poser est la suivante : quand l’aventure picturale du poète commence-t-elle ? En 1937, avec Le Prince de la nuit, ou plus tôt encore, dix ans plus tôt précisément avec son Alphabet – un alphabet qu’il réitère sous une autre forme en 1943 ? Quoi qu’il en soit, il officialise son engagement dans cette nouvelle poétique, qu’il ne cesse par la suite de lier à l’écriture. Il compose plusieurs ouvrages après la dernière guerre qui sont l’émanation même de cette connivence, comme Mouvements (1951), par exemple. L’analyse de Pacquement consiste à dégager les principaux ressorts de cette étrange mécanique qui vise le rapprochement et, peu à peu, inéluctablement, la quasi-fusion des deux modes d’expression. Elle nous fournit les éléments fondamentaux de cette singulière exploration de la physique des signes placés à l’enseigne d’une poésie protéiforme.
Cécile Reims
grave Hans Bellmer,
Pascal Quignard, Cercle d’Art.


Cécile Reims a rencontré Hans Bellmer en 1951. Mais ce n’est que quinze ans plus tard qu’une collaboration s’établit entre eux, quand elle fait la connaissance de l’édition Georges Visat. C’est elle qui a gravé Le Petit traité de morale, les illustrations pour Les Chants de Maldoror, Les Marionnettes, Les Anagrammes du corps. Bellmer meurt en 1975. Cécile Reims continue à graver ses dessins : une étrange collaboration posthume a ainsi vu le jour. Pascal Quignard a écrit des fragments à propos des dessins du grand artiste allemand qui a fait sa carrière en France, mais en fait dans une patrie abstraite et imaginaire qui est celle des marges du surréalisme. L’écrivain compare ses estampes à celle de Marcantonio Raimondi, qui a interprété Giulio Romano. Il lie étroitement la quête de ce passionné du dessin et de cette graveuse virtuose. Dans le mouvement de sa pensée, Quignard passe de l’un à l’autre, se penchant alternativement sur la feuille imprimée et sur la plaque de cuivre. Il rappelle qu’il n’est pas le premier à avoir été fasciné par cette connivence esthétique : André Pieyre de Mandiargues l’a relatée dans Processus. Et, en 1992, Annie Lebrun l’a dépeinte dans A des fins de désoccultation passionnée. Cécile Reims est également écrivain et, dans ce livre, elle raconte comment elle a pu réaliser cette étrange translation de l’œuvre de Bellmer grâce aux fers du métier.
Cantique de Matisse,
Michel Butor, Éditions Virgile.


Infatigable, Michel Butor vient d’écrire un Cantique de Matisse. Encore un essai sur Matisse, s’écrira-t-on, quel ennui ! Eh bien, non : l’auteur de La Modification a produit un suite de méditations poétiques très libres à partir de quelques compositions célèbres du peintre, l’Autoportrait de 1906, l’Atelier rouge de 1911, le Triptyque marocain de 1912, entre autres. C’est l’idée que se fait l’écrivain du voyage qui est ici décrit et chanté. Voilà un périple dont la peinture est le prétexte qui mérite d’être vécu et qui s’inscrit en fin de compte de la relation traditionnelle du peintre et de l’artiste telle qu’elle a été vécue au cours du siècle dernier.
Pour une anthropologie de l’espace,
Françoise Choay,
“La Couleur des idées”, Seuil


Dans ce dernier ouvrage, notre théoricienne part d’un constat affligeant sur la non pensée de l’espace urbain en fonction des nouvelles données économiques, politiques et sociales de notre monde. Les critiques qu’elle formule à propos des projets architecturaux réalisés à Paris depuis quelques décennies (le Louvre, la BNF, la Grande Arche de la Défense…) est aussi justes que pertinentes. Ce n’est pas tant la monumentalité qu’elle met en cause que l’usage et les fins assignées à ces nouveaux lieux. Plus largement, elle s’interroge sur le statut de la ville alors que l’ère électronique annoncée par W. S. Burroughs modifie de fond en comble notre mode de vie et notre manière d’envisager l’univers. Elle consacre aussi de nombreuses pages au passé, sur la notion de monument et ce qu’elle implique et sur le concept d’authenticité. Françoise Choay a une grande qualité : celle de la grande clarté d’esprit. Elle sait nous entraîner dans le cours de son raisonnement et nous faire comprendre pourquoi il n’y a plus d’utopie et pourquoi la question du patrimoine est aujourd’hui aussi épineuse.
La Décolonisation du tableau,
Patrick Vauday, «La couleur des idées», Seuil.


Quelle déception ! Le livre de Patrick Vauday nous annonce une discussion sur les rapports qu’auraient entretenus l’art et la politique dans la seconde partie du XIXe siècle. En réalité nous y découvrons des considérations assez banales sur la peinture de Delacroix et une analyse morne et convenue sur l’évolution de l’art de Gauguin. Je me suis arrêté sur la partie dédiée au japonisme. Une chose est sûre : on n’y découvrira rien d’original. Pire encore : pas une seule idée personnelle. L’auteur ne semble pas en mesure de comprendre en quoi la xylographie japonaise de l’ère d’Edo a joué un rôle aussi important dans l’histoire de l’impressionnisme. Dommage. Il a tout simplement omis le fait que les tenants de cet art nouveau avaient adopté les principes édictés par Baudelaire et voulaient donc être les peintres de la modernité. Leurs allusions directes aux estampes et aux autres formes esthétiques de l’Empire du soleil levant ne sont que des jeux. C’est leur manière d’aborder les thèmes urbains qui en sont profondément redevables. Oui, dommage.
LE PRÉSENT (IMPARFAIT)
Anachroniques,
Daniel Arase, “Art & artistes”, Gallimard.


Du regretté Daniel Arase a paru un merveilleux recueil d’essais baptisé Anachroniques. Si ses travaux sur la Renaissance italienne sont très connus, ses réflexions sur l’art moderne et contemporain le sont beaucoup moins. Difficile de bouder son plaisir quand il commente Mark Rothko et Max Beckmann. En ce qui concerne les créateurs de notre temps, on doit parfois s’interroger sur la pertinence de leurs œuvres et de l’analyse qu’y s’en suit (quand il parle de la «puissance de son art» à propos de Cindy Sherman, il est évident que son enthousiasme de néophyte l’emporte plus loin qu’il l’aurait imaginé). En revanche, les pages qu’il consacre à Anselm Kiefer (« De mémoire de tableaux ») méritent de figurer dans une anthologie de la littérature artistique. Arase avait non seulement une capacité d’analyse très aiguisée, mais aussi une faculté de distinguer toutes les facettes d’un geste créateur.
5 Voyageurs immobiles,
Marinette Cueco, Panama.


Marinette Cueco est un artiste hors norme. Impossible de la cataloguer. Sans doute sa posture n’est-elle pas facile à soutenir. Il n’en reste pas moins que sa méthode est aussi originale que séduisante. Sa dernière exposition au musée des Beaux-arts de Pau le prouve amplement. Et la publication qui en résulte présente ses herbiers qui pourraient entrer dans un cabinet de curiosités. Elle joue ici sur un double registre : le simulacre d’une classification de caractère scientifique et le pur jeu des formes et des couleurs des feuilles choisies. Ses planches prennent ainsi un sens particulier : elles engendrent une beauté reposant à la fois sur le même et l’autre, sur la réitération de ces spécimens séchés et soigneusement ordonnés sur une surface neutre. Leur reproduction procure un sentiment assez ambigu, puisque la réalité physique des végétaux se change ici en une illusion de peinture. Voilà une expérience menée avec beaucoup de grâce et de subtilité.
Fenêtre sur le chaos,
Cornelius Castoriadis,
“La couleur du temps”, Seuil.


De Cornelius Castoriadis, on connaissait les écrits de la revue Socialisme ou Barbarie et ses thèses sur l’implosion de l’URSS à laquelle presque personne ne prêtait crédit et qui pourtant se sont révélées prophétiques. Dans ces entretiens réunis sous le titre de Fenêtre sur le chaos, il tient des propos sur l’art, c’està- dire sur une question qui ne semblait pas au centre de ses préoccupations. Il se fait le défenseur de l’idée d’art comme « advenir du monde » qu’avait formulée Heidegger. Cela lui permet de dégager une vision du créateur moderne en prenant appui sur la figure emblématique d’Alberto Giacometti. Ces pages de philosophie mérite qu’on s’y attarde. Castoriadis n’a décidément pas fini de nous surprendre.
Peindre en oubliant la peinture,
Guy Malabry, Diabase.


Je ne sais rien de l’œuvre de Guy Malabry. Mais j’ai été séduit par son petit livre où il expose ses réflexions d’atelier et propose un long dialogue avec deux personnes. Peintre et graveur, il nous raconte comment lui est venu cette passion, quels sont les artistes anciens qui l’ont aidé à s’accomplir, de quelle façon il envisage son travail. A l’inverse d’une confession ou d’une autobiographie classique, l’auteur n’a retenu que ce qui établit un lien entre lui et le mode d’expression qu’il a choisi. Cela donne envie de découvrir ses créations.

N.d.T.
Pessoa, le passeur métaphysique,
«L’Ordre philosophique», Seuil.
Je ne suis pas sûr, mais pas sûr du tout, que c’est en soumettant un texte ou tout un corpus à une opération de dissection – et c’est bien ce que fait Judith Balso à propos de Pessoa – qu’on parvient à en extraire la quintessence. Elle nous parle de « métaphore masochiste» et que Reis est l’«apologiste de la non-pensée ». Tout cela est ennuyeux et sent son université à cent pas. Mais il ne faut pas être injuste : si cette étude est construite et écrite de manière fort ennuyeuse elle possède d’autres vertus, qui ne sont pas indifférentes. Par exemple, elle explique très bien le jeu des hétéronymes et parvient à expliquer le sens de leur dialogue. Elle est aussi capable de nous faire toucher du doigt certaines questions laissées dans l’ombre, comme, par exemple, le rapport du poète avec la politique. En somme, voilà un livre qu’il faut consommer par petites doses, mais qui permet de mieux connaître Pessoa. N’est-ce pas au fond tout ce qu’on lui demande?
Poésie complète,
Mario de Sà-Carneiro, préface d’Alain Bosquet,
texte de Fernando Pessoa,
tr. Dominique Tonati & Michel Chandeigne, “Minos”, La Différence.


La Différence réédite toute la poésie de Mario de Sà-Carneiro dans la collection « Minos ». Voilà une occasion à ne pas manquer pour découvrir cet ami intime de Pessoa s’est donné la mort en 1916, à l’âge de vingt-six ans. Il a laissé néanmoins une œuvre poétique qui est loin d’être insignifiante. Traversée par tous les grands courants de l’époque, en particulier le symbolisme, elle évolua rapidement en une sorte d’autobiographie qui ne tarda pas à être influencée par le futurisme italien, comme le prouvent «Manucure» et «Apothéose». Loin de se laisser enfermer dans une formule, elle se nourrit de plusieurs registres dont l’ironie n’est jamais absente. Cette édition est complétée par les dernières lettres qu’il adressa à Pessoa avant de quitter ce monde.
La vie en vers, Teresa Rita Lopes,
traduit et préfacé par Catherine Dumas,
“Le Fleuve et l’écho”, La Différence.


Le recueil de la poésie de Teresa Rita Lopes, La Vie en vers (en réalité, il s’agit d’une sélection de ses écrits, en somme l’expérience d’une vie parallèle et presque un journal dans le sens le plus large du terme) est très surprenant car, si on y retrouve le lointain écho de la poésie de l’ère moderne (celle de Pessoa en premier lieu dont elle est un spécialiste notoire), c’est d’abord une voix bien timbrée qui se fait entendre. Elle se fait si bien entendre parce que l’auteur a mis au point, au fil du temps, une forme bien définie, qui est d’abord une position dans l’espace de la feuille et, par conséquent, dans l’espace de l’esprit. Elle conçoit son œuvre comme une sorte de notation musicale avec ses harmonies, ses silences et ses grandes ruptures, ses contrepoints aussi et ses discordances. Bien sûr, il n’y a rien de systématique dans ces compositions. Mais plusieurs fils rouges sont visibles. Et ce sont eux qui nous guident dans ce paysage mental.
Timoléon, Herman Melville,
traduit et présenté par Thierry Guillybœuf, La Nerthe.


Thierry Gillybœuf a eu l’heureuse idée de traduire les poèmes d’Herman Melville. Ces derniers sont d’autant plus intéressants que l’un d’eux fait référence à Shelley, ce qui nous en dit long sur les convictions de l’auteur de Moby Dick, tout comme d’ailleurs son imitation d’un poème gnostique du XIIe siècle. Et l’on trouve au passage quelques échos de Byron, ce qui dénote là encore sa forme de culture. Plusieurs de ces textes rappellent son voyage en Europe, quand il a visité l’Italie et la Grèce. Si cette œuvre est mince, elle n’en est pas moins riche d’enseignement et d’une profonde intensité.
Pétrole,
Pier Paolo Pasolini, tr. René de Ceccatty, “Du monde entier”,
Gallimard.


Gallimard vient de rééditer Pétrole, un roman inachevé de Pier Paolo Pasolini. Cette version largement augmentée nous donne toute la mesure de ce gigantesque brouillon très lacunaire. Sans doute ne peut-on y déceler la nature littéraire de cette œuvre. En revanche, on peut en comprendre plusieurs orientations thématiques. Le plus passionnant de cette affaire, en dehors du fait qu’on découvre la méthode de travail de l’écrivain italien, c’est qu’il décrit les intentions et les symboles qu’il avait attaché à ses personnages, les situations qu’il dépeignait ou les quartiers qui servaient de décor à un chapitre. De nombreux commentaires accompagnaient en effet les scènes ébauchées et le sens qu’il voulait donner à ce projet très ambitieux car il est clair qu’il avait eu le désir de fournir une vision très globale du monde où il vivait. Il est vrai que Pasolini avait eu l’idée de donner une dimension à la fois grotesque et métaphorique à son héros, Carlo, qui fait songer au personnage de Gadda dans Eros et Priape, qui se trouve aux prises avec son pénis, qu’il perd en cours de route et retrouve en fin de compte, dans une sorte de fantasmagorie inspirée de la psychanalyse.
XLI Poèmes, E.E. Cummings, traduits et présentés par Thierry Gillybœuf, La Nerthe.

Il aimait écrire son nom en utilisant exclusivement les bas de casse des touches de sa machine à écrire : e. e. cummings. Toute sa poésie a affaire avec la matérialité de l’écriture. Mais son histoire poétique ne se résume pas à cela, loin s’en faut. On regrettera que cette éditions des XLI Poems ne soit pas bilingue – non pas qu’on se défie du traducteur, mais tout simplement parce que ces textes sont composées de telle sorte que le traducteur fait faire des doubles sauts périlleux pour trouver leur équivalent en français. Ce livre a sans doute été conçu comme un compendium de son art poétique à un moment où il allait aborder son œuvre ultime, And. On y trouve des parodies de poètes du XIXe siècle et des créations franchement expérimentales (il faut se souvenir que ces textes sont réunis en 1919). C’est en somme l’histoire littéraire d’Edward Estlin Cummings encore à ses débuts.
Cerveaux,
Gottfried Benn/Alain Bosquet,
édition établie et présentée par Etyck de Rubercy,
Éditions de la Différence.


Alain Bosquet avait fait la connaissance de Gottfried Benn après la dernière guerre quand il se trouvait à Berlin. De cette relation étroite est né chez lui le désir de faire connaître l’œuvre de ce poète maudit pour le coup (il n’a jamais voulu faire amende honorable pour avoir fait allégeance au IIIe Reich). Quoi qu’on ait pu lui reprocher, Benn n’en demeurait pas moins l’un des grands maîtres de l’expressionnisme allemand. Le recueil composé par Bosquet nous fait découvrir un choix de poèmes de ses débuts (donc à partir de 1912) jusqu’à Cerveaux (1916). Cette nouvelle édition présente en plus deux lettres de Benn au poète belge. Poésie dérangeante s’il en est, poésie hallucinée à la lueur de la cocaïne, poésie de la misère noire et des noirs sentiments, poésie de la rage, de la haine, de la cruauté et du désespoir : on ne sort pas indemne de la lecture de ces textes. Dans un essai tardif (daté de 1952) Benn expose ses principes poétiques, hostiles à tout formalisme et tourné vers le nihilisme. Il n’en rien abdiqué de sa morgue et de sa violence. Sa conception du poème va l’encontre de toute poétique.
Histoire de la pensée arabe et islamique,
Dominique Urvoy, Seuil.


La grande somme de Dominique Urvoy sur la philosophie arabe est un ouvrage qu’il est nécessaire de se procurer. Il fait commencer ce grand et difficultueux voyage dans la pensée islamique par le Coran dont il tente de cerner les principaux ressorts théoriques et se poursuit par l’examen de ses premiers commentaires. Et aucun domaine n’est ignoré, puisqu’il pousse ses investigations dans la langue, la sphère juridique et les principales influences étrangères, etc. Il explique non seulement les courants de pensées qui se sont jour au fil des siècles à partir du VIIe siècle, mais aussi ses déplacements, surtout le passage de la philosophie arabe en Espagne qui permet le départ de nouvelles problématiques et surtout l’apparition d’Averroès, qui donne une interprétation originale d’Aristote. Le talent de l’auteur consiste à exposer la complexité extrême de ces modes de pensée différents et contradictoires selon les époques et les cultures envisagées avec une clarté remarquable, en n’ignorant rien qui puisse éclairer le lecteur (des influences juives aux spécificité de la théologie chiite) et à rendre vraiment fascinante une histoire somme toute austère pour le néophyte.
Les Arpenteurs du monde,
Daniel Kehlmann, tr. Juliette Aubert, Actes Sud.


Je le proclame d’entrée de jeu : Les Arpenteurs du monde de Daniel Kehlmann est un roman superbe. Il a choisi comme principaux protagonistes deux Allemands d’exception qui ont laissé leurs noms à l’histoire Humbert Von Humbolt qui a répertorié la faune et la flore d’une grande partie de l’Amérique du Sud et Carl Friedrich Gauss, un mathématicien hors norme dont il est resté une célèbre formule. L’auteur parvient à brosser de ces savants deux portraits d’une extraordinaire vivacité, en tentant de rendre tangible ce que peut être un esprit strictement scientifique. Il est parvenu à restituer la démesure de ces deux figures extravagantes et disposées à prendre tous les risques pour imposer leur point de vue. C’est une sorte de folie liée au génie, telle que la décrivait le Pseudo- Aristote, qu’il met en scène avec truculence et sans jamais tomber dans les pièges du genre. Et leurs travers, leurs lubies, leurs côtés ridicules et même grotesques ne font que donner plus de profondeur à ces portraits. Et puis un beau jour, Humbolt s’adresse à Gauss : il veut savoir si la terre possède un ou plusieurs aimants ; il veut créer des stations magnétiques sur toute la planète. Une singulière alliance naît entre le misanthrope et le baron, ami de ministres et de personnages puissants. Une alliance toute en contradictions.
Madame Thomas Mann,
Inge et Walter Jens, tr. Johannes Honigmann, Éditions Jacqueline Chambon.


On pourrait considérer la biographie de Katharina Pringsheim, l’épouse de Thomas Mann, comme la biographie en creux du prix Nobel. Ce n’est pas entièrement faux, mais ce ne serait pas rendre justice à cette femme. Mariée en 1904 après avoir suivi des études de physique expérimentale, de mathématiques, de russe et d’histoire de l’art à l’université de Munich (c’était l’une des 26 jeunes filles qui y étaient inscrites), cette enfant de très bonne famille n’a pas dit oui si aisément au fougueux homme de lettres. Cela révèle son caractère et son indépendance d’esprit. Devenue mère de famille, elle a dû faire face à mille crises et à autant de drames, sans parler de l’exil en Suisse puis aux États-Unis. A travers elle, on fait connaissance de la vaste famille Mann–, une famille accumulant les problèmes et qu’elle sait malgré tout gouverner avec poigne. C’est aussi une relation très épineuse avec son mari qui est mise en scène, un mari tourmenté par des démons auxquels il prête volontiers l’oreille. Somme toute, la mère d’Erika et de Klaus Mann mérite qu’on l’observe et qu’on rétablisse son rôle central dans ce clan très fermé et qui s’entredévore avec délectation.

Le Voyageur nocturne,
Maurizio Maggiani, tr. Marguerite Pozzoli, Actes Sud.


Maurizio Maggiani peut-il être regardé comme le représentant d’un nouvel orientalisme ou, plus largement, d’une nouvelle littérature exotique. Avec lui, nous sommes très loin de Théophile Gautier et de Pierre Loti. Toutefois, dans ce roman, il accumule les références évoquant des terres lointaines : la migration des hirondelles en Afrique du Nord, celle des Touaregs dans le désert et puis la migration spirituelle du Père de Foucault. On éprouve le sentiment que l’auteur s’est dit qu’il allait écrire quelque chose sur le désert et qu’il fallait trouver des éléments de plusieurs natures pour bâtir une trame sur ce thème. Mais il faut reconnaître que même si toute cette histoire est bâtie au cordeau, elle fonctionne très bien. Le Voyageur nocturne demeure un authentique roman d’aventure et surtout d’aventure spirituelle.
L’Horizon est en feu,
présenté par Jean-Baptiste Para, “Poésie”, Gallimard.


Jean-Baptiste Para présente une anthologie de la poésie russe du XXe siècle qui ne retient que cinq poètes : Alexandre Blok, Anna Akhmatova, Ossip Mandelstam, Marina Tsvétaïéva, Joseph Brodsky. Il n’explique pas pourquoi ces cinq seuls noms et pas, par exemple, Maïakovski ou Khlebnikov. Quoi qu’il en soit, ce petit volume constitue une belle et utile introduction à la culture poétique russe. Avec Block qui naît avant la parenthèse soviétique et Brodsky, qui s’af- firme peu avant qu’elle ne se referme, ce choix a le mérite de mettre en évidence comment cinq immenses talents ont réagi devant les diktats de l’histoire et ont pu néanmoins construire une œuvre qui n’en soit pas tributaire.
Alexandre Blok,
Jean Blot, Éditions du Rocher.
Jean Blot vient d’achever un excellent portrait d’Alexandre Blok. Ce n’est pas une biographie à proprement parler (bien que cet ouvrage puisse très honnêtement en tenir lieu), mais plutôt une tentative de comprendre la personnalité du grand poète russe. Il nous le présente vieillissant, au moment où la guerre fait rage et où la révolution commence, écrivant une pièce pour Stanislavski et traduisant des poètes tels que Byron, privé de son inspiration, à bout de souffle. Il a fallu toute la sensibilité de Jean Blot pour restituer toute la complexité de cet homme et les subtilités de son œuvre. L’auteur ne s’attarde pas dans les méandres et les détails comme ce genre l’exigerait pour dégager le caractère, la démarche et la pensée d’un être si singulier. Et ce qui ressort le plus dans ce livre, c’est la nature de l’amitié profonde le liant à André Biely…
Le Roman de Vienne, Jean des Cars, Editions du Rocher, 19, 90 euro

La collection dirigée par Vladimir Fédorovski aux Éditions du Rocher où se raconte le « roman» des villes se traduit souvent par de médiocres digressions sur l‘histoire et la culture des cités concernées. Le Roman de Vienne de Jean des Cars qui est un peu mieux que l’épouvantable et grotesque Roman de Séville) se matérialise par une somme hallucinante de lieux communs et d’anecdotes sur une Vienne réinventée pour des touristes distraits et à la culture maigre. On saura tout de ce Herr Sacher qui invente la célèbre tarte au chocolat dont il porte le nom et on apprendra que « les amoureux de la musique légère font le pèlerinage». C’est de la littérature de spleeping car qui me font recommander au lecteur d’acheter d’urgence Danube de Claudio Magris, un immense érudit et un écrivain de haute volée qui a su parler de Vienne avec intelligence mais aussi avec les ruses révélatrices d’un authentique conteur.
En français dans le texte
Pour un tombeau d’Anatole,
Stéphane Mallarmé, introduction et notes de Jean-Pierre Richard, “Points”, Seuil.
Jean-Pierre Richard a eu la chance de mettre la main sur un important manuscrit de Mallarmé. Il s’agit d’un considérable projet de poésie pour célébrer la mort de son deuxième enfant, disparu en 1879. Jamais l’auteur d’Igitur ne l’a achevé. La parution de cet inédit au début des années 60 a inauguré cette exhumation de textes laissés dans le tiroir et qui ont fini par lui donner l’image d’un poète manqué. Pour un tombeau d’Anatole est un brouillon et même encore un chantier mal dégrossi. Sans doute peut-on apprendre par son intermédiaire beaucoup de choses sur sa méthode de travail et sur sa pensée, mais on voit aussi les coulisses de la création qui ne sont pas en sa faveur. Qu’on publie ces pages ? pourquoi pas ? mais qu’on les présente comme une œuvre presque achevée, là on s’aventure un peu loin. Car je crois qu’il faudrait plutôt parler du Monument élevé à la gloire de Jean-Pierre Richard…
Cahier, Ivry, janvier 1948,
édition d’Evelyne Grossman, Gallimard.


La publication du cahier d’Ivry qu’Antonin Artaud a rédigé en janvier 1948 à Ivry provoque une double réaction. D’une part, le plaisir que je ne saurais bouder de découvrir des manuscrits inédits de l’auteur du Théâtre et son double. De l’autre, je ressens un certain trouble en me retrouvant devant un exercice forcé de fétichisme littéraire : la transcription du brouillon est accompagnée du fac-similé de ce modeste cahier d’écolier cousu au dos. A-t-on exhumé un chef-d’œuvre? Sans doute pas. On a mis la main sur un texte passionnant que montre un homme qui retrouve son cheminement poétique après de longues années d’internement où il a rédigé des textes d’une nature hallucinée. Mais c’est un homme brisé qui trace ces mots sur ces pages quadrillées, qui tente avec difficulté de retrouver du sens dans une immensité tourmentée et dont le sens l’a dépassé et submergé. Je crois qu’un excès d’idolâtrie va à l’encontre d’une bonne intelligence des derniers moments d’Artaud rendu à la liberté. Un sourd débat fait rage autour de cette question depuis longtemps. Était-il encore dément ou n’était plus qu’un être qui épuisait ses dernières forces à reprendre pied dans sa propre poésie ? Le mystère restera entier. Ce cahier révèle une renaissance douloureuse. Et cela est fondamental dans l’idée que nous pouvons nous faire rétrospectivement d’Artaud.
Romans,
tome 2, Raymond Queneau,
édition d’Henri Godard, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard.


C’est en 1942 que Raymond Queneau commence la rédaction de ses Exercices de style. Des extraits paraissent trois ans plus tard dans plusieurs revues et finalement en volume en 1947. Pastiches, parodies, faux poèmes, ce sont là des bribes romanesques élaborées dans toutes les formes imaginables pour raconter une seule et même histoire (d’ailleurs à peine une histoire) d’un individu prenant un autobus. C’est une petite merveille de littérature expérimentale dont l’aspect purement démonstratif est contrebalancé par un humour communicatif. Ces Exercices sont à mes yeux le plus grand accomplissement littéraire de Queneau. Ne faisant pas partie des laudateurs de Zazie dans le métro, je retiendrai des œuvres romanesques rassemblées dans ce volume Les Œuvres complètes de Sally Mara, parues en 1962. Le meilleur de l’esprit joueur et falsificateur de Queneau se retrouve dans ce récit extravagant, bourré d’humour et d’une grande finesse. La parution dans la prestigieuse collection de La Pléiade est toujours une curieuse épreuve: certains auteurs en ressortent grandis, d’autres amoindris. Dans le cas de Queneau, nous dirons que c’est un match nul. Une partie de ses livres, aussi plaisants soient-ils ne méritent que notre estime et notre sympathie. D’autres sont dignes de rester à la postérité.
Le Bonheur de la nuit,
Hélène Bessette, Postface de Bernard Noël, «Lauréli», Léo Scheer.


Il faut reconnaître à Laure Limongi le grand mérite d’avoir ramené à la surface l’œuvre d’Hélène Bessette. De quel grand plaisir nous nous sommes privé en laissant tomber dans l’oubli cette femme exceptionnelle ! Elle a inventé une façon vraiment originale de concevoir la relation romanesque. Dans Le Bonheur de la nuit (écrit entre 1967 et 1968 et inédit jusqu’ici), c’est avec des phrases courtes, une impression d’annotations rapides, un enchaînement elliptique, un effet de synopsis qui raconte comment le roman aurait pu être envisagé (tout en l’accomplissant en même temps), on se trouve nez à nez avec quelque chose que même le Nouveau Roman ne nous avait pas habitué à faire l’expérience. Cette fiction est dépouillée de toutes les scories du récit tel qu’on l’avait conçu jusqu’à une date récente. A la place, l’écrivain a introduit, le rythme, le tempo de la pensée, en somme, une dynamique de la relation qui rappelle la poésie américaine des années 50 et 60, mais qui ne s’en inspire pas. Cela ne l’empêcha d’aucune manière de bâtir sa trame arachnéenne et de dépeindre avec force le malentendu qui s’instaure entre les hommes et les femmes d’autant plus que le monde moderne souffle sur les braises du désir pour le ranger dans des catégories subordonnées à la réussite sociale, au pouvoir et à l’argent. C’est un livre magistral, qui se lit presque dans un seul souffle, mais toujours à perdre haleine. C’est à la fois une œuvre tonique et angoisse, d’une vitalité enthousiasmante et d’une mélancolie épuisante. A ne manquer sous aucun prétexte.
Le voyage à jupiter et au-delà. Peut-être,
Jean Ristat, Gallimard.


Dans sa dernière création poétique, Jean Ristat s’avère au sommet de son art. La forme est classique (du moins c’est l’effet qu’elle donne), mais les images sont surréalistes, ou triviales ou que sais-je encore, mais jamais ordonnée par un principe souverain et étroit. La construction des parties de l’œuvre repose sur le sentiment d’une respiration : parfois on les lit d’un seul souffle, parfois les strophes permettent de fugaces pauses. Mais quoi qu’il en soit, le poème passe des désirs les plus impérieux à la conscience d’un effondrement du désir d’un autre monde. Alors le voyage commence chez les dieux de l’Olympe pour retomber sur la Terre où nous tentons d’exister hic et nunc, pour repartir dans l’espace de la poésie où Mallarmé et Rimbaud figurent. Tout n’est que paradoxes, dans la forme et dans l’esprit. Jean Ristat est le Cyrano de Bergerac de notre temps. Son invitation au voyage est un mélange de sublime et d’amertume, de rêves et de brutal réveil devant l’état des lieux. Il joue avec les règles de la poésie et s’en joue, il joue avec la pensée qui se dérobe, il se divertit des illusions perdues et retrouvées, alors qu’il pourrait en pleurer. Dépassement, transgression des clauses de cet art ? Je ne crois pas que ces termes lui plairaient. Je parlerais plutôt d’un baroquisme de sa démarche dans le sens étymologique – une irrégularité qui dévoie la poésie et lui donne un mauvais genre. Belle à en mourir et pourtant défaite et un peu dépravée. Sa rédemption ? L’amour de la collusion sensuelle des mots, un phrasé sensuel, une connivence spirituelle par l’usage dévoyé et l’abus de langage.
L’invisible des pierres,
Valère-Marie Marchand, Édition Le Pli.


Valère-Marie Marchand fait montre d’une rare qualité : celle de faire parler les pierres. Son dernier ouvrage est le fruit d’une curieuse démarche : façonner des récits sur la vapeur d’eau, le galet, la brique de thé ou le galet comme autant de poèmes sans jamais prétendre s’insinuer dans le territoire interdit de l’art poétique. Son voyage dans l’univers minéral englobe beaucoup de ses à-côtés et lui donne ainsi toute sa profondeur. Chaque pierre examinée, chaque élément ou objet envisagé est l’occasion pour elle de jouer et de méditer sur leur nature propre ou impropre. Elle ne se fait pas tout à fait peintre pour restituer la surface des choses, mais elle ne se fait pas non plus métaphysicienne pour en percer l’essence. Son style dépouillé et pourtant riche et subtil suffit à nous offrir son sentiment profond sur ce qui l’émeut, la touche, la provoque, l’interroge. Chacun de ses petits textes est un récit sur ce qui l’a sollicité. Prenons par exemple ce qu’elle écrit de la pierre de lune: un homme voyage avec un caillou arrondi et se rend dans une île où l’on collectionne les mots et elle y découvre qu’on a baptisé des « pierres issues de l’autre monde ». Sa pierre lui permit de découvrir la beauté du monde et lui apporta le bonheur. Par le biais de cette pierre, elle traduit ce qu’elle lui a inspiré. C’est par conséquent une idée de l’univers qu’elle dévoile par fragments et par touches intuitives. Et c’est aussi une idée de la beauté qui se dégage par le sentiment et l’écriture.

Petit éloge de la peau,
Régine Detambel, «Folio », Gallimard.


Régine Détambel fait partie de ces écrivains qui aiment jouer avec les sens et les contresens que leur procurent les mots. Dans son Petit éloge de la peau, elle digresse sur le thème, en explore tous les aspects, fait remonter à la surface des points de vue inattendus et des enchaînements analogiques vertigineux. Une partie de son histoire personnelle avec la peau tient dans le rapport qui a pu exister avec le parchemin et la kyrielle de métaphores qui s’en sont suivies. Il faut prendre ce petit livre comme une exploration épidermique qui nous force à savourer ce que chaque moment du langage offre comme surprise et comme curiosité, offrant au lecteur un micro encyclopédie sur ce thème des plus fantasques et extravagantes.
Moments perdus,
Robert Davreu, José Corti.
«Splendeur du gris prêté de proche en proche à toutes les couleurs»: ce vers est pour moi l’esprit même de la poésie subtile et raffinée de Robert Davreu qui, dans ce nouveau recueil, retrouve les résonances du grand classicisme sans pour autant rien abolir de sa démarche si singulière. Il y poursuit cette quête obscure avec cette tonalité mélancolique (il y fait état de ces eaux noires à traverser) qui sous-tend chacune des lignes qu’il trace, avec cette hantise désabusée du temps, avec ce regard qui se pose sur «le ciel au passé simple ». Dans ce mince ouvrage mais ô combien intense, l’auteur nous convie à le suivre dans cette enquête inépuisable du sens qui oscille entre l’atonal et les couleurs qui ne se disent pas mais qui sont distribuées dans l’espace d’une peinture qui n’ait que de mots. Un poème plus que tous mes autres m’a comblé: «Ivre de l’or des livres/Tu changeas ton or en papier / Et nourris d’encre ta lumière / Mais sur le support jaunissant /Ta lumière en or ne changeas/Si d’or pour tous fut ta parole/Et l’impression que tu laissas/Dans l’inquiétude de ton erre. » N’est-ce pas par ce biais que nous pouvons nous réconcilier avec la poésie de notre temps qui, cette fois, a été loin de se perdre?
Pound caractère chinois,
Claude Minière, “L’Infini”, Gallimard.


Claude Minière nous offre un petit voyage en Chine. Mais la Chine dont il nous entretient est celle de sa culture insondable d’idéogrammes. Et, encore plus précisément, de la façon dont certains poètes s’en sont emparés – tout particulièrement Ezra Pound. Les Cantos, on le sait, sont à la fois le journal d’une grande partie de sa vie d’écrivain (le journal intérieur) et le fruit de sa pensée poétique. La Chine y est entrée comme pour donner la véritable clef de sa démarche. Minière en commente les arcanes, les fait apprécier. Mas qu’on ne s’imagine pas un très savant et austère mémoire : c’est plutôt une lecture poétique d’une plus ancienne histoire poétique. C’est pourquoi il se lit avec délice tout en nous faisant apparaître ce qui a mobilisé le fougueux poète américain venu s’égarer en Europe. Il nous fait comprendre comment ces caractères chinois «jouent » dans le flux des Cantos et dans les termes de sa connaissance et de sa passion conjointes. Cela donne un assez beau résultat.
Gustave Flaubert,
un monde de livres,
Eric le Calvez, Textuel.


Les éditions Textuel présentent un volumineux album iconographique consacré à Gustave Flaubert dans la collection « Passion ». L’auteur de La Tentation de saint Antoine est remémoré à travers les lieux où il a vécu, ses portraits, ceux de ses amis et relations, ses manuscrits, ses livres. De page en page, son univers se reconstitue. L’auteur a écrit une courte préface pour chaque période de l’existence du romancier et de courtes notes explicatives pour donner un sens et une profondeur aux documents recueillis. Sans doute aurait-on aimé que le texte soit plus étoffé et que ce voyage dans le microcosme flaubertien soit plus étoffé. Quoi qu’il en soit, c’est un ouvrage utile, nécessaire même, pour tous ceux qui désirent mieux connaître Flaubert alors qu’on célèbre le 150e anniversaire de la parution de Madame Bovary.
Marguerite Duras,
Jean Vallier, «Passion», Textuel.


La fiction de Bastien Gallet ne saurait laisser indifférent. Une longue forme complètement rouge doit être regardé comme un singulier mélange de roman traditionnel et de roman expérimental, l’un ne cessant d’ailleurs de renvoyer à l’autre dans un jeu de miroir troublant. Tout repose ici sur un drame à tiroirs secrets ; comme si la hantise de la mort était le déclencheur de cette écriture. Il y a au moins une unité de lieu – le château. Mais il n’y a pas d’unité de temps puisque plusieurs générations interfèrent les unes sur les autres, comme le présent avait aussi le pouvoir d’envahir le passé. Une mère qui se meurt, un grand-père ancien combattant (il était monté dans un des premiers chars d’assaut de l’histoire et, comme Cendrars, avait perdu un bras). Et dès que ce dernier est évoqué, ce sont les guerres puniques revues par Gustave Flaubert dans Salammbô qui permettent de ressentir l’horreur des champs de bataille. C’est un poème de mort que l’auteur a transformé en un parcours de la mémoire capable de triompher par l’écriture à l’effroi de la perte des personnes aimées. Voilà un livre qui ne ressemble à aucun autre et qui mérite qu’on s’y arrête.
Baraliptons,
Philippe Barthelet, Éditions du Rocher


Baraliptons de Philippe Barthelet est un livre surprenant : comme son titre peut l’indiquer, c’est d’abord sur la langue, sur l’esprit de la langue, que se porte sa réflexion. Alors, comme tous les livres qui reposent sur une idiosyncrasie, des jugements, souvent lapidaires et d’autres fois partiaux, heurtent et suscitent des réactions violentes. Mais beaucoup de ceux-ci provoquent l’étonnement et la réflexion et font, que tout bien pesé ce périple dans l’usage et dans l’esprit des mots reste attachant. L’intelligence est une grande et belle chose. Philippe Barthelet fait preuve ici d’une intelligence aiguisée. Le baralipton, cette cocasserie logique peu recommandable, dont Louis Aragon s’était fait le héraut dans son Traité de style, est ici l’instrument d’une vaste enquête au sein des lettres anciennes et modernes, mais aussi dans les langages modernes et le langage vernaculaire. Il fait parler l’étymologie et les dictionnaires, il montre du doigt des passages incongrus au sein de l’histoire, traque l’insolite linguistique, met à nu la folie des encyclopédies. Quiconque voudrait comprendre dans quel univers sémantique il vit pourra y puiser matière à penser et surtout à ne pas prendre tout au pied de la lettre.
Les Arbres noirs,
Henri Deluy, «Poésie», Flammarion.


La poésie d’Henri Deluy, dans son dernier recueil baptisé Les Arbres noirs, semble être une course haletante, vibrante, passionnée et pourtant désabusée. Il faudrait peut-être l’envisager comme une autobiographie qui se construit de manière elliptique, mais aussi par recoupements, croisements (comme on le dit pour les espèces animales), associations de mille sortes (qui ne sont pourtant pas liées au pur hasard). L’auteur nous invite à un voyage dans les temps et les espaces de son imaginaire en se servant d’un langage épuré, comme s’il tenait à capturer ce qui représente l’essentiel de l’existence non par condensation de son essence, mais par l’accentuation de ses accidents et de ces vicissitudes. Les Arbres noirs se lisent comme un roman (qu’on ne se méprenne pas: je ne fais pas une comparaison hâtive et superficielle), dans une tradition paradoxale de la poésie narrative qui nous fait remonter à ses origines. Et je ne peux pas m’empêcher de le voir comme tel, un grand roman écrit avec les outils de la poésie moderne.
Chants populaires,
Philippe Beck, “Poésie”, Flammarion.


Philippe Beck, dans ses Chants populaires, en revient à la problématique du conte populaire. Dans son introduction, il revient sur l’histoire des frères Grimm : ceux-ci n’ont pas recueils ces récits auprès de gens du peuple, mais de personnes cultivées de la bonne société. Cela, nous le savions. Cette mise au point lui sert à jeter les fondements théoriques de sa propre entreprise et d’expliquer le titre qu’il a donné à ce recueil. Sans doute est-ce enfin le moyen de rendre compte du paradoxe qui traverse ces textes qui ont la forme fluide d’un récit, mais se construisent en fait par juxtaposition elliptique d’images souvent disjointes. Tradition et moderne s’y conjuguent. Ce qui donne à ce livre une saveur particulière.
Les Dieux nus,
L’Invention du temps V,
Claude Michel Cluny, Éditions de la Différence.


Claude Michel Cluny poursuit la publication de son journal littéraire. Dans son nouveau volume, il aborde les années 78-79. Il nous propose une curieuse plongée dans les milieux littéraires de cette période, avec un grand nombre de considérations sur le petit milieu poétique. Ce n’est pas tendre et c’est même cinglant par moments. L’auteur nous convie au grand banquet de la dévoration des écrivains qui sévissaient alors, de la mise à mal des revues spécialisées, etc. ; mais il nous convie aussi à un autre banquet, celui de l’amitié. Et là, il nous donne une leçon exemplaire.
BOURLINGUER
Ruines italiennes,
Vincent Jolivet, Gallimard


Les trois frères Alinari, Leopoldo, Giuseppe et Romualdo ont créé leur studio photographique en 1852. A partir de cette date, ils ont accumulé une archive considérable surtout sur l’Italie. Cet album rassemble un choix de clichés intéressant toutes les régions de ce pays. Il s’agit exclusivement de monuments qui ont été photographiés de la manière la plus dépouillée possible. Si l’on fait exception d’un groupe de voyageurs à Agrigente, il n’y a guère que quelques paysans du cru qui sont entrés dans le champ de leur appareil. Du temple de Trajan à Ancône aux rues de Pompéi, du forum à la villa Adriana à Rome, des sanctuaires d’Héra à Paestum au théâtre de Ségeste, les frères Alinarina nous fournissent l’occasion de voir ces ruines antiques telles que les ont vues les peintres qui sont venus de toute l’Europe pour s’en inspirer. Ce sont là des documents exceptionnels non seulement pour leur valeur documentaire mais aussi pour leur grande inscription symbolique désormais disparue.
Poussières de Paris,
Jean Lorrain, “cadratin”, Klincksieck


Entre 1896 et 1902, Jean Lorrain a tenu un journal, qui n’a rien d’intime, où il relate ses voyages dans le Midi et surtout sa vie parisienne. D’une plume alerte, il dépeint ou mieux, il esquisse les bals, les fêtes, les cirques, les courses, avec un ballet étourdissant de danseuses espagnoles, de danseuses des Folies Bergères, de chanteuses. Mais l’écrivain nous fait aussitôt les expositions présentées par les galeries de son temps, l’Exposition universelle et tout ce que Paris peut offrir de curieux ou d’exotique. Plus qu’une chronique (même s’il nous introduit chez de grands personnages d’alors, tels que la belle Otero, le marchand d’art Bing ou l’affichiste Jules Chéret), c’est un état d’esprit qu’il nous fait ressentir, avec une forme d’enthousiasme inépuisable, de griserie de l’instant brûlé au nom de plaisirs qui vont du music hall au legs Gustave Moreau. C’est mieux qu’un document: c’est une véritable radiographie de la Belle Époque.
Les Exilés de Montparnasse,
Jean-Paul Caracalla, Gallimard.


Paris, entre les deux guerres, a été la capitale de plusieurs genres d’exilés. Les premiers sont des exilés volontaires et ce sont ceux-là qui intéressent Jean-Paul Caracalla. Ce sont surtout des citoyens américains, comme Gertrude Stein, Ezra Pound, Scott Fitzgerald, Helena Rubinstein, Hemingway, autant d’Américains attirés par la ville lumière et sa liberté de mœurs. Il y a aussi des Britanniques et des Irlandais, comme James Joyce et la libraire Sylvia Beach, D. H. Lawrence. Le point de ralliement de cette colonie? Montparnasse pour la plupart et ses cafés devenus la plaque tournante d’un cosmopolitisme étourdissant. Cette étude des mœurs littéraires et artistiques des étrangers à Paris demeure un peu superficielle et ne nous apprend rien de bien nouveau. Mais elle constitue une introduction honorable aux moments les plus intenses et aussi les plus chargés de nuages obscurs de notre capitale. Dommage tout de même qu’il n’ait pas élargi sa perspective pour parler des autres exilés, venus de l’Europe centrale et orientale, emportés par le vent de l’histoire.


Gérard-Georges Lemaire
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