Chroniques des lettres

Chronique de l’An VII (3)
par Gérard-Georges Lemaire


Outils de travail
Jardins, potagers et labyrinthes,
Lucia Imppelluso,
«Guide des Arts», Hazan
Lucia Impelluso a condensé dans une petite encyclopédie jardinière tout ce qui concerne les plantes dans le monde artistique ancien. Elle s’est intéressée tout autant à la représentation des jardins qu’aux jardins comme représentations. Les labyrinthes révèlent leurs secrets, tout comme les jardins de pierre, comme celui de Bomarzo (il y est question de celui de Bomarzo, et celui de Pratolino, mais hélas pas de celui de Kuks imaginé parle grand sculpteur Braun).Toutes les formes de jardin dans le temps y sont analysées, du jardin royal au jardin public, du jardin peint au jardin paysager. Tout ce qui peut y figurer est également examiné comme l’art topaire, les fleurs et leur langage, les jeux de l’eau. Enfin l’ouvrage se termine par une topologie allant du jardin de Jésus au jardin de Pétrarque. Ce travail est passionnant de bout en bout.
L’Age d’or de l’Inde classique,
Amida Okada & Thierry Zéphir,
“Découvertes”, Gallimard


Soumis à des influences multiples, métamorphosés par de grandes révolutions religieuses, les états composant l’Inde ancienne ont vu se développer des expressions artistiques d’une richesse inouïe, parfois marqués par l’art perse, parfois par l’art grec avec l’entreprise d’Alexandre. Tout l’intérêt de l’ouvrage d’Amida Okada et de Thierry Zéphir repose sur le fait qu’ils ne se sont pas borné à constituer un catalogue formel sur le curseur de l’histoire. Ils abordent également la littérature et même le développement des sciences, en particulier des mathématiques. Cet ouvrage nous dévoile les merveilles de la sculpture gupta par lesquelles passe la culture indienne aux IVe et Ve siècles de notre ère. C’est une introduction très juste à une civilisation considérable à l’époque où naît une peinture murale (comme celles des grottes du site bouddhique d’Ajantà) qui est d’une incroyable beauté.
Le Design fait école,
Gilles de Bure, “Découvertes”,
Gallimard


Gilles de Bure a écrit une très intéressante histoire de l’Ecole nationale supérieure de création industrielle. Celle-ci relate au fond une autre histoire : celle du monde de la production et des institutions face au design. Après les grands moments de création à l’âge de l’Art Nouveau puis pendant les Années Folles, la relation entre l’industrie et ceux qui pourraient donner aux objets manufacturés un aspect artistique. Cette école, qui voit finalement le jour en 1983, exprime aussi toutes les ambiguïtés qui sous-tendent ce genre de relation. Le créateur doit-il se soumettre aux impératifs de la production ou, au contraire, imposer sa vision ? L’auteur présente avec discernement le sens de cette manière nouvelle de concevoir l’apprentissage de ces arts qui ne sont plus un artisanat de grande volée, ni même une pensée expérimentale, mais une réflexion sur le monde actuel qui exige une parfaite adéquation de la fonction et de l’esthétique en fonction de critères très précis tant pour ce qui regarde l’économie que le goût du temps. C’est vraiment un outil pédagogique pour découvrir cet univers.
L’Invention des musées,
Roland Schaer, « Découvertes »,
RMN/Gallimard


A vant que soit établie l’institution moderne du musée, les cabinets de curiosités rassemblaient des objets en tout genre. Mais l’idée du musée remonte à l’Antiquité classique. Et, c’est que nous apprend Roland Schaer, les monastères et les églises du Moyen Age en ont tenu lieu. C’est la définition même du musée et sa spécialisation à partir de la fin du XVIIIe siècle qui ont permis de jeter les bases d’une muséographie qui n’a cependant jamais cessé d’évoluer. Cette étude est remarquable pour sa capacité de synthèse, sa faculté d’aborder toutes les facettes du problème. Elle constitue les prolégomènes à toute connaissance du musée de notre époque.
N.d.T.
Perdu le paradis,
Cees Nooteboom, tr. du néerlandais
par Philippe Noble, Actes Sud
Perdu le Paradis : les personnages de Cees Nooteboom semblent parcourir le monde comme si ce n’était plus qu’un mince territoire qu’on peut atteindre rapidement en tous points. C’est d’ailleurs ce que nous vivons au quotidien. L’Australie n’est plus un continent à découvrir. Mais il n’en est pas moins vrai que ce continent recèle encore bien des mystères et qu’il peut transformer le cours d’une vie. C’est bien ce qui arrive à l’une des deux jeunes Brésiliennes venues passer un moment de loisir et qui se trouvent confrontées à une autre dimension, celle d’un espace magique et impénétrable, et celui de l’art des aborigènes. L’auteur se divertit à développer son récit à Innsbrück, à Adélaïde, ou à São Paulo,avec la perfide intention de dérouter le lecteur (au sens littéral), car l’espace ne signifie plus un réelle mesure du temps. C’est un très beau roman. Rien que le premier chapitre mérite de figurer dans une anthologie, même si Nooteboom l’a écrit sur un ton mineur.
Le Livre de l’amour,
Paul Nizon, postface de Wends
Kässens, tr. par Diane Meur,
Actes Sud.


Le Livre de l’amour de Paul Nizon pose bien des questions. En premier lieu celle de la valeur intrinsèque des journaux littéraires écrits pendant la seconde moitié du XXe siècle. Dans celui de cet écrivain suisse alémanique qui a cherché refuge à Paris, rédigé entre 1973 et 1979, on tombe sur des passages qui ont été rédigés pour un lecteur futur. Il ne s’agit donc pas d’un journal intime, mais plutôt d’une forme d’autobiographie mise de côté pour l’époque future où l’auteur serait plus connu. Le livre qu’on a entre les mains sonne donc faux. Nizon s’interroge longuement sur ses projets de livre et médite sur le modèle que vient de lui fournir Tom Wolfe. Ses réflexions sur ses romans en cours ne sont vraiment pas convaincantes. C’est laborieux et trop élaboré pour être crédible. Sans compter que c’est scolaire en diable. Nizon est un élève appliqué qui veut faire croire qu’il fait partie des hommes de lettres qui comptent et qui fait tout pour entrer dans cette caste prestigieuse. A-t-il atteint ses fins ? A voir.

La Plus grande baleine morte de Lombardie,
Aldo Nove, tr par M. Véron, Actes Sud.
Aldo Nove n’a certainement pas posé les bases d’un renouvellement conséquent de la littérature italienne. Son roman, paru d’abord chez Einaudi, fait partie de cette étrange tendance consistant à traiter par-dessus la jambe les belles lettres tout en pensant s’y frayer un chemin grâce à cet artifice. Voilà un stratagème vieux comme le monde. Mais voilà, ça ne fonctionne pas. Et cette histoire qui se déroule dans le fin fond de la Lombardie avec pour personnages principaux Enzo Tortora, Toni Negri, la Cicciolina, Superman et la baleine morte ne nous nous fournit pas une description assez profonde et burlesque de l’Italie actuelle. Dans la foulée de la maigre révolte des Cannibales, déjà plus ou moins oubliés, Aldo Nove ne m’a pas charmé. Loin s’en faut.
La Jeune mariée juive,
Luigi Guarnieri, tr. par Marguerite Pozzoli, Actes Sud.


Luigi Guarnieri m’avait profondément intéressé quand il a écrit La Double vie de Vermeer (Actes Sud). Et mieux encore. Cette fois, avec La Jeune mariée juive, c’est la déception qui a remplacé l’enthousiasme. Pourquoi donc ? Simplement parce que le passage continu d’une époque à l’autre (c’est-à-dire de l’époque de Rembrandt à celle où le jeune narrateur – l’auteur en personne, sans aucun doute - passe un certain temps à Paris) ne fonctionne pas vraiment. Ou plutôt : il est difficile de s’intéresser à l’amour de Rebecca Lopez, une petite juive passionnée par l’auteur de la Ronde de nuit, pour cet Italien peu plaisant qui pose à l’écrivain, car tout cela paraît un pur prétexte à la mise en place du récit de la vie du docteur Paradies, ami du grand peintre. A la mort de ce dernier, le docte médecin entreprend de récupérer le portrait inachevé le représentant. Les destins de la famille dont est issue Rebecca, celui de l’ami de Rembrandt et celui de notre auteur en herbe s’entrecroisent. Tout cela n’est pas assez convaincant pour procurer une émotion aussi grande que celle procurée par son livre précédent. J’ai même l’impression dérangeante qu’il aurait été écrit bien avant Vermeer. Mais, tout de même, j’ai savouré quelques moments intenses et une fantaisie dans le récit qui est la marque d’un écrivain digne de ce nom.
En français dans le texte
Le Roman français contemporain,
collectif, culturesfrance


La littérature française ne change peut être pas (fondamentalement), mais la vision qu’on peut en avoir, oui. C’est en tout cas ce que prouve l’ouvrage publié par Culturesfrance (ex-AFAA).
Bien sûr, il y a un essai consacré à nos écrivains connus et reconnus, sous une forme narrative, assez curieuse, parce que chacun est caractérisé par un trait distinctif (Echenoz, c’est la mélancolie, Quignard, la persistance du roman envers et contre tout, Claude-Louis Combet, l’obsession de la sainteté…). Voilà donc un panorama plus ou moins objectif traité de manière purement subjective, qui ne nous apprend pas grand chose en définitive. Quant aux « mutations du roman », le ton employé laisse pantois (« L’année 1960 accouche d’une décennie fleurie et, aux bras de la littérature, la politique semble laisser place à l’idéologie. C’est le joyeux temps de Tel Quel, du structuralisme… »). Ne sauraiton rien imaginer de plus cavalier et de plus kitsch ? Mais c’est un essai plutôt rassurant puisque l’auteur peut affirmer de manière péremptoire : « François Salvaing n’est pas un romancier : il est un enchanteur. » On peut en conclure qu’un romancier, par définition, n’est pas un enchanteur. Soit. D’autres surprises nous attendent, en particulier la partie dédiée au roman populaire – sujet épineux s’il en est. La théorie est au rendez- vous : « Qu’est-ce qu’un “roman populaire” aujourd’hui en France ? Un livre qui parle des classes populaires. Non ». Nous voilà rassurés… Pauvre France !
Autres seins,
Jean Guerreschi, Gallimard


Quelle terrible déception ! Ces Autres seins de Jean Guerreschi ne tiennent pas une seconde la comparaison avec l’ouvrage superbe de Ramón Gómez de la Serna qui, lui ; s’intitule Seins. On ne peut même pas parler de pastiche. Ce sont des digressions égrenées sous forme de nouvelles, dans un style morne avec beaucoup de concessions aux tics de l’époque actuelle (c’est un travers parfaitement détestable de l’auteur). Quand on songe ne serait-ce qu’un instant, aux blasons du corps féminin, on en vient à se convaincre que la littérature française du temps présent file un mauvais coton – en tout cas une certaine littérature. Je me rends compte, en lisant la bibliographie de l’auteur qu’il avait commis un assez mauvais essai sur Kafka chez Marval en 1990 (en tout cas, pas aussi mauvais que les clichés qui l’accompagnaient, mal imprimés de surcroît !) En somme, tout s’explique. N’ayant rien lu d’autre de lui, je ne peux donc rien ajouter. Sa Montée en première ligne (Gallimard, 1988) avait connu un grand succès. Sans doute faudrait-il plutôt se replier sur cette ligne-là !
Reverdy, Jean-Baptiste
Para, culturesfrance


Jean-Baptise Para a composé une intéressante monographie consacrée à l’oeuvre de Pierre Reverdy. Il brosse un portrait – plus un portrait littéraire que strictement biographique – de cet homme venu de Carcassonne et qui arrive à Paris à l’automne 1910. Sa première déception passée, il entre en relation avec les hommes de lettres et les artistes de Montmartre. Il se lie entre autres avec Max Jacob, avec lequel il se brouille en 1915 : le poète l’accuse de plagiat. Reverdy va encore se brouiller avec les surréalistes et avec Vincente Huidobro, avec qui il a fondé le Créationnisme (au passage, je note que Para a fait lui aussi l’impasse sur ce grand écrivain chilien). Mais son étude sur l‘oeuvre de Reverdy est aussi passionnante que pertinente, faisant de cet ouvrage un excellent moyen de le découvrir.
Pays de René Char,
Marie-Claude Char, Flammarion

René Char,
Eric Marty, «monographie/Points»

René Char,
Laurent Greilsamer & Paul Veyne, culturesfrance.

René Char,
Collectif, BNF/Gallimard.


Je n’ai pas besoin d’insister sur la question : René Char est devenu l’objet d’un véritable culte en France, d’un culte quasiment mystique. On ne critique pas Char, on le vénère. L’album de Marie-Claude Char se place dans cette optique en une période de célébration. Char calligraphiait ses manuscrits en pensant qu’un jour qu’ils seront placés sous vitrine à la Bibliothèque nationale. Voilà qui est fait. En tout cas, ce livre rassemble un grand nombre de documents : des fac-similés des manuscrits, de dessins, des photographies (cela va de la Résistance aux portraits d’amis – de Pasternak à Eluard, de Scutenaire à Breton), de portraits signés par Valentine Hugo, Victor Brauner ou Man Ray et aussi des photos de famille. Voilà de quoi alimenter cette nouvelle religion monomaniaque qui veut que la poésie soit pure, nouvelle, désincarnée et sublimissime. Eric Marty, dans la foulée de ces commémorations sans fin, a publié une monographie qui mérite l’attention. Sans doute s’est-il lui aussi laissé piéger par la « ligne hermétique » et l’idée de nuit dans les poèmes du grand homme (il a recours aussi bien aux mystiques chrétiens et puis à Heidegger pour faire bonne mesure). Mais il n’en reste pas moins que c’est une excellente étude, qui explore cet univers dans tous ses recoins. Mais attention : pour les âmes convaincues d’avance exclusivement. Parmi les innombrables exercices d’admiration qui entourent la célébration du poète, il faut relever celui de Laurent Greilsamer et de Paul Veyne. Rien ne nous est épargné : le Poête qui rêve en marchant et qui marche en rêvant l’obsession de l’écriture, et j’en passe. On peut lire cette perle : « Char avait vite compris la nature du nazisme parce qu’il était de ceux qui ont un idéal plus poétique, religieux ou éthique, que strictement politique ». Evidemment, s’il avait eu l’âme politique, alors… Enfin, le lecteur se consolera en consultant l’excellent catalogue de la Bibliothèque Nationale, bien conçu et bien documenté.

Pour une Dona avec mandoline,
Daniel Dezeuze, Rivière (Sète)
Une leçon de poésie, aussi curieux que cela puisse sembler, c’est un artiste qui nous la donne. Je veux parler de Daniel Dezeuze l’un des fondateurs du groupe Supports/Surfaces et l’un des rares à être resté fidèle à l’esprit de cette époque tout en se renouvelant sans cesse. Son dernier recueil, Pour une Dona, avec mandoline (il ne craint pas de jouer sur le registre de l’ironie), est une superbe pérégrination verbale sur le thème des blasons féminins, des joutes amoureuses et des cartes du tendre. Dezeuze joue – cela va sans dire – sur les mots. C’est le jeu qui prédomine dans ces poèmes, qui semble associer marivaudage et canailleries à la Villon. C’est magnifiquement illustré (avec une sobriété remarquable, mais avec un esprit assez similaire à celui du texte). Depuis des années Dezeuze publie discrètement ses compositions poétiques. Peut-être serait-il bien de les rassembler en un premier volume –, dans l’attente des suivantes.
Les Sept Psaumes de la Pénitence,
Paul Claudel, « Poésie », Seuil


Etrange affaire que ces Sept Psaumes de la Pénitence. Paul Claudel s’est ingénié à traduire de la Vulgate des passages qui lui semblaient mériter une certaine attention. Ce n’est pas aussi absurde que cela pourrait sembler puisque Jérôme avait voulu retraduire la Bible en latin pour remplacer la Septante, qu’il ne jugeait pas assez bien écrite. Il avait convaincu le pape de lui donner toute latitude en avançant un argument irréfutable : jamais Dieu n’aurait inspiré une oeuvre aussi mal écrite. Reste à savoir si Claudel est parvenu à ses fins. J’en suis à moitié convaincu…
Bienvenue Monsieur Gutenberg,
Jean-François Bory, Editions de l’Attente.

Jean-François Bory, incessante lettura,
un’intervista di Sarenco, Nomadnomad

Jean-François Bory,
A life made with words,
Jacques Donguy, Archivio F. Conz


Entre deux ouvrages d’une ambition affirmée, Jean-François Bory aime faire paraître des opuscules où se manifeste la sua inventiva. Ce sont souvent de purs divertissements graphiques, qu’il utilise pour ruer dans les brancards et afficher tout le mal qu’il pense de l’ordre littéraire de notre temps. Bienvenue Monsieur Gutenberg est une pochage irrévérencieuse où le créateur de l’imprimerie est loué pour avoir aboli la censure que suppose la quasi unicité du livre avant lui.Mais cette démocratie s’est changée aujourd’hui en une duplication à l’infini aboutissant à l’effet contraire : l’illisibilité . L’excès numérique a fini par être plus coercitif que la rareté induite par l’incunable. Alors fautil vouer Gutenberg aux gémonies ? En même temps qu’il avait une grande exposition à la Villa Ramaris (La Seynesur- Mer), Bory publiait deux ouvrages permettant de découvrir d’autres aspects de son oeuvre : le premier consiste en un entretien avec Sarenco, abondamment illustré de ses oeuvres plastiques (appartenant à la collection Beradelli), le second, en un parcours monographique élaboré par Jacques Donguy, avec beaucoup de documents anciens. Ces deux ouvrages se révèlent incontournables pour qui veut cerner la personnalité de l’auteur de L’Auteur.
Poésies 1,
Mohammed Dib, édition établie et
préfacée par Habib Tangour, Editions de la Différence

Qui se souvient de la mer,
Mohammed Dib, présenté par Mourad
Djebel, «Minos », La Différence


L’ oeuvre poétique de Mohammed Dib est considérable. Un premier tome vient de paraître à la Diffférence. Elle se caractérise par une simplicité dans son écriture qui est un délice. C’est là le trait commun qui unit ces textes au fil du temps. Ombre gardienne, son premier recueil, a paru en 1961 avec une préface de Louis Aragon. Ce dernier souligne : « De la douleur naît le chant. D’abord étonné de soi-même. Puis on dirait que pour mieux se reconnaître l’homme assure mieux dans sa main le miroir. Ayant comparé le monde et sa parole, s’il poursuit, sur cet instrument donné, c’est comme au premier moment pour ne retrouver que ce qui est de sa gorge. Longtemps il écoutera mourir cet écho des profondeurs. » Et c’est vrai. Quand on lit L’Aube Ismaël, ce chant si pur se fait complexe dans ses articulations, dans les mouvements de l’esprit transposés. D’un livre à l’autre, l’auteur fait alterner deux modes oratoires, le premier en utilisant des vers courts, le second, avec un phrasé long. Cette alternance met en relief la capacité de Dib de renouveler son écriture, qui tire profit de son talent de conteur, comme on le remarque dans L. A. Trip. Sa concision n’a d’égale que sa profondeur. A cette occasion, vient d’être réédité Qui se souvient de la mer. Il s’agit d’une superbe métaphore de la guerre dans une ville qui a pris l’aspect d’un labyrinthe. Il n’y a pas de personnages, mais un narrateur confronté à des foules dangereuses, électriques, changeantes. C’est un livre fascinant et mystérieux, intense et bouleversant.
Genèse 0,
Isabelle Nicou, Editions de la Différence.


La fiction d’Isabelle Nicou dépeint l’Annonciation comme l’intrusion programmée d’un monstre dévorant dans le corps de la narratrice. Dans un climat lourd et onirique, elle relate les événements mi-réels mi-fantasmés qui accompagnent l’« heureux événement », qui lui apparaît comme un cauchemar qui ne peut prendre fin. Le sujet est fort et le rendu prégnant. Peut-être l’auteur manque-t-il un peu de souffle. Mais son livre ne saurait laisser tout à fait indifférent - dans l’attente du suivant.
Une tautologie,
Guy Viarre, « Poésie », Flammarion


Guy Viarre s’est donné la mort à trente ans. Avant de disparaître, il a terminé la rédaction de Tautologie une. Le volume présenté aujourd’hui dans la collection dirigée par Yves di Manno contient ce recueil, d’autres petits volumes et des fragments inédits. Le trait distinctif de tous ces écrits est sans aucun doute une inclination à raréfier l’espace poétique en le rendant presque irrespirable et une expression toujours sur le fil du rasoir de la sensibilité. Son univers est mélancolique, angoissé, parfois plein de rage mais aussi teinté d’un humour aussi noir que l’acedia: « j’éteins je ne veux pas me couper je ne veux/pas écrire que je me coupe je vois loin jusqu’à/l’inquiétude nue écrite je veux éteindre… » Cet ouvrage représente un voyage au-delà d’une nuit saturée de menaces et mérite le détour.
BOURLINGUER I
Mondes lointains et imaginaires,
Francesca Pellegrino,
“Guide des Arts”, Hazan


Les Mondes lointains et imaginaires de Francesca Pellegrino n’est pas seulement une belle machine à rêver. C’est un excellent instrument pour comprendre comment les maîtres d’autrefois ont pu représenter les pays étrangers, les continents lointains, en fonction des connaissances de l’époque, mais aussi des modes, des goûts et des ressorts idéologiques. Dans ces pages, l’auteur étudie comme les Chinois, les Noirs, les Indiens d’Amérique, mais aussi les Juifs ont été traduits sur la toile ou sur le papier, mais il aborde aussi de grands thèmes comme l’orientalisme, le japonisme, l’exotisme, et des points plus précis comme les attractions pittoresques ou les figurants bibliques. Dans une seconde partie, ce sont les créatures étranges ou tout bonnement imaginaires qui sont répertoriées. Ensuite, c’est l’idée du voyage qui est analysée en détail et enfin les principales utopies, celle d’Atlantide par exemple, purement fictive, mais aussi les Indes qui ont tant fait rêver ou la Tahiti du peintre Paul Gauguin. Bien sûr, Francesca Pellegrino a peut-être voulu trop embrasser de sujets dans un seul volume et l’on reste parfois sur sa faim. Quoi qu’il en soit, c’est un bon livre, qui ne peut que donner l’envie de poursuivre ce périple en approfondissant tel ou tel sujet.

Bains Douches,
collectif, photographies de Jean Distel,
Arcadia Editions
Belle idée que celle des Editions Arcadia de nous convier à faire le tour des bains douches de Paris ! De nombreux auteurs, d’âges et de genres assez différents, nous rapportent leurs expériences de ces lieux qui peuvent aller de la plus stricte hygiène à la pure débauche. Comme toujours dans un ouvrage collectif, des choses plaisent et d’autres bien moins. Par exemple, je ne suis soulevé d’enthousiasme par le texte de Woômanh (loin s’en faut) alors que je suis assez séduit par celui de Régine Detambel, « La Petite sirène ». Quoi qu’il en soit chacun y trouvera son bonheur et son ravissement sensuel ou esthétique – en tout cas un plaisir littéraire à voyager dans un décor qu’on croyait familier et qui se pare de toutes sortes de fantasmagories.
Terriens,
Richard Kalvar, Flammarion


Le photographe Richard Kalvar s’est mis en tête de faire une sorte de voyage dans le cocasse et le grotesque de la vie moderne. Le résultat de ses pérégrinations ? Une collection de portraits qui reposent toutes sur une anecdote humoristique assez peu convaincante. On peut se demander à quoi pensent les responsables de la Maison européenne de la photographie en choisissant ce travail qui n’est ni révélateur de notre temps ni proprement fascinant sur le plan esthétique. A force de tout prendre à contre-pied, on en arrive à produire des travaux assez médiocres et auxquels manque l’essentiel : le sens de la création.
Style et design en Asie,
Michael Freeman, Flammarion


Bali, Bangkok, Pékin et Tokyo : voilà ce qui constitue le dénominateur commun de ces intérieurs privés ou publics qui est d’allier l’esprit et les traditions des cultures anciennes et un traitement moderne bien tempéré, en général réticent devant la radicalité de l’art décoratif de notre époque. Une forte touche nationale caractérise toutes ces créations. Cette conjonction entre l’ancien et le nouveau est pensée de manière organique et donc pas comme un collage plus ou moins artificiel et forcé. Les exemples présentés par Michael Freeman donnent l’espoir que cesse l’iconoclastie qui s’est fait jour en Chine avec la Révolution culturelle, qui a laissé des traces plus profondes qu’on ne croit dans le monde où communisme et libéralisme se sont fondus en une seule et même entité. Bien sûr, on rencontre de-ci et de-là quelques soupçons de kitsch et parfois des intérieurs d’un minimalisme absolu. Mais, dans l’ensemble, ce voyage en Orient peut faire croire en une rédemption par la grâce d’une jeune divinité du goût.
Axel Vervoodt, intérieurs intemporels,
Armelle Baron, photographies de Christian Sarramon, Flammarion


Le célèbre antiquaire Axel Vervoordt nous convie à visiter des demeures aussi bien en Europe qu’aux Etats-Unis. Qu’ont-elles en commun ? En réalité peu de choses, en apparence, parce qu’on se retrouve devant de beaux bâtiments allant du château médiéval à la gentilhommière, du chalet à la villa au bord de mer. Et pourtant, un fil subtil relie tous ces intérieurs : un penchant pour l’esprit « classique » (je ne parle pas ici de néoclassicisme, mais plutôt d’un certain bon goût), un relatif dépouillement et des contrastes assez mesurés. Même le collectionneur de tableaux de Basquiat et d’objets « premiers » (on disait plus justement « primitifs », qu’on le veuille ou non) marie ces oeuvres avec un art certain au-delà de leurs connivences iconographiques. Voilà en tout cas une manière très intelligente de faire vivre des espaces intimes, sans excès, sans effets outranciers, avec délicatesse et subtilité. Il n’y a chez Axel Vervoodt ni inclination pour le kitsch ni volonté de surenchère. C’est presque un miracle !
BOURLINGUER II
La Destruction des Juifs d’Europe,
Tomes I, II et III, Tr. M.-F. de Paloméra,
A. Charpentier et P.-E. Dauzat, « Folio histoire », Gallimard

Arrêt sur le Ponte Vecchio,
Boris Pahor, préface de Dominique
Dussidor, tr. A. Lück-Gaye & C. Vincenot, 10/18 n° 3977

Derrière ces murs,
Janina Bauman, tr. E. de Morati,
Editions Jacqueline Chambon

Trois wagons à bestiaux,
Zila Rennert, préface et notes
Annette et Jean-Claude Gorouben.
Il est des voyages sans retour. Mais quand il est question d’un peuple entier qui a voyagé à travers toute l’Europe jusqu’au bout de la mort, alors l’affaire ne peut pas être si aisément classée. La réédition de l’essai monumental de Raul Hilberg, La Destruction des Juifs d’Europe, vient à point nommé rappeler que le génocide entrepris par l’Allemagne nazie et ses alliés a été avant tout une organisation militaire, policière, logistique, technique, économique et industrielle d’une complexité inouïe qui a nécessité la collaboration de presque toutes les forces armées et d’une partie non négligeable de la société civile. Hilberg étudie dans cet ouvrage le moindre rouage de cette mécanique qui dépasse l’entendement et aussi son histoire. De la définition des droits des Juifs d’Allemagne puis des Juifs des zones annexées et occupées et de leur expropriation de plus en plus radicale à la concentration dans des ghettos pour aboutir à la fin de 1941 au projet d’extermination totale, le processus a suivi des étapes allant crescendo, comme s’il était mû par une logique interne. La « solution finale » n’était pas inscrite à l’origine de la pensée politique nazie. Elle s’est développée dans le plus grand secret et s’est appliquée de manière différente en Union soviétique, où l’on organisa des tueries sur place dès l’entrée en guerre, et ensuite, dans le reste de l’Europe, par la création de camps d’extermination. La pure description de ce mécanisme suffit à démontrer que cette opération à l’échelle d’un continent (et audelà avec l’URSS) a été rapidement l’un des enjeux majeurs de cette guerre.

Les témoignages des hommes et des femmes qui ont été les victimes de ce grand dessein nous ont été connus assez tard ou font aujourd’hui l’objet de rééditions. On connaît le remarquable ouvrage intitulé Pèlerins de l’ombre de l’écrivain triestin de langue slovène, Boris Pahor. Son recueil de nouvelles baptisé Arrêt sur le Ponte Vecchio fait partie de cette dernière catégorie. Deux de ces nouvelles, « La Coupole de cendres » et « L’adresse sur la planche », évoquent ce que le camp alsacien de Natzweiler avait pu avoir d’indicible : l’écrivain a voulu rendre tangible cet indicible, lui restituant sa dimension physique, charnelle, olfactive, tactile et aussi sordide et parfois d’une poésie à donner froid dans le dos (ces prisonniers triestins qui se disent que, s’ils étaient transférés à Dachau, ils seraient plus près de chez eux…). Pahor a voulu cerner ce qui d’humain a pu encore s’imposer dans un lieu destiné à tuer l’humain avant de tuer l’homme.

Janina Bauman est l’une des rares survivantes du ghetto de Varsovie. Avec sa mère et sa soeur, elle obtient des papiers pour pouvoir s’installer en zone aryenne au moment où éclate l’insurrection dudit ghetto préludant à sa destruction totale. Elle raconte son enfance dans un milieu juif bourgeois et assimilé dans la Varsovie de l’entre-deux-guerres, l’antisémitisme de plus en plus étouffant et l’invasion par l’Allemagne. Ensuite vient le récit de la concentration de 500.000 Juifs dans deux quartiers de la ville, les raids et la lutte quotidienne pour ne pas finir dans les longues cohortes de malheureux embarqués dans des wagons à bestiaux. Ecrits à partir de carnets que la jeune fille a tenu pendant cette période, ces souvenirs reconstituent cette tragédie à l’échelle d’une famille et surtout selon la sensibilité de l’auteur qui, au milieu de cet enfer, a tenté de poursuivre ses études, d’aimer et de préserver sa dignité.

Ce qui est relaté dans Trois wagons à bestiaux de Zila Rennert est l’histoire d’une autre famille juive aisée. Son histoire commence à Vienne et se poursuit à Wilno et puis à Saint-Pétersbourg, où la guerre puis la Révolution d’octobre la rend très tôt consciente de la fragilité de leur existence. Ses parents parviennent à l’emmener en Pologne. Une nouvelle guerre les rattrape et ils se retrouvent en territoire occupé par les Soviétiques. La famille échappe de peu à la déportation en Sibérie et c’est à Lwow qu’ils voient arriver les forces allemandes. Tout de suite les rafles commencent. L’héroïne de cette histoire et son mari se cachent à Varsovie. Ils mènent une vie clandestine, de cache en cache, aidés par des résistants, tandis que le ghetto se vidait pour n’être plus enfin qu’un champ de ruines. L’insurrection de la ville la vida de ses habitants et Zila et ses proches ont pris la route de l’exil. La Gestapo les arrêta et ils se retrouvèrent dans un wagon en partance pour Auschwitz. La chance voulu que ce train ne parvint jamais à destination…

Gérard-Georges Lemaire
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