Chroniques des lettres

Chronique de l’an V (2)
par Gérard-Georges Lemaire


EN FRANÇAIS DANS LE TEXTE
Il n’est jamais trop tard pour bien faire : on avait presque abandonné l’espoir de voir une édition complète des œuvres littéraires de Denis Diderot dans la Bibliothèque de la Pléiade. On ne sait pourquoi, mais certains auteurs y sont maudits. Alors que le nombre des volumes de Voltaire s’accumulait, Diderot n’avait droit qu’à une médiocre anthologie dans la prestigieuse collection de la NRF. Et pourtant, s’il n’est pas le plus grand romancier du XVIII ème siècle (là, de toute façon, les Anglais nous surclassent), il n’en est pas moins l’un des plus percutants. Quand il écrit La Religieuse et Les Bijoux indiscrets, il jette un pavé dans la mare du conformisme (on le vit bien ainsi à l’époque) et quand il compose ensuite Le Neveu de Rameau (aimé de Goethe qui en favorise la parution en Allemagne alors que le texte est encore inédit en France en 1805) et Jacques le fataliste (qui paraît de manière confidentielle en 1771), il invente un nouveau genre romanesque – même s’il se place dans une tradition bien établie du maître et du valet et s’il ne rompt pas avec l’esprit de son temps - et donc de penser le monde. Et cette pensée s’exprime de manière véloce pour mettre en scène les conflits idéologiques de son temps. Le magnifique Album Diderot qui accompagne cette publication nous rappelle la vie mouvementée qui fut la sienne et aussi l’amplitude de ses activités. L’aspect le plus passionnant est bien sûr ses relations avec Catherine II et son voyage jusqu’à Saint-Pétersbourg en 1773, qui se termine par une rupture avec la souveraine (mais celle-ci l’aidera néanmoins lorsqu’il se trouvera en difficulté à Paris). Mais la chose la plus mystérieuse est l’achat de la bibliothèque du philosophe après son décès. Ce n’est que dans les réserves de la Bibliothèque nationale de l’ancienne capitale des tsars que j’ai eu la réponse : il n’est pas un ouvrage qui ne soit annoté de sa main. Ainsi a-t-il commenté inlassablement les anciens et les modernes, constituant une inestimable encyclopédie personnelle…
Contes et romans, Denis Diderot, sous la direction de Michel Delon, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard.
Album Diderot, Michel Delon, bibliothèque de la Pléiade, Gallimard.


Jean-François Félix Husson, qui a pris pour pseudonyme Champfleury, est passé à l’histoire comme l’un des champion du réalisme. Ami de Gustave Courbet, il a été de tous les combats pour défendre la cause d’un art révolutionnaire. Mais il est aussi l’auteur d’une œuvre littéraire qui paraît bien mince quand on songe aux géants de son époque. Marginale sans doute, elle n’en est pas moins séduisante, comme le prouve cette petite nouvelle L’Homme aux figures de cire. Il nous fait découvrir le monde des foires à l’époque de la Révolution de 1848 et nous entraîne, aux côté de l’auteur de l’Enterrement à Ornans, dans le monde malsain et mystérieux d’un bizarre amant d’une trop belle grisette en cire qui connaît une fin malheureuse.
L’Homme aux figures de cire, Champfleury, Le Promeneur.


Une date de publication : 1942. Un personnage : Thomas (mais pas comparable à celui de Cocteau). Une histoire construite comme un labyrinthe - quelque chose entre sainte Thérèse d’Avila et Alain Robbe Grillet (qu’il semble annoncer d’une certaine façon, mais sans la fantaisie et l’esprit ludique). Et une intrigue complètement désincarnée. Quand on relit cette fiction, on ne peut s’empêcher de penser à voix haute que Maurice Blanchot a voulu réécrire Le Procès de Kafka à sa manière, purement abstraite, purement méthodique et froide. Refaire l’expérience d’Aminadab est éprouvante, gênante, pénible. Est-ce le caractère un peu laborieux et descriptif de l’écriture qui rend les choses si difficiles ?
Aminadab, Maurice Blanchot, " L’Imaginaire ", Gallimard.


Christian Dotremont a laissé un nom pour sa poésie et surtout pour ses logogrammes, ces pictogrammes qui abolissent les mots. Son œuvre en prose a été quelque peu oubliée : il faut donc être reconnaissant à Gallimard d’avoir réédité La Pierre et l’oreiller. Ce roman publié en 1955 et épuisé depuis longtemps raconte l’histoire d’un homme qui, dans l’immédiate après guerre, a deux problèmes sérieux : son amour pour une jeune Danoise et la tuberculose dont il est affecté. Il veut la conquérir malgré sa tiédeur en jouant sur la corde sensible de la politique : le communisme pouvait alors ouvrir les chemins du cœur ! Au gré d’une déambulation aléatoire entre Paris et Copenhague, l’auteur dépeint avec un humour mordant cet épisode amoureux et met à mal toutes les idées reçues, même celles qui pouvaient fâcher alors. Et je dois confesser que j’ai pris un malin plaisir à le suivre alors qu’il décrit avec une dose de méchanceté criante les us et coutumes des Danois.
La Pierre et l’oreiller, Christian Dotremont, " L’Imaginaire ", Gallimard.


Antonin Artaud occupe une place quasiment totémique dans notre littérature. Mais le lit-on vraiment ? Et que retire-t-on de son héritage ? La publication de ses œuvres presque complètes dans la collection " Quarto " nous offre une excellente raison de nous replonger dans la poésie et la prose de cet homme qui est passé à la postérité comme une icône, un peu comme Rimbaud. Car il faut déplorer qu’on ait porté sur lui un regard de nature psychiatrique. Son internement à Rodez et les nombreuses lettres qu’il a écrites depuis l’hôpital des fous ont profondément altéré la relation qu’on a pu établir a posteriori avec lui. L’édition fastueuse des 50 dessins pour assassiner la magie contribue à alimenter cette malheureuse légende. Ces dessins ne présentent guère d’intérêt et tout ce qu’on a pu montrer dans ce domaine, exception faite de quelques autoportraits saisissants laisse perplexe. Artaud a beau se défendre dans le texte de présentation à ces malheureux croquis : " Il ne s’agit pas ici de/dessins/au propre sens du terme, […] ils ne sont pas une tentative/pour renouveler/l’art/auquel je n’ai jamais cru…" rien à faire : on a jugé bon de produire des fac-similés comme pour de délicieuses sanguines dignes de la collection des frères Goncourt… Qu’on se replonge plutôt dans ses écrits sur le théâtre – Le Théâtre et son double est encore un brûlot dangereux où il prend pour exemple le théâtre balinais pour revendiquer une dramaturgie où les acteurs seraient des hiéroglyphes se déplaçant dans la pleine matière de la réalité avec " cette physique du geste absolu ". Qu’on se replonge dans ses écrits sur le cinéma, sa défense du muet ou son apologie des Marx Brothers… Et qu’on se pénètre de ce splendide poème de la fin (il a été écrit en 1947), je veux parler de Van Gogh le suicidé de la société, où il s’assimile au peintre d’Arles et d’Auvers : " L’œil de Van Gogh est d’un grand génie, mais à la façon dont je le vois me disséquer moi-même du fond de la toile où il a surgi, ce n’est plus le génie d’un peintre que je sens en ce moment vivre en lui, mais celui d’un certain philosophe par moi jamais rencontré dans la vie. " Ce seul texte assurerait la postérité d’Artaud. Ayez-le donc toujours sous la main.
Œuvres, Antonin Artaud, édition établie par Evelyne Grossman, " Quarto ", Gallimard.
50 dessins pour assassiner la magie, Antonin Artaud, édition établie par Evelyne Grossman.


Pour le cent cinquantième anniversaire de la naissance d’Arthur Rimbaud, Jean-Jacques Lefrère a réalisé un album iconographique retraçant non seulement l’existence du poète, mais aussi l’histoire de ses textes et de leur réception. C’est d’ailleurs là la partie la plus intéressante de cet ouvrage car on se rend compte de l’incroyable vitalité de l’univers des revues à cette époque, des revues qui faisaient appel à des auteurs tels que Verlaine, qui publient les poèmes de Rimbaud ou les commentent. En somme, c’est une histoire de l’écrivain qui se raconte ici à travers la presse de la fin du XIX ème siècle et c’est littéralement passionnant car on se rend compte que c’est lorsqu’il abandonne la littérature et part en Afrique pour tenter fortune que la légende de Rimbaud s’élabore. On consultera donc cet album avec délectation, même si l’on n’est pas un rimbaldien acharné.
Rimbaud le disparu, Jean-Jacques Lefrère, Buchet/Chastel.


Lina Lachgar raconte dans un petit livre très précieux les derniers jours de Max Jacob. Converti au catholicisme, il n’en restait pas moins juif. Il est arrêté par les Allemands à Saint-Benoît le 24 février 1944 et est conduit dans une prison à Orléans. Le 26, il écrit pour alerter un ami qu’il va être transféré au camp de Drancy. Des hommes influents à l’époque vont se mobiliser pour l’en faire sortir : Pablo Picasso (à qui l’on va expliquer qu’il vaut mieux qu’il ne s’en mêle pas), Sacha Guitry et Jean Cocteau. Ils vont obtenir la libération du poète – mais trop tard : quand les papiers arrivent à Drancy l’auteur du Cornet à dès avait déjà rendu son âme à Dieu. Cette étude accompagnée de photographies et de documents originaux est indispensable pour qui veut connaître mieux cet écrivain, mais aussi pour comprendre le climat régnant en France dans les milieux culturels peu avant le débarquement.
Arrestation et mort de Max Jacob, Lina Lachgar, Editions de la Différence.


André Salmon est l’un des grands mémorialistes français du XX ème siècle. La réédition récente de Montparnasse chez Arcadia en est la démonstration. Après sa disparition en 1969 (il avait alors quatre-vingt-sept ans), on a commencé peu à peu à l’oublier. Son œuvre poétique et son œuvre romanesque disparaissent des rayons des libraires. C’est sans doute l’intérêt que s’est fait jour depuis quelque temps pour l’Ecole de Paris et pour la bohème artistique et littéraire de Montmartre au carrefour Vavin qui nous vaut cette réédition tant attendue. Car cette somme est une mine inépuisable d’anecdotes et de portraits. Tout ce qui a compté dans le microcosme de la culture des années glorieuses du cubisme, de l’orphisme, de l’abstraction, du surréalisme et du retour à l’ordre est présent dans ces pages. Grâce à Salmon on s’introduit dans l’atelier de ces peintres et de ces sculpteurs qui ont révolutionné l’esthétique moderne, on se retrouve à la terrasse du Dôme ou dans une salle de la Rotonde, on découvre ce fantastique paquebot de la nuit qu’a été alors la Coupole. On entre dans la confidence de Pascin et de Foujita, de Kisling ou d’Ortiz de Zarate, on est assis devant un guéridon en compagnie de Picasso, on participe aux soirées de Paul Fort à la Closerie des Lilas. On croise Apollinaire et Marinetti, nous faisons la connaissons des égéries de ce temps de légende, à commencer par Kiki, on reste bouche bée quand Jean Moréas déclame ses poèmes au Café Vachette et on est à l’écoute d’André Derain. Avec Salmon, porté par une écriture savoureuse, c’est un univers immense, inépuisable, fascinant qui est évoqué devant nous, c’est une fresque animée qui se déroule sous nos yeux comme une épopée sans autre bravoure qu’une toile emblématique ou un poème qui marque autant l’esprit qu’une des chansons à la mode qui trotte dans la tête. A l’inverse de ce qu’il avait fait pour sa biographie de Modigliani qui, c’est vrai, a contribué à fonder les bases d’un mythe tragique, mais au prix d’une distorsion de la réalité, Salmon nous offre dans ces pages la fable de toute un époque où l’on croyait aux lendemains qui chante et au dernier tableau de l’histoire de l’art.
Souvenirs sans fin, André Salmon, Gallimard.


Depuis ses débuts en littérature chez Christian Bourgois, Yves Buin s’est affirmé comme un écrivain qui, sans faire de drame ou de scandale, continue son chemin à contre-courant. Il reste indifférent aux débats sur le roman " moderne " et sa vraie passion est l’œuvre romanesque et poétique de Jack Kerouac, dont il s’est révélé un excellent préfacier dans l’édition qu’il a dirigée dans la collection Quarto chez Gallimard. L’Oiseau Garrincha n’est pas un roman à proprement parler, mais une suite de portraits qui représentent autant de façon de considérer le monde. Les personnages que dépeint Yves Buin ne sont pas des héros, mais plutôt des perdants, des être blessés et brisés, ou encore des camarades d’université qui n’ont pas su réaliser leurs rêves de jeunesse. Et il a ici l’ambition de faire l’apologie de la banlieue, tellement méprisée par l’élite et qui constitue le quotidien de son expérience de psychiatre. Et, à ses yeux, ces " périphéries " ne sont que les lieux où émergent des figures sans gloire mais qui prennent sous sa plus une dimension nouvelle. Il faut saluer le courage de cet auteur original de sacrifier les effets à la nécessité de parler avec justesse de ceux qu’il rencontre dans le temps vécu. Le premier chapitre, qui remémore un célèbre joueur de football brésilien, Garrincha, est remarquable. Il raconte la jeunesse de François Melville, dont le père, passionné par ce sport, tente de lui transmettre cet amour immodéré pour les demi-dieux du stades. L’adolescent, captivé par cet univers, s’identifie à ces figures mythiques et trouve en elles un accomplissement fantasmatique. Avec humanité, Yves Buin est allé jusqu’au bout d’une conviction qu’il a fait devenir un idéal littéraire.
L’Oiseau Garrincha, Yves Buin, préface de Bernard Kouchner, Le Castor Astral.


L’héroïne de Dieu a égaré mon numéro de téléphone, Hope Vogel, fréquente un étrange magasin de réparation que tient son ami Georg. C’est là que se réunissent différentes personnes qui ont en commun leur originalité et leur absence de conformisme. Il suffit de songer à cet artiste d’origine cubaine, Battalà, qui vient d’achever une œuvre intitulée La plus ancienne dictature du monde, une pyramide renfermant une grande quantité de pendules indiquant l’heure de La Havane. Le projet d’exposition est un vrai casse-tête pour eux car ils n’arrivent pas à convaincre un sponsor de la financer. La nuit, notre héroïne ne trouve pas le sommeil. Elle se sent proche du personnage de Kafka, l’artiste de la faim, de la nouvelle homonyme : elle est devenue un artiste de l’insomnie. Elle pense à son frère Arthur, un drôle de frère, qui est parti aux Etats-Unis pour dialoguer avec ses figures les plus illustres, George Washington, Lincoln, Sitting Bull, Mark Twain, Edith Warthon, et d’autres encore. Elle prend alors la décision d’aller le rejoindre à New York. Une fois arrivée, elle décide de rendre visite à son père, un professeur d’économie à la retraite. Ces relations familiales prennent aussitôt une tournure fantasmatique. Elle associe cette histoire personnelle pour le moins difficile avec un spectacle théâtral qui raconte l’histoire de Jacob et de son frère Esau. Ce récit biblique passablement retouchés se termine avec l’arrivée du Golem qui fait fuir tous les protagonistes. Quand elle retourne à Paris, marquée par ces expériences étranges, elle retrouve Georg qui lui expose son grand projet de créer le Circus Insomnia. Alors que l’apparition brusque de sa mère la replonge dans son passé (elle apprend alors la véritable histoire de ses parents), le cirque de Georg prend forme et elle assiste à une représentation hallucinante où elle voit, entre autres choses, son père et sa mère juchés sur le dos d’une éléphant, puis son frère qui porte le président Lincoln sur ses épaules… Dans cette fiction complexe et prismatique, Patricia Reznikov est parvenue à imposer un imaginaire dense et chargé de réminiscences et de bribes de rêves. C’est une œuvre curieuse et prenante, qui échappe aux poncifs de la littérature actuelle. Avec des tonalités tantôt surréalistes, tantôt expressionnistes et des références à l’esthétique post-moderne, l’auteur a su inventer un microcosme où la fascination et l’extravagance s’allient pour fonder une esthétique pleine de paradoxe.
Dieu a égaré mon numéro de téléphone, Patricia Reznikov, Mercure de France


Il faut reconnaître aux Editions Al Dante d’abord du courage et ensuite une belle persévérance. Depuis quelques années, elles ont décidé de publier les œuvres de Bernard Heidsieck. Non pas que ce poète soit un inconnu. Il fait désormais parti, à juste titre de notre panthéon moderne. Mais sa publication demande non seulement une mise en page assez compliquée, qui correspond aux voix simultanées (enregistrées ou non) qui font de ses poèmes des polyphonies vocales, mais aussi parce qu’elle nécessite d’être accompagnée de disques, ce qui est une opération onéreuse et posant toutes sortes de problèmes. Le dernier volume paru, Derviche /Le Robert, comprend trois CD qui donnent au lecteur l’intégralité de la lecture de ces textes. En deux mots, rappelons que Bernard Heidsieck est un des pionniers de la poésie sonore en France. Son atout majeur est de ne pas avoir succombé à l’attrait général de la poésie purement phonétique héritée de dada et du futurisme italien et qui a été surexploitée par les lettristes et tous ceux qui les ont suivis. Heidsieck raconte quelque chose, mais il le raconte en faisant ressortir toute la richesse de la langue. Ces deux dernières œuvres mettent en évidence l’incroyable intensité de la recherche poétique de Bernard Heidsieck et ses jeux sémantiques avec le dictionnaire et la grammaire sont d’une virtuosité étourdissante mais aussi d’une incroyable efficacité. Après Le Carrefour de la Chaussée d’Antin (2001), Canal Street (2001), La Poinçonneuse (2003), ce nouvel ouvrage prouve, si besoin est, qu’il représente aujourd’hui l’une des figures les plus passionnantes de notre poésie. Et la production du CD avec l’enregistrement de la magnifique Lettre à Brion Gysin doit être saluée comme un événement, tout comme celle du livre et du disque de Démocratie II, avec une merveilleuse mise en espace de son texte. Il faut saluer la belle constante de l’éditeur, qui vient consolider la réputation d’un grand poète.
Le Derviche, Le Robert, Bernard Heidsieck, Editions Al Dante. Niok, Editions Léo Scheer.
Lettre à Brion Gysin, Bernard Heidsieck, Al Dante.
Démocratie II, Bernard Heidsieck, Al Dante.


Après l’échec cuisant de Mardi, Herman Melville a décidé deux romans relativement courts, Redburn (1849) et La Vareuse blanche (1850) qui sont plus des reportages que des œuvres romanesques en bonne et due forme. Le premier raconte quel genre de vie l’on mène sur un navire de la marine marchande, le second dépeint une frégate de guerre américaine, l’Insubmersible. Ecrits dans un moment de grande difficulté financière, ces deux livres représentent une forme de synthèse de ses connaissances sur l’art de naviguer, qui est une technologie complexe, avec sa terminologie. Car c’est là que réside le grand talent de l’auteur qui est capable d’utiliser le jargon des marins (et même d’en fournir une encyclopédie " illustrée ") et de le rendre familier à mesure qu’on progresse dans la lecture. Le portrait qu’il fait de ces hommes de mer, des conditions dans lesquelles ils travaillent, les châtiments corporels qui leur sont infligés (et qui d’ailleurs seront supprimés en 1850 par un vote au Congrès). En dehors de leur valeur intrinsèque – ce sont deux beaux documents sur un aspect du monde américain à cette époque, le huis clos de la navigation permettant de condenser dans un espace réduit des types humains et des relations allant du haut en bas de la hiérarchie sociale. Enfin, on ne boudera pas le plaisir que nous donnent ces ouvrages – sans présenter une véritable intrigue, ils n’en sont pas moins palpitants, et c’est là que Melville excelle.
Redburn – Vareuse blanche, Herman Melville, édition établie par Philippe Jaworski avec la collaboration de Michel Imbert, Hershel Parker & Joseph Urbas, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard.


Bien curieux roman que celui d’Erwin Koch, cet écrivain helvétique de langue allemande dont c’est la première publication en France. Sara danse raconte l’histoire d’une femme, Sara Broffé, mariée et mère de quatre enfants qui, un beau jour, est arrêtée par la police secrète de son pays (on ne nous dit pas lequel, mais on devine vite qu’il s’agit de l’Argentine). Dans une villa où se déroulent les interrogatoires, elle trouve un système de défense particulier : elle prétend savoir des choses très importantes. Et c’est grâce à ce subterfuges qu’elle demeure en vie. Au cours des longues semaines de son incarcération, elle finit par connaître tous ses tortionnaires. Et l’un d’eux s’intéresse à elle, lui parle, la protège aussi. Il s’agit d’un violoniste qui, de fil en aiguille, a échoué au ministère de l’Intérieur dans les services spéciaux de la police chargés de la répression des opposants. Quand il est à son tour inculpé après la chute du régime dictatorial, cette femme (qui, entre-temps, l’a épousé) va raconter son existence et tout faire pour le blanchir. Ce roman singulier frappe par son thème, mais aussi pour son style singulier qui renforce l’étrangeté de ces relations.
Sara danse, Erwin Koch, tr. J. Honnigman, Editions Jacqueline Chambon.


Que connaissons-nous de la Slovaquie ? En fait rien. L’ouvrage collectif présenté par Catherine Servant et Etienne Boisserie, La Slovaquie face à ses héritages permet de mieux comprendre l’histoire de ce petit pays qui, avant d’avoir été uni au peuple tchèque au lendemain de la Grande guerre s’en est finalement séparé après l’effondrement du glacis communiste – dans des circonstances bien bizarres car aucune consultation populaire n’a été organisée ni d’un côté ni de l’autre. Dans ce volume, on apprendra quelles ont été ses relations avec la Hongrie, sa spécificité culturelle. Et les plus séduisantes de ces études sont sans aucun doute celles qui parlent de la poésie contemporaine, des développements actuels du roman, les rapports avec le monde culturel tchèque. C’est un livre savant mais qui a le mérite de ne pas s’enfermer dans la seule contemplation d’un passé révolu. Et c’est le seul qui puisse nous informer sur ce pays qui a rejoint la communauté européenne en catimini.
La Slovaquie face à ses héritages, Catherine Servant & Etienne Boisserie, L’Harmattan.


Sainte et maudite Russie

Le portrait qu’Ivan Bounine a fait de Tchékhov est teinté d’angélisme : l’auteur des Mouettes est un homme dépourvu de défauts et chargé d’une humanité sans pareille – mais il n’apparaît pas moins complexe et tourmenté. En fait, il s’agit d’une véritable relation amoureuse dont nous parle l’auteur, qui met en avant tout ce que le grand homme a dû subir (la maladie, la médiocrité des hommes, le manque d’amour, etc) Mais Bounine est d’abord honnête et même s’il trouve son ami génial et sans défaut, il a le mérite de présenter sa vie et surtout sa vision de la littérature sans emphase et en respectant la simplicité des propos qu’ils ont échangés.
Anton Tchekhov n’a jamais écrits de recommandations à ses pairs. Mais on a eu l’idée excellente de constituer une anthologie de ses écrits sur la littérature, extraits de notes, de souvenirs ou de lettres. Il a des points de vue toujours simples, clairs et visant l’essentiel. Tchekov est le porte-parole d’une littérature concentrée, condensée, se résumant à des situations simples (lui et elle, dit-il quand il reproche à ses contemporains de multiplier les personnages) – ce qui ne veut pas dire que sa littérature est simpliste car au contraire ce dépouillement lui permet de rendre des situations complexes. Ce recueil éclaire la démarche d’un écrivain qui démontre une méfiance à l’encontre de tout ce qui est extérieur à la chose littéraire (en particulier la politique, même s’il approuve l’attitude de Zola lors de l’affaire Dreyfus). Et, en plus du fait qu’il éclaire la personnalité de l’auteur, il pourrait servir de base de réflexion à tout écrivain débutant.
Sergueï Essenine, telle que le présente Christiane Pighetti, semble une sorte d’illuminé qui a traversé en aveugle les événements qui ont secoué la vieille Russie qui s’est rapidement transformée en forteresse assiégée du socialisme. Elle montre le jeune poète en touloupe et portant des bottes en feutre qui arrive à Saint-Pétersbourg en 1905 et y séduit les femmes sans coup férir. Elle le montre porté en triomphe en 1921 et elle parle de " la folie Essenine ". Quand on lit le Journal d’un poète, on découvre peut-être autre chose : un écrivain qui tente désespérément d’adhérer à un mythe – celui de la Russie éternelle pour dire les choses rapidement – auquel il a dû croire, mais qui l’a toujours mis en difficulté. Et quand la Révolution vient le mettre à mal, le poète est submergé par le doute. La publication de ce Journal d’un poète doit être salué comme un événement car cette autobiographie est une œuvre fascinante où Essenine a forgé sa propre légende mais où il a mis à nu tout ce qui le transporte, le tourmente et le déchire.
Journal poétique, traduit du russe et présenté par Christiane Pighetti, La Différence.


Quel destin que celui de Mikhaïl Afanassievitch Boulgakov ! Il a bien des traits communs avec les grands créateurs qui ont vécu et travaillé en URSS pendant la période stalinienne : Chostakovitch, Pasternak, Prokofiev, Essenine, Eisenstein. Ils ne font pas partie de ceux qui ont été liquidés froidement. Ils ont parfois été loués et même adulés. Mais tous ont connu l’humiliation, les interdits, parfois les autocritiques publiques. Leur existence n’a souvent tenu qu’à un fil et jamais ils n’ont connu la tranquillité d’esprit. Poussé par la nécessité, n’ayant plus les moyens de pourvoir à sa subsistance, il supplie Gorki de le laisser émigrer. Rien à faire. Alors il écrit des pièces qui, la plupart du temps, ne seront pas représentées. Mais, au début de 1932, miracle : Staline décide que sa pièce, Tourbine soit reprise et reste inscrite au répertoire. Cette même année, après avoir écrit une pièce sur Molière, il se lance dans la rédaction d’une biographie du grand dramaturge. Boulgakov divorce, se remarie, se bat pour son théâtre, installe sa famille à Léningrad et, à l’automne, son Extravagant M. Jourdain est donné au théâtre Zavadski. Une autre pièce Molière qui devait être donnée au Théâtre d’Art voit ses répétitions interrompues. L’année suivante, il achève son livre, mais les éditeur veulent le remanier – ce qu’il refuse. Il commence Le Maître et Marguerite. Sa Vie de Molière ne paraîtra jamais de son vivant. Il tente toujours d’obtenir la permission de partir. Gorki reste sourd à ses appels. Les pièces se succèdent, les unes sont apprécies, les autres, censurées. Il en vient même à écrire une pièce sur Staline ! Il n’est donc pas difficile d’imaginer avec quelle subtilité il a su restituer dans sa langue et dans son imaginaire la figure de Jean-Baptiste Poquelin, protégée par le roi soleil omnipuissant, mais tracassé par toutes sortes de cabales insidieuses ou même assassines. Comme lui, Molière a joué au chat et à la souris avec les puissants de son temps et a nargué le pouvoir tout en le flattant. Cette œuvre théâtrale, comme la sienne, a été écrite sur le fil du funambule. C’est ce qui rend sa Vie de Molière une œuvre littéraire si précieuse et si profonde, si révélatrice de la personne que fut Boulkagov qui n’est jamais parvenu à échapper à l’ombre menaçante de son grand commanditaire.

OEuvres II, Mikaïl A. Boulgakov, sous la direction de Françoise Flamand et de Jean-Louis Chavarot, avec la collaboration de C. Rouquet et d’E. Scherrer, La Pléiade, Gallimard


Disparu en 1990 alors qu’il n’a même pas cinquante ans, Sergueï Dovlatov a laissé une œuvre sulfureuse, qui marque le grande tournant historique de son pays. Il a en effet appartenu à la dernière génération de dissidents. Ses livres, comme La Valise ou La Zone, sont des fictions à caractère plus ou moins autobiographique qui traduisent avec un sens aigu et caustique du grotesque, les dernières années d’un totalitarisme qui fait eau de toute part, mais qui n’en continue pas moins à broyer les individus qui n’en acceptent pas les règles. Le Domaine Pouchkine est un récit superbe, d’une impertinence sans nom. Le héros (l’auteur sans nul doute) cherche du travail et trouve une place comme guide dans la propriété de Pouchkine à Trigorskoe devenu un haut lieu du tourisme soviétique. En butte aux ambiguïtés et aux désirs des femmes qui règnent sur ce paradis de la mémoire, prompt à faire les plaisanteries les moins bien venues sur le grand homme et sur sa poésie devant ses collègues outragés, à raconter des billevesées aux visiteurs, notre héros est une sorte de Sveijk du crépuscule de la Mère Patrie du Socialisme. La visite de sa femme Tania, dont il est séparé, lui permet de parler des milieux de la dissidence, car elle est devenue une croyante et songe à émigrer en Amérique. Lui, il boit comme un trou, se lie avec les personnages les plus hypothétique et n’a d’autre exutoire à son nihilisme que son humour grinçant. Dovlatov, a son habitude, a composé une œuvre désespérée, iconoclaste, mais d’une cocasserie sans fond.



Magnifique aventure intellectuelle que celle de Yakov Gordine dans Des voix dans les ténèbres – magnifique et indispensable pour la connaissance du continent encore largement englouti de la culture russe sous le communisme. La lecture qu’il fait des poèmes d’Akhmatova, d’Essenine, de Pasternak, de Mandelstam, de Fedotov et de tous ces grands écrivains emportés bon gré mal gré dans la tourmente révolutionnaire nous conduit à penser autrement cette histoire qui est entièrement à écrire. C’est un voyage hallucinant au fond d’une angoisse que cache mal les catéchumènes enthousiastes comme Maïakovski et ses compagnons du LEF. Le portrait qu’il fait dans la seconde partie du livre de Joseph Brodsky repose sur un équilibre parfait entre une appréciation de l’homme et une exploration de l’œuvre. Ce livre va marquer une date dans l’histoire de la critique littéraire de l’Union soviétique et sans doute ouvrir une large brèche permettant de comprendre ce qui s’est joué entre le pouvoir et les créateurs pendant ces interminables décennies.
Tout aussi magnifique est le périple que nous propose Frank Westerman. Rien que les chapitres inauguraux consacrés à la carrière de Maxime Gorki et au rôle qu’il a joué dans le monde stalinien après son exil à Capri (la femme de Lénine ne l’appréciait pas) suffirait à faire de ce livre une affaire unique. Mais la suite n’est pas négligeable : l’auteur a fait une enquête très poussée des relations qui ont été établies entre le monde littéraire et le monde de l’industrie – et surtout de la production hydraulique – quand Staline a décidé que les écrivains devaient être des " ingénieurs de l’âme ". Il prend pour exemple le cas pitoyable et néanmoins fascinant de Paoustovski, qui entreprend un voyage au Turkestan pour parler de son sel miraculeux et qui écrit Kara-Bogaz, un récit faisant l’apologie des grands travaux entrepris par le régime. En guise de
contre-point, il introduit la figure contreversée d’Andreï Platonov, qui a connu la censure et qui est parvenu à se sauver de l’indigence en allant mendier un poste mineur chez Gorki. Lui-même ingénieur spécialisé dans l’irrigation, Platonov écrit Les Ecluses d’Epiphane, qui n’ont pas mieux été appréciées que ses autres fictions. En somme, Westerman révèle un pan très mal connu de cette littérature qui a été fabriqué par ce régime et qui, parfois, n’a pu exister que par un sentiment de révolte. Et en plus, cela se lit comme un roman d’aventure !
Le voyage que Vassili Rozanov a entrepris en Italie ne diffère guère de ceux rapportés par les écrivains anglais, français ou allemands qui ont entrepris, depuis la fin du XVIII ème siècle, le Grand Tour. La seule singularité est que l’auteur ne cesse de faire des comparaisons avec ce qu’il a connu en Russie. Quand, par exemple, il évoque Capri, il se comporte en touriste cultivé. Et, en règle générale, il méconnaît la culture italienne moderne, ce qui est dommage. L’ouvrage contient aussi le récit de ses périples en Allemagne, en particulier sa visite à la maison de Goethe à Weimar que tout lecteur consciencieux aimera à comparer avec ce que Franz Kafka en raconte lorsqu’il y est allé en pèlerinage avec Max Brod. Mais, en dépit des réserves méritent de figurer parmi les grands livres de voyage. En signant L’Anneau à chiffres, Gaston Bouatchidzé a réussi une véritable gageure : mener une enquête littéraire ardue tout en composant une fiction qui laisse le lecteur en haleine. Alexandre Dumas rêve de voyager en Russie en 1838. Mais le projet tourne court et il doit attendre la montée sur le trône d’Alexandre II pour pouvoir se mettre en route. Pour nous, Dumas a laissé un récit de voyage classique, qui figure parmi de nombreux livres de ce genre qui remémorent ses périples en Italie ou en Suisse. Mais les choses sont plus compliquées qu’il n’y paraît et, sous la plume inspirée de l’auteur, cette traversée de l’immense empire oriental est un roman d’aventure pour le moins mouvementé. C’est un rare cas d’alliance réussie entre le réel et l’imaginaire dans l’évocation de la vie d’un écrivain du XIX ème siècle.
On l’aura compris, Samuel Brussel est un passionné de Josef Brodsky et, plus généralement de la culture russe. Le second numéro de sa revue Le Lecteur, est consacré à Saint-Pétersbourg. On y trouve des textes et des documents formidables. A commencer par un poème de Pouchkine, " Le Cavalier d’airain " qui célèbre le geste fondateur de Pierre le Grand. Mais il y a aussi un texte singulier d’Andraï Biely où ce dernier déclare son intérêt pour le peintre préraphaélite William Holman Hunt, des écrits poignants d’Ana Akhmatova, où elle semble porter le désespoir de sa génération sur ses épaules, ainsi que des lettres adressées à Brodsky. A propos de ce dernier on trouvera un curieux entretien où il parle de la Nativité et une lettre à Vaclàv Havel où il lui précise ce qu’il entend par " communisme " en Russie. Ce numéro est d’une grande richesse et Brussell y a adjoint un récit de voyage dans la Baltique qui mérite qu’on s’y arrête.
La Pastorale transsibérienne d’Oleg Ermakov peut être considérée comme l’expression d’une littérature de transition. L’auteur y raconte l’histoire d’un homme qui a choisi de vivre au milieu des forestiers et des chasseurs sur les bords du lac Baïkal, dans un région ingrate au climat extrême, où la vie est une lutte incessante contre la nature. Mais ce qu’il découvre dans cette région de la Sibérie profonde c’est d’abord la liberté. Le régime (l’action se déroule à la fin du régime soviétique) n’étend pas ses tentacules aussi loin et l’on y respecte un respect strictement formel de l’autorité. Toute l’histoire repose sur cette quête éperdue de cette liberté de la part d’un jeune homme qui déserte après avoir fait un séjour malheureux au sein de l’armée. Les personnages qu’il rencontre au gré de sa fuite dans des paysages interminables est une sorte d’initiation qui rapproche Ermakov d’Emerson ou de Thoreau. Et son héros va à la rencontre de lui-même au sein de cet univers dur et aride. Le récit de cette transmutation intérieure est narré avec un sens raffiné du picaresque qui lui donne une dimension métaphysique.

Tchékhov, Ivan Bounine, tr. C Hauchard, Editions du Rocher.
Conseils à un écrivain, Anton Tchekhov, édition de Piero Brunello, tr. M. Gourg, Anatolia/Editions du Rocher.
Le Domaine Pouchkine, Sergueï Dovlatov, tr. C. Zeytounian-Beloüs, préface de Piotr Vail, Anatolia/Editions du Rocher.
Des voix dans les ténèbres, Yakov Gordine, tr M. Gourg, O. Melnik-Arden, I. Sokologorsky, Anatolia/Editions du Rocher.
Ingénieurs de l’âme, Frank Westerman, tr. D. Losman, Christian Bourgois éditeur.
Impressions d’Italie, Vassili Rozanov, présenté & traduit par J. Michaut-Paterno, Anatolia/Editions du Rocher.
L’Anneau à chiffre, Gaston Bouatchidzé, Hermann.
Pétersbourg et ses alentours, Le Lecteur, Editions du Rocher.
Pastorale transsibérienne, Oleg Ermakov, tr Y. Gauthier, Jacqueline Chambon.

Gérard-Georges Lemaire
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