Chroniques des lettres

Chronique de l’an V
par Gérard-Georges Lemaire


Instruments de travail
En marge de l’exposition Pharaons à l’Institut du monde arabe, la collection ABCdaires propose un volume signé par Sophie Labbé-Toutée & Florence Maruéjol, tout à fait utile pour s’introduire à l’exercice et à la représentation du pouvoir dans l’Egypte ancienne. Ce petit dictionnaire rédigé avec clarté et simplicité permet de découvrir le mode de vie des rois, des notables et des travailleurs à différentes époques, les principales dispositions de la religion et bien entendu, les rites mortuaires qui sont la clef de voûte de système. En somme, ce volume à lui seul peut aider tout un chacun à devenir un égyptologue en herbe.

La collection « Guide des arts » chez Hazan s’enrichit de nouveaux titres qui sont incontournables pour qui s’intéresse à l’art ancien et éprouve le désir d’en déchiffrer l’iconographie. Le premier, Techniques et matériaux des arts, écrit par Antonella Fuga, est absolument indispensable. C’est le vademecum de tout amateur et de tout historien qui veut se repérer dans l’atelier des peintres à travers le temps pour découvrir leurs secrets de fabrication.Le second de Rosa Giorgi, traite d’une question religieuse traditionnelle : Les anges et les démons. A nos yeux, ce domaine semble ne pas receler beaucoup de mystères. Et pourtant, cet ouvrage n’est pas de trop car il met en évidence des points de théologie qui ne sont pas forcément limpides ou évidents comme la psychomachie ou l’échelle de la vertu. De l’enseignement de l’Eglise, nous n’avons retenu que l’essentiel et lorsqu’on se retrouve devant un tableau, l’interprétation du sujet peut se révéler problématique. En somme les repères que cet ouvrage nous offrent ne sont jamais de trop.

La peinture a très tôt puisé dans l’immense réservoir de la littérature pour trouver des thèmes ou travestir des sujets qui, sinon, auraient pu être jugés scabreux ou inconvenants. Là, avec le recul,les références sont souvent ésotériques : qui de nos jours lit Le Roland furieux de l’Arioste ou La Jérusalem délivrée du Tasse ? On peut le déplorer, mais c’est ainsi : un dictionnaire des figures issues de la poésie ou du roman qui ont été exploitées dans l’art pictural n’est pas de trop. En réalité, un grand nombre de compositions sont désormais illisibles. Qui est Renaud, Armide, et qui sont les héros de Byron et de Shakespeare qui ont inspiré Delacroix et les artistes romantiques ? Qui sait encore ce que contiennent L’Heptaméron de Marguerite de Navarre ou Le Songe de Poliphile de Francesco Colonna ? Personnages et scènes de la littérature de Francesca Pellegrino & Frederico Poletti doit devenir le compagnon de prédilection de l’amateur d’art qui ne peut pas se priver d’être un amateur de livre. Quant aux Icônes et saints d’Orients d’Alfredo Tradigo ils nous permettent de décrypter les images saintes du schisme oriental qui sont loin de nous être familières.

Dans la collection « Tout l’Art », Flammarion propose une excellente Iconographie de la Renaissance par Elisa de Halleux qui permet de s’aventurer dans le dédale des références iconographiques et des connotations philosophiques et littéraires qui se multiplient pendant cette riche période de l’art italien. La mythologie classique tient une place de choix (sans elle, impossible de pénétrer la signification de ces tableaux), mais aussi la Bible, qui commence à être interprétée de manière différente.

On débat aujourd’hui de l’enseignement religieux. En dehors de la question confessionnelle, qui ne nous concerne pas ici, cet enseignement est absolument indispensable pour comprendre les œuvres d’art du passé – et parfois du présent. C’est pourquoi Les Saints, des êtres de chair et de ciel de Sylvie Barnay (« Découvertes », Gallimard) est un outil absolument nécessaire à tout honnête homme (et honnête femme). Ce n’est pas un petit traité iconographique, mais une étude où l’auteur examine tous les aspects historiques et théologiques concernant le culte des saints. Ce culte s’est installé peu à peu dès les premiers martyrs mais ne connaît son véritable essor qu’au cœur du Moyen Age. Voilà un guide précieux pour se retrouver dans cet univers chrétien qui est pour le moins surpeuplé.

Pour les passionnés de la culture gallo-romaine et, plus généralement de l’histoire des Celtes, Jean-Paul Savignac vient de publier un étonnant dictionnaire français-gaulois à La Différence . Ce dictionnaire montre à quel point nous sommes loin, linguistiquement parlant, de nos soi-disant ancêtres !

La Grammaire des arts décoratifs de Noël Riley assistée de Patricia Bayer (Flammarion) est un assez bon cicerone pour se retrouver dans le dédales des différentes époques des arts dits mineurs, constitue une nouvelle mouture de la célèbre collection baptisée « La Grammaire des styles ». C’est en effet un livre qui n’a pas vocation théorique. Il a été conçu comme un guide introduisant aux différentes époques des arts décoratifs en France et à l’étranger, traitant non seulement des styles, mais aussi des techniques et des différentes catégories de meubles et d’objets. Il est honnêtement conçu mais pèche par une mise en page pas très heureuse. Mais le néophyte (comme d’ailleurs l’amateur) y trouvera son compte et c’est là l’essentiel.

Pour accompagner l’exposition du musée du Louvre, la collection « Découvertes » (Gallimard) présente un excellent Art roman par Alain Erlande-Brandenburg. C’est une introduction d’une grande clarté à ce qui fut une véritable révolution dans l’organisation sociale, dans le rôle de l’Eglise dans la société et dans les arts qui accompagnent cet élan religieux. Dans la même collection a paru précédemment l’excellent Maniérisme, une avant-garde au XVIe siècle, de Patricia Falguières, qui démontre comment le maniérisme s’est créé, s’est diffusé rapidement et s’est diversifié. Le sujet est complexe et l’auteur a tout fait pour le rendre limpide.

Enfin il me faut signaler le très utile Guide du collectionneur de Fabien Bouglé qui est un petit vade-mecum à l’usage des néophytes en matière d’art. C’est clair, complet et indispensable pour ce retrouver dans ce petit monde très codé.


L’art dans tous ses états

Une vérité s’impose à mes yeux : Sartre s’est révélé un meilleur écrivain dans la critique d’art que dans sa littérature et son théâtre. Il s’est forgé très tôt une idée de l’art plongeant ses racines dans la philosophie d’Aristote, comme le note si bien John Ireland dans ses notes sur Kean (soit dit en passant, cette adaptation d’Alexandre Dumas est sans nul doute sa meilleure pièce, parce qu’il y a une attitude modeste) : il en soutire le concept d’analogon, une théorie phénoménologique. Et, à partir de ce concept, il définit la nature paradoxale de l’œuvre d’art qu’il voit comme un « objet irréel » : il est en effet constitué par une volonté de l’imaginaire provoquant un effet d’irréalisation. Il lie ce décalage révélateur à sa conception de la conscience, « condamnée à une transcendance perpétuelle, à être ce qu’elle n’est pas et à ne pas être ce qu’elle est » (J.I.). Ce paradoxe se délivre selon lui sur un mode théâtral. La peinture et la sculpture sont deux de ces modes. Il a sans doute la première révélation de ce fait en 1933 quand il fait son premier voyage en Italie et qu’il découvre les créations du Tintoret à Venise. Cette vision du Tintoret lui tient tant à cœur que, quand il retourne à Venise en 1951, il rédige une étude sur Le Séquestré de Venise, qui paraît en 1957. Quatre ans plus tard, il en produit une seconde version, qui est restée inédite et qu’on trouve dans le très beau catalogue de l’exposition qui lui est consacré à la BNF. En 1966 paraît un essai intitulé « Saint Georges terrassant le dragon » qui sera suivi par « Saint Marc et son double », qui ne paraît qu’après sa mort. Avec Tintoret, il définit son esthétique et sa représentation du Beau. Mais il se passionne aussi pour l’art de son temps. C’est Giacometti, avec lequel il se lie en 1941 qui lui fournit l’opportunité de se jeter dans la bataille de la création plastique. Il écrit un premier texte en 1949 lorsqu’il expose à New York et un second, sur la peinture, en 1954, quand il est présenté à la galerie Maeght. Avec passion, avec une plume inspirée, il s’explique la démarche si particulière de Giacometti. Il fera de même pour Calder, Wols, Rebeyrolle, Lapoujade et quelques autres avec plus ou moins de bonheur. La pensée sur l’art de Sartre est toujours considérée comme marginale dans une production gigantesque, sinon pléthorique. Et peut être n’a-t-il concilié son ambition d’homme de lettres et cette vision pénétrante de l’esthétique que dans une œuvre tardive, son Flaubert…
Théâtre complet, Jean-Paul Sartre,
sous la direction de Michel Contat, Bibliothèque de la Pléiade, NRF, Gallimard. Sartre, sous la direction de Mauricette Berne, Bibliothèque nationale de France/Gallimard.

Les meubles de Pierre Paulin ont fait partie de notre existence pendant les années 60 et 70. A l’époque, ils ont fait l’effet d’une petite bombe dans le microcosme de la décoration car ils ne référaient ni à la grande histoire classique ni à la « tradition du nouveau ». Avec beaucoup de grâce, Elisabeth Vedrenne nous rappelle qui a été cet homme et surtout quelle a été son œuvre. Ses fauteuils aux formes organiques, utilitaires, bien sûr, mais plus encore ludiques, avec toujours une conception « organiciste » à leur base. Mais il n’est reste pas moins que les « proportions des sièges de Paulin sont caractéristiques : toujours équilibrées, précises. Il étudie les possibilités des modulables, autre spécificité de ces années bénies, comme il sied à une culture de la convivialité. »Ce petit album réveille bien des souvenirs et tout un art de vivre.
Pierre Paulin, Elisabeth Védrenne,
Assouline.

La caricature a joué un rôle fondamental dans notre histoire. Mais on a souvent la mémoire oublieuse envers ceux qui ont parfois accompagné notre vie pendant des décennies. Et elle est encore plus oublieuse quand on songe au passé. André Girard fait partie de ces dessinateurs qui ont travaillé dans les quotidiens d’avant guerre et qui ont commenté d’une plume souvent impitoyable une actualité qui ne se présentait pas sous les meilleurs auspices. Il a dénoncé avec véhémence les dictatures qui représentaient les deux pôles principaux du totalitarisme. Le bel album publié chez Buchet/Chastel rend un hommage mérité à André Girard dont la lucidité est du même coup une critique véhémente de la classe politique des années trente.
André Girard, Danièle Delorme, Buchet/Chastel.



La fatale Histoire amoureuse des Gaules
Le second volume des Libertins du XVIIe siècle sous la direction de Jacques Prévot dans la Bibliothèque de la Pléiade (NRF, Gallimard) nous réserve une très belle surprise : la réédition de l’Histoire amoureuses des Gaules. Depuis longtemps introuvable, ce petit livre fait partie de cette littérature qu’on a méprisé et qu’on a voulu oublier. Bien sûr, ce que raconte son auteur, Robert de Bussy-Rabutin, de la vie de Cour sous la Régence et sous Louis XIV n’a pas la valeur des Mémoires de Saint Simon. Mais ce n’en est pas moins une délicieuse et impertinente incursion dans les coulisses de Versailles et des grandes demeures seigneuriales. Ce militaire à la carrière pour le moins chaotique, proche du prince de Condé au début de la Fronde, puis rallié à la cause royale, Bussy-Rabutin n’a jamais su tirer profit de ses exploits militaires ni de ses relations dans le labyrinthe du pouvoir. Il faut savoir qu’il commet maladresse sur maladresse. Après bien des déconvenues et un « exil » en Bourgogne à cause de ses relations avec Louis de Rochechouart et sa bande de libertins, il se lance dans la littérature en 1660. Il a déjà une correspondance très nourrie avec sa cousine, Mme de Sévigné, ce que constitue ses « rabutinages », il écrit son premier ouvrage avec le prince de Conti, la Carte du pays de la Braquerie, sorte de parodie de la carte du tendre alors si prisée. Ayant la plume légère, acérée et facile, il écrit plusieurs livre dont un Abrégé de la vie de sainte Chantal. Et il compose son Histoire amoureuse des Gaules en un mois.Il se montrer imprudent en en confiant le texte à Mme de Baume, qui s’empresse d’en faire une copie et de le faire circuler. Il écrit aussi des Maximes d’amour, inspirées par des questions d’amour qui font fureur à la cour et a même le privilège de les lire au roi. Cela lui vaut d’être élu à l’Académie française. Mais les éditions de l’Histoire amoureuse circulent et font grand bruit. Sentant le danger, il fait parvenir le manuscrit à louis XIV. Mais rien n’y fait une cabale est montée contre lui et il est embastillé (pour la seconde fois) pendant treize mois. Quand il rentre sur ses terres bourguignonnes, désabusé, brisé, il s’amuse à décorer les salles de son chastel de devises et de scènes allégoriques, des portraits des rois de France, des grands hommes de son temps et surtout des « plus belles femmes de la cour », qui se voient toutes attribuer un commentaire ambigu. Il y a libertin et libertin.
Bussy-Rabutin a été un peu des deux, sans excès, mais avec malice et un esprit finalement ravageur.


H. B.
Le premier tome des Œuvres romanesques complètes de Stendhal sous la direction d’Yves Ansel et de Philippe Berthier dans la prestigieuse collection de la « Pléiade » (NRF, Gallimard) est une aventure éditoriale attendue depuis fort longtemps. On y peut découvrir l’évolution d’un écrivain et une évolution qui n’a pas été sans difficulté. Prenons par exemple Ernestine ou La Naissance de l’amour : d’un côté on est consterné, dès les premières lignes, par des descriptions sucrées et des situations qui, telles qu’il les présente, frôlent le ridicule et le cliché défraîchi, de l’autre un style déjà emporté et tranchant. Ecrit comme une sorte de mise en scène de son essai De l’amour, ce romanzetto a quelque chose de puéril. En somme, Stendhal n’a pas écrit Le Rouge et le noir du jour au lendemain et ici on assiste aux efforts et aux échecs du jeune homme de lettres. Mais on comprend qu’il a en tête un genre de roman tout à fait démonstratif : Julien Sorel est un automate conceptuel comme la pauvre Ernestine est une « statue de Condillac » comme le dit si bien Ph. Berthier. Sorel commence par être un pâle Rastignac et finit comme l’expression paradoxale de la liberté sans concession que l’homme se doit à lui-même pour s’affirmer dans sa plénitude et sa dignité. On remarquera aussi que dans cette œuvre, il s’amuse à se mesurer à ces prédécesseurs, en particulier l’Abbé Prévost, à l’occasion de la représentation de Manon Lescaut à l’Opéra : Mme de Fervaques le juge « immoral et dangereux » et, sournoisement, glisse au jeune homme que Napoléon, à Sainte-Hélène, l’a qualifié de « roman pour les laquais ». Un débat sur l’art romanesque s’insinue sans cesse dans ces pages car il est manifeste qu’en dépit de son caractère révolutionnaire, le livre puise largement dans les ouvrages du premier romantisme (il n’est que de lire la scène entre Mathilde et le héros dans la prison, sans parler de la fin avec la mort de Mathilde trois jours après celle de Julien !).


En Français dans le texte
L’immense somme de Paul Bénichou, Romantismes français, (deux tomes, « Quarto », Gallimard) doit absolument être le livre de chevet que dis-je ? le bréviaire de tout honnête homme. Ce terme de romantisme qui a été vidé de sens au fil du temps, ou réduit à un pâle stéréotype, reprend ici toute sa complexité et aussi toute sa valeur. Ce qui ressort du livre, c’est une évolution constante de ses contenu. Chaque écrivain qui, pour une raison ou une autre s’y est reconnu ou a été assimilé à ce que ce mot suppose à son époque, a fait évoluer un concept qui s’est prêté à toutes les métamorphoses. Quel lien en effet peut-on imaginer entre Lamartine et Baudelaire ? Et avec Gautier, on est à cent coudées de Lamennais entre autres, traducteur de Dante ? Bénichou tisse les liens secrets entre la pensée de tous ces écrivains et penseurs tout en marquant avec précision les différences fondamentales qui les opposent. Et il pose avec beaucoup de discernement et une érudition vertigineuse les fondements d’un grand mouvement des idées qui, en Europe, a pris des orientations souvent divergentes. Autre chose : le chapitre consacré aux Jeunes-France montre qu’une provocation de potaches a entraîné un bouleversement profond de la sensibilité esthétique et le début d’une rupture profonde dans notre littérature. Ce livre est une mine historique, cela n’est que trop évident, mais aussi un modèle d’analyse.

Les Pages d’atelier de Francis Ponge (sous la direction de Bernard Beugnot « Les Cahiers de la NRF », Gallimard) sont une manière d’entrer en catimini dans le Studiolo du poète. Il ne s’agit d’ailleurs pas seulement de premiers jets ou de textes inaboutis : certains d’entre eux ont été parfaitement ciselés. Mais on découvre aussi Ponge qui s’interroge non seulement sur son écriture, mais aussi sur lui-même. Par exemple, en 1942, Ponge conclut : « je ne suis pas un poète épique » : « je ne suis pas un poète épique (je le regrette), ni un dramaturge, ni un romancier, ni un élégiaque, ni un satiriste. » Et fort de ce constat, il définit ce pour quoi il écrit « pour l’homme au moment où il se repose et ne fait rien, pour lui découvrir les beautés dont il peut jouir…». C’est-à-dire que son fameux parti pris des choses est né d’une introspection ou de désenchantements autant que d’une volonté délibérée de jeter les bases d’une nouvelle poésie, qui part de la substance même des objets qu’il observe.C’est passionnant de bout en bout et l’on s’émerveille même quand Ponge parle des petits beurres ou du gui.

Les commémorations entraînent une surenchère éditoriale. C’est au tour de Jules Verne : suppléments de journaux, de magazines, numéros spéciaux et dossiers, biographies, réédition massive des œuvres… La biographie de Herbert R. Lottman (Flammarion) est tout à fait recevable. Mais qu’on n’aille pas chercher trop loin. Je désirais avoir des éclaircissement sur le bref voyage que l’auteur fit à Trieste lors de sa croisière dans la Méditerranée. L’archiduc Louis-Salvador d’Autriche l’aurait emmené sur son yacht. Rien de tel ici : ils vont à Milan pour voir les dessins des machines volantes de Leonardo. Dommage car le paysage de la rade de Trieste se retrouve vaguement dans ses derniers écrits et il est possible que l’aristocrate autrichien ait servi de modèle pour Mathias Sandorf.Ainsi le mystère reste entier. L’existence de Hetzel, que Jean-Paul Gourévitch dénomme Le Bon génie des livres (Le Serpent à plumes), mérite qu’on s’y arrête même si son biographe la raconte un peu sottement. Après des études de droit, le jeune Hetzel travaille à la Librairie Paulin. Il a rapidement de bonnes intuitions et publie Grandville qui connaît un grand succès, puis se lance dans l’édition des œuvres complètes de Balzac illustrées. Il collabore aussi avec George Sand et Hugo. Mais c’est avec Verne qu’il affirme pleinement sa vocation (et sa tyrannie) d’éditeur. Plusieurs titres peu connus de Verne sont réédités à cette occasion, dont La Jangada et l’étonnante Ile à hélices (Le Serpent à plumes).

Le dernière fiction de Linda Lê, Conte de l’amour bifrons (Christian Bourgois éditeur) confirme l’évolution qu’elle a pu accomplir ces derniers temps. Elle nous donne en pâture deux personnages, Ylane et Ivan. Chacun d’entre eux mène une existence plus ou moins fantasmatique, qu’elle n’a de laisse de rappeler la nature puisqu’elle les indexe comme ayant une « existence spectrale ». Ces deux êtres se rencontrent et connaisse une histoire d’amour qui transite par de multiples références livresques. Ce livre est une méditation sur la qualité du roman, sur l’invention des personnages romanesques, sur la vie de l’écrivain quand il écrit, c’est-à-dire la relation intime qu’il entretient avec ses créations. Linda Lê s’insinue dans chaque page du roman, le déroute, le dévoie. Mais il n’en reste pas moins que cette fiction se lit avec émotion. Une vraie gageure. En outre, elle a publié Le Complexe de Caliban (Christian Bourgois éditeur), un recueil d’articles où l’on croise aussi bien Amiel que Cioran, Robert Browning que Wilkie Collins. Et l’on se réjouira de son pastiche de Pérec, « je me souviens » ou de son petit « conte », « Les anamorphoses de l’enfance ».

Comme toujours un recueil d’Yves Mabin Chennevière constitue une expérience forte et déconcertante. Dans son Traité d’anatomie (La Différence) alternent des textes qui ont une perspective « aphorismique » et d’autres ayant un contenu plus grave. Cette légèreté et cette gravité conjuguées constituent une représentation du monde en perte d’équilibre. Et tout cela est prononcé avec une constante ironie et dans un esprit parfois parodique. Car rien n’est révélé sans un détour, même si les choses sont dites avec une implacable dureté : ce détour, c’est tout le travail de la langue, mais aussi et surtout des conditions de son émergence. L’auteur cultive les paradoxes et met en scène les contradictions les plus embarrassantes. Ainsi nous offre-t-il un portrait intériorisé aussi difficile à contempler qu’une figure convulsée de Bacon.
On ne saurait trop rappeler l’incroyable destin éditorial de Dominique de Roux, le créateur des Cahiers de l’Herne où il a réalisé des dossiers sur Borges, Ungaretti, Céline, Michaux qui ont fait date, ce qu’il a pu apporter à Christian Bourgois à ses débuts et sa capacité de faire découvrir des auteurs sulfureux. Ecrivain lui-même, il a affirmé un don pour le libelle. Dans ce recueil intitulé L’Ouverture de la chasse (Editions du Rocher) il est allé franchement à contre-courant, pourfendant avec une belle véhémence les manœuvriers de mai 1968 (le livre parut chez L’Age d’homme cette même année), brocarde Sollers, Marcuse, se montre bien indulgent pour Jean-Edern Hallier (personne n’est parfait) et parle de ses grands amours en littérature, surtout Pound, Gombrowicz. Voilà un livre tonique et vibrant qui a été écrit par un anti-conformiste d’un talent incontestable.

Poussière du Guangxi de Claude Margat (La Différence) relate le second voyage de l’auteur dans la région du Guangxi. La raison de son périple est de renouer avec la tradition des grands peintres chinois et d’approfondir ses connaissances de ce pays qui les a inspirés. De jour en jour, au fil des notes qu’il consigne dans son carnet, il nous communique ses émotions, traduit des paysages, parle de ces artistes de leur pensée, évoque les anciennes dynastie. C’est un livre érudit – le narrateur se sent des affinités électives avec les peintres-lettrés – mais c’est surtout un livre d’initiation pour ceux qui, comme moi, n’ont connu la Chine et son grand art que dans les salles des musées. Son plus grand accomplissement est d’avoir su dire toutes ces choses sans la moindre pédanterie et sans que ce voyage cesse d’être un enchantement.



Pour un premier roman, Yves Tenret (Comment j’ai tué la Troisième Internationale Situationniste, La Différence) s’en tire très bien avec une fantaisie pleine d’humour et de mordant. Son jeune héros va faire des pieds et des mains pour rallier la Troisième Internationale Situationniste et faire des efforts tout aussi grands pour en être exclu. L’univers confiné d’un groupuscule politique sectaire qui ne veut pas être un tout en en ayant toutes les apparences est dépeint avec une bonne dose de vitriol. C’est écrit avec malignité et une ironie dispensée sans compter. Le seul reproche qu’on pourrait adresser à l’auteur, c’est d’être un peu court. Mais il a tout ce qu’il faut pour forcer la porte du monde littéraire.

L’œuvre de Jean-Claude Hémery avait été pieusement recueillie par Maurice Nadeau pendant les années 60 et 70. Elle a été intégralement rééditée sous le titre de Curriculum vitae & autres textes (Editions du Murmure) avec une préface de Jean Frémont. Il rappelle que l’écrivain a été un brillant traducteur de l’allemand, qui avait donné une belle version en français d’Arno Schmidt. Son œuvre est longtemps demeurée secrète, presque clandestine. Hémery s’était contenté de la faire partager avec quelques intimes. Il faut dire que cette œuvre est particulière car elle consiste en une méditation patiente, acharnée, tourmentée.C’est une sorte de journal intérieur, un journal qui ne retient quasiment que cette relation intense et passionnée avec l’écriture. Bien sûr, l’auteur en fait aussi un journal intime, mais toujours en utilisant le filtre de la décence, mais de ce qu’il est indispensable de communiquer au monde. En parcourant les différents livres rassemblés ici, on ne peut qu’être fasciné par la richesse de cette quête qui semble n’avoir jamais laissé l’écrivain en repos.

Dans Discipline (Editions Héloïse d’Ormesson), la voix d’Yves di Manno est unique et prenante. Son univers est bâti de telle sorte qu’on a la sensation d’être emporté par un récit, mais que ce récit n’a de sens et de résonance que dans la sphère poétique. Il s’est débarrassé de tout ce qui a pu constituer la poésie ancienne, mais en sauvegardant l’essentiel, c’est-à-dire une manière unique de communiquer ce qui est l ‘indispensable tracé – comme une trace indélébile – d’un parcours dans le temps et dans l’espace intérieur. Et tout cela est pensé dans des termes limpides, avec un sens rare de la condensation. Quand ce qui constitue une existence et ce que suppose une quête poétique se fondent étroitement, il peut se produire une cristallisation rare. C’est ce qui se produit dans ces pages intenses, mais aussi émouvantes et dérangeantes. Yves di Manno est sans nul doute l’un des poètes qui le mieux incarne la nouvelle poésie en France.

Dans son dernier récit, Un tour sur les montagnes russes (Le Rocher), Patricia Reznikov raconte l’histoire d’un écrivain qui se fait appelé Roreo. Il doit tout pour sa littérature à sa femme avec laquelle il vient de rompre. Il va en Suisse et à Sion il fait la connaissance d’une jeune femme, Veronika. Ils deviennent amants et ils passent plusieurs semaines ensemble. Mais l’écrivain fait une chute très grave et devient amnésique. Sans avoir l’air d’y toucher, Reznikov a écrit un petit conte cruel avec simplicité et efficacité.

Le dernier roman de Parice Delbourg, Bureau des latitudes (Le Serpent à plumes) est une étrange vraie fausse autobiographie dont le héros n’est pas un dandy désabusé, mais un esthète du désabusement. Je dois avouer que je me suis laissé prendre volontiers au jeu de l’auteur, à ses dérives urbaines, à son égarement intérieur. D’autant plus qu’il a su transformer cette forme particulière d’introspection en une quête spirituelle à rebours, marquée par l’échec, l’inachèvement, le faux pas permanent. C’est un livre qui sort de l’ordinaire, qui nous oblige à nous attacher aux pas de cet « homme sans qualités » errant dans Paris.

Avec L’Etoile enterrée (Ulysse fin de siècle),Valérie-Catherine Richez a composé une œuvre passionnante. C’est non seulement un recueil de textes où elle est parvenue à décanter son univers intérieur, à lui offrir une forme épurée d’une rare intensité, mais un recueil de dessins qui sont nés dans des pages de carnets : là aussi jamais elle n’a dessiné aussi bien et ses scènes possèdent une identité étrange et prenante. Son univers est la fois drôle, bizarre, inquiétant et cruel. Il s’impose désormais tel qu’en lui-même – d’une extravagante loufoquerie, qui la rapproche en même temps de Kubin et de Redon bien que son style n’ai rien à partager avec ces maîtres d’autrefois.

Je m’interroge : la philosophie doit-elle se transformer en un cours de morale à l’usage de tous et être soumise à une vulgarisation à outrance ? Le livre d’André Comte-Sponville, La ville humaine (Hermann) pose franchement cette question. Les illustrations assez laides de Sylvie Thybert ne sont pas là pour rehausser le propos.

Je m’apprêtais à dire un peu de bien (avec beaucoup de réserves, mais tout de même) de l’anthologie de Lucas Hees, Précis de dynamitage (La Différence), où la figure dominante est Matthieu Messagier, qui vient par ailleurs de publier un beau recueil chez Flammarion, Fond de troisième œil, où il il continue à dévoiler son univers orageux. Mais après lu son essai (si l’on veut bien appeler cette chose ainsi) baptisé Moi, Ezra Pound déjà pendu par les talons à Milan (Le Rocher), je m’arrête net : ce livre est un sommet d’inepties, de vaticinations et de crétinisme aigu et surtout une perte de temps incroyable : je me demande à quoi peut bien servir de dénoncer d’un bout à l’autre d’un livre les propos, certes peu intelligents, de MM. Darras et Masson sur l’auteur des Cantos. Cet individu est une sorte de Nabbe de la littérature d’avant-garde. Un de plus. Et un de trop.

Bien curieux livre que celui d’Henri Lefebvre, Les Unités perdues (EditionsVirgile), puisqu’il ne consiste que dans une énumération d’œuvres qui ont avorté, ou qui ont disparu dans des circonstances plus ou moins tragiques.Cette « mythologie » de l’échec et de la perte se transforme en une fiction assez prenante ma foi. C’est là ce que réussit Lefebvre contre toute attente et l’on en reste malgré tout fasciné.


N.d.T.
Les Trois chemins d’écolier d’Ernst Jünger (Christian Bourgois éditeur)
est un petit livre que l’écrivain allemand à écrit en 1991, mais n’a pas fait publier. C’est un livre déconcertant puisque le vieil homme y raconte sa vie d’écolier. Son très jeune héros, Wolfram, doit affronter un univers nouveau, celui de l’école, avec ses lois, ses mystères, les professeurs inaccessibles. Il en profite aussi pour faire un portrait de son grandpère, qui joue le rôle d’initiateur. La partie la plus étrange de cet ouvrage est sans aucun doute « le second chemin », quand il se trouve au collège de Tegtmayer. Là, il doit voir un docteur à cause d’un bégaiement persistant. Pour tenter de résoudre ce problème, le médecin tente de remonter aux sources et à s’intéresser aux rêves de l’adolescent. Jünger raconte cet épisode avec un humour et une ironie sans égal.

Le roman d’Hayashi Fumiko, Nuages flottants (Editions du Rocher) est l’une des grandes œuvres de l’immédiate après guerre au Japon. Paru en 1950, un an avant la disparition de son auteur, il raconte l’existe d’un homme et d’une femme qui se sont connus au Vietnam quand le Japon avait envahi les colonies françaises d’Orient. Ils s’aiment puis le cours des événements les sépare. Ils se retrouvent à Tokyo, mais la gangrène de la misère, de la défaite, de la déchéance les ronge et jamais ils ne pourront plus s’aimer pleinement. Ce livre déchirant mais aussi d’une terrible lucidité nous fait découvrir une femme écrivain jusque là négligée par les éditeurs français.

La réputation de Ryûnoskue Akutagawa n’est plus à faire : c’est l’auteur de Rashômon dont Kurosawa a fait le chef d’œuvre que l’on sait. Certaines de ses nouvelles ont été comparées à celles de Gogol, comme « Le Nez », à assez juste titre pour une fois. Le recueil intitulé Une vague inquiétude (Editions du Rocher), que nous présente René de Ceccaty rassemble des histoires telles qu’il en a racontées tant au cours de sa brève existence. La plus frappante est celle qui a donné son titre au recueil : un professeur réputé reçoit la visite d’un homme plongé dans un inextricable problème moral : il croit être l’assassin de sa femme qui est morte lors d’un tremblement de terre. Son obsession tourne autour du fait qu’il n’a pas réussi à la dégager des décombres et que, de ce fait, elle aurait été brûlée vive. Mais rien ni personne ne pourra lui ôter ce doute de la tête…

Avec Soleil couchant, Osamu Dazai s’était révélé l’auteur des années d’humiliation après la capitulation en 1945. Les Editions du Rocher publient un très beau et pathétique récit de lui, La Femme de Villon, qui raconte l’incroyable abnégation d’une femme qui vit avec un bon à rien qui la néglige et la maltraite.

Osvaldo Lamboghini, disparu prématurément en 1985, est devenu une sorte de mythe dans la littérature argentine. Fjord (1969), il faut le reconnaître, est une œuvre surprenante. Sa violence, qui associe les visions les plus cauchemardesques à un surréalisme dérangeant, fait le récit d’une « nativité » changée en une vision d’effroi. Quant à Sebregondi recule (1973), c’est un conte où l’auteur se révèle un inventeur inépuisable qui met à bas tout ce qui peut avoir de sacré dans les relations humaines car elles sont sans cesse perverties par le politique. La publication de ces textes de Lamborghini par Désordres/Laurence Viallet constitue une courageuse et indispensable aventure dans notre édition souvent frileuse.

Le Serpent à plumes vient de rééditer La Chronique de Travnik d’Ivo Andric.C’est sans conteste le chef d’œuvre de cet écrivain qui avait reçu le prix Nobel. Il nous ramène dans la Bosnie du début du XIXe siècle encore possession de l’Empire ottoman. Et c’est à travers les yeux d’un étranger, un Français, Jean Daville, qu’il nous fait comprendre comment s’y est instauré, par la force des choses, une mosaïque culturelle d’une richesse inégalée. Voilà un roman qui a le goût de l’épopée sans rien avoir d’épique : l’histoire ici, c’est cette sédimentation prodigieuse qui a fait naître une civilisation des différences dont on sait comment elle a terminé récemment, dans l’absurdité criminelle la plus pure. En revanche, ses Contes au fil du temps (Le Serpent à plumes) sont très décevants.



Peter Sotos est un auteur sulfureux. Tellement sulfureux que la critique, toujours frileuse, a peur de parler de cet Américain qui fait passer Bukowski pour un enfant de cœur. Il est vrai que dans le premier livre paru en France, Index (La Musardine) et dans le second, Au fait (Editions Désordres/Laurence Viallet – cette dernière étant aussi la traductrice de cet ouvrage). Avec Sotos, c’est comme si l’on avait retourné la conscience humaine comme un gant pour mettre en évidence sa sale vérité – la pornographie. Et la pornographie a ses codes : obsessionnelle, elle ne se délivre que par un ressassement presque insoutenable, une radote lancinante et terrifiante, que l’écrivain épouse et nous représente dans sa réalité qui a toute la puissance de Méduse : ces séquences itératives qui s’emboîtent et s’enchaînent dans un tempo infernal ont le don de repousser mais aussi de fasciner. Car quoi de plus fascinant que l’abject qui fait que le petit jeu sexuel « prend désormais tout le temps des adultes ». Eh oui, il faut peut-être aller jusqu’au fond du fond et connaître l’Enfer sans mythologie pour savoir qui nous sommes.


Bourlinguer
Nul n’est besoin de présenter Marc Riboud
. Son travail photographique est célèbre depuis longtemps. L’ouvrage que Flammarion lui consacre, 50 ans de photographie, représente un demi-siècle d’activité. Le meilleur de sa production est reproduit dans cet album dont Le peintre le la tour Eiffel (1953). A part quelques scènes intimes, étranges ou sensuelles (je veux parler de portraits de jolies femmes), l’essentiel des clichés choisis concerne l’actualité et, le temps ayant passé, l’histoire. Il est clair que Riboud veut rester aux yeux de la postérité comme un homme qui a su regarder avec lucidité, passion et courage le drame des guerres, des massacres, des persécutions, de la misère et de toutes les abominations dont l’humanité a été capable sur tous les continents. DeMitijda à Phnom Penh, de Calcutta aux régions maudites de l’Afrique, Riboud a témoigné de ces désastres. Mais là où il est le meilleur, c’est quand il saisit la réalité au vol, traquant les paradoxes de la vie moderne. On peut alors très souvent lui tirer son chapeau.

Nul mieux que Jean-Noël Schifano pouvait présenter Naples dans la collection « Découvertes » (Gallimard) avec son Sous le soleil de Naples. Bien sûr, il ne peut s’agir ici que d’une introduction à une histoire longue, tourmentée et fascinante. De l’antique Palaïpolis des Grecs anciens à la Naples moderne, en passant par les Valois, les Espagnols et les Bourbons, Naples a traversé le temps et a trouvé en Stendhal et surtout en Alexandre Dumas ses grands « inventeurs » au XIXe siècle.

Quel plaisir que de voyager en Andalousie en compagnie de Béatrice Mocquard ! Ses Villages d’Andalousie (photos de C. Tréal & J.-M. Rutz, Arthaud) sont un véritable enchantement. Nous qui faisons partie d’une génération paradoxale, à la fois passionnée de modernité et plombée par une nostalgie des temps anciens que cette modernité se hâte d’effacer, nous ne pouvons qu’apprécier cet ouvrage qui possède une réelle poésie. Toutes ces localités inconnues dont la silhouette se découpe à flanc de coteau contre un ciel d’un bleu presque outremer deviennent ainsi les étapes obligées d’un voyage imaginaire (en ce qui nous concerne). Il est rare qu’un livre de ce genre produise une telle sensation de périple initiatique à une esthétique de la vie. El torcal, Antequera, Grazalema, Sentenil de las Bodegas, Busquitar – autant de noms qui font rêver et que l’auteur nous dépeint avec poésie.

La collection du Petit Mercure que dirige Colline Faure-Poirée Le Goût de… (Mercure de France) nous offre de belles occasions de voyager autour de notre chambre. Les destinations sont innombrables. Récemment, elle nous propose de nous rendre au Népal en compagnie de Jean-Claude Perrier. Celui a choisi de nous introduire à ce pays mythique par le biais de témoignages de grands voyageurs et aussi d’alpinistes qui ont laissé leur nom dans l’histoire du sport. Sébastien Lapaque nous emmène à Rio de Janeiro en compagnie de Manet, de Cendrars, de John Dos Passos et de Mario De Andrade, de Claudel et de Lévi-Stauss. Enfin, Bernard Delvaille nous offre un très beau Londres, qui est un puits sans fond de littérature dont il extrait les exemples les plus saisissants pour nous restituer le caractère passé et présent de cette grand métropole.


Le continent des revues
Le Cahier dessiné présente toujours des documents passionnants.
On y retrouve par exemple le superbe petit livre d’Edvard Munch, Alpha et Oméga, un magnifique dossier sur les graffitis chinois anciens de Dunhuang que commente avec beaucoup de pertinence Danielle Eliasberg, une étude savante sur la peinture et la gravure dans les grottes préhistoriques et bien sûr des dossiers sur des créateurs contemporains (ici Reiser avec des dessins méconnus). Comme chaque livraison, Le Cahier dessiné n°4 (Buchet/Chastel) nous offre son lot de surprises et de découvertes et est toujours présentée avec la même qualité.

Dommage que la couverture ne soit pas fameuse : le n°17 de la revue Présages (La Différence) réserve quelques bonnes surprises comme les belles pages de Claude Michel Cluny et les inédit de Frederic Prokosch. On regrettera que les auteurs ne soient pas présentés (quand on ne sait de qui il s’agit, on ne le saura jamais) et que l’ensemble n’ai pas une mise en page plus soignée. Mais au moins la qualité des choix est présente et c’est l’essentiel.

Pour son cinquième et dernier numéro, la revue marseillaise Issue poursuit son exploration de la jeune poésie issue des Etats-Unis ou, plus exactement, des formes d’écriture les plus radicales, prolongeant ainsi la « tradition du nouveau ». Ici, la photographie joue un rôle primordial avec le « romanphoto » de Kent Jones, la confrontation texte/image de Jean-René Etienne ou les photomontages de Tom Raworth. Espérons que cette expérience volontairement limitée dans le temps trouvera bientôt une nouvelle dynamique sous un aspect ou un autre.


Sainte Russie (suite)
Que la Russie ait été l’invitée du Salon du livre cette année aura au moins servi à voir la publication des Carnets d’Anton Tchekov (traduit par Macha Zonina et Jean-Pierrre Thibaudat, présentés par ce dernier, Christian Bourgois éditeur) Ce ne sont pas les Journaux de Kafka. Le dramaturge ne se raconte pas sa vie dans le menu détail ni n’y consigne ses pensées intimes, sauf en de rares occasions. C’est ce qu’il appelle un « garde-manger », des idées fugitives qu’il s’empresse d’attraper au vol, des idées qui lui viennent à propos de tel personnage de ses pièces, de notes de voyage, d’anecdotes drôles ou absurdes, d’aphorismes, et toutes sortes de considérations sur les petits riens qui constituent l’existence. Et surtout, il émaille ces pages d’annotations sur le rôle de l’écrivain. L’aspect le plus singulier de ces carnets est qu’il y démontre une misogynie constante qui se traduit par exemple, sous cette forme : « La femme se trouve sous le charme non pas de l’art mais de l’agitation des milieux artistiques. »

En revanche, je ne sais vraiment pas quoi penser du Secret de Tchékov de Wanda Bannour (Seuil). L’avertissement de cette dernière est gênant : elle nous dit que c’est de la fiction, mais que cela pourrait être vrai. Et que dire de la préface qui ne fait qu’empirer les choses ? Ce journal de Souvarine par lequel commence la fiction nous plonge dans un malaise encore plus profond. Et pourtant c’est un livre passionnant, érudit, mais aussi intrigant. Au fond, c’est le petit détail qui a tué l’écrivain : il aurait dû nous laisser nous dépêtrer tout seuls avec la vérité et les mensonges de la fiction…

Si l’on veut découvrir l’histoire de la Russie et s’initier à sa culture afin de soulever (un peu) le voile du mystère de l’âme russe, il faut alors se procurer l’ouvrage de Jean Blot, Le Soleil se lève à l’Est (Le Rocher). Ecrit avec intelligence, fougue et générosité, ce livre raconte l’histoire d’un peuple et fait le portrait de ses grands potentats, ses heures de gloire et ses heures noires. C’est là une magnifique initiation et une invitation au voyage dans le temps et dans l’espace de cette grande âme qu’on connaît si mal.

Quel destin bizarre que celui du prince Félix Youssoupoff ! C’est lui qui a tendu le piège pour éliminer Raspoutine qu’il croyait être la cause première des maux de la Russie en guerre. L’histoire, on le sait, l’a détrompé. Mais ses Mémoires (Editions du Rocher) valent aussi par sa description du monde aristocratique russe avant la catastrophe de 1917 et des milieux de l’exil en France. C’est là un document précieux qui permet de comprendre comment un empire s’est effondré et a été pris en main par un groupuscule d’activistes.

Pour aller à la rencontre des nouveaux auteurs de Russie, l’anthologie bilingue des Poètes russes d’aujourd’hui compilée par Boris Lejeune (La Différence) constitue une excellente approche. On peut constater à quel point ils se situent loin de leurs célèbres prédécesseurs de la période héroïque (Maïakovski, Essenine, Khlebnikov…) et que leur inspirations puisent à de bien autres sources. Par exemple, Konstantin Kedrov est fasciné par l’univers surréaliste et Alexandre Kouchner se réfère à la mystique. Ce qui frappe ici c’est la diversité de leur écriture et la richesse de leur inspiration. Cela tranche avec les désolantes mortifications et les tristes macérations nombrilistes de notre poésie !

Laissez-moi enfin vous conseiller un livre exceptionnel : Il était une fois de Viktor Chkloski (traduit par Macha Zonina & Jean-Christophe Bailly, préface d’Alexandre Stroev, Christian Bourgois). Ce fils de juif converti, professeur de mathématiques, raconte son enfance à Saint-Pétersbourg, ses années d’étude, sa vie familiale, ses premières lectures. C’est déjà un enchantement car il le raconte avec vivacité, simplicité et une légère pointe de naïveté et d’humour (puisqu’il veut qu’on entende l’enfance qui parle). Puis viennent les années de l’université et celles du café littéraire passé à la légende, Le Chien errant. Là, il noue des liens étroits avec Blok, Maïakovski, Khlebnikov et d’autres. Là naît le futurisme russe inventé par de très jeunes gens. Et il reconstitue l’atmosphère de cette petite épopée littéraire avec force et concision, faisant au fur et à mesure le portrait de ces personnages qui entraient déjà alors dans la légende. Il parle aussi de la fondation du formalisme et de sa collaboration avec les cinéastes soviétiques. Cela ce lit comme un roman : c’est un extraordinaire roman vécu.

Pour parfaire ses connaissances, le lecteur devra consulter l’excellente livraison de la revue Europe (n° 911) sur les formalistes russes où il est bien entendu question de Chklovski, mais aussi d’Iouri Tyniakov et de Boris Eichenbaum, avec des textes inédits des intéressés ainsi que des études souvent pertinentes, comme celle de Jean-Claude Lanne sur Chkloski. En marge de ce dossier, il faut absolument lire le remarquable essai de Ripellino sur Tchekov.

Gérard-Georges Lemaire
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