Chroniques des lettres

Chronique de l’an V (4)
par Gérard-Georges Lemaire


IMAGES DE LA MODERNITÉ
L’Action restreinte, l’art
moderne selon Mallarmé,
Jean-François Chevrier
Editions Hazan
On sait quels liens Stéphane Mallarmé a pu entretenir avec les arts de son temps. Ses relations avec Edouard Manet et Odilon Redon ont été profondes et ont laissé des traces significatives Dans l’énorme catalogue de l’exposition du musée de Nantes baptisée L’Action restreinte, l’art moderne selon Mallarmé, présentée par Jean-François Chevrier, il est question de l’art moderne du XX ème siècle beaucoup plus que des contemporains de l’auteur de Divagations. L’auteur nous avertit que cette manifestation et par conséquent cette publication est « une relecture de l’art moderne selon Mallarmé». Comme ce dernier est décédé en 1898, l’entreprise peut sembler hasardeuse – et elle l’est. Sans doute cela fait-il partie de cette nouvelle approche de l’histoire de l’art qui consiste justement à nier l’histoire ; personne n’est obligé de suivre le cours de la chronologie qui présente bien des pièges. Mais de là à annoncer que «Fernand Léger est le moins mallarméen des quatre grands peintres cubistes » il y a une marge – un gouffre. De plus, Léger n’a jamais été tout à fait cubiste. Ce qui pose un autre problème. Broodthaers et bien entendu Duchamp, père le l’Église réformée de l’art, sont omniprésents, comme une multitude de grands et de petits saints de la modernité, tous adoubés (rétrospectivement par l’écrivain). Et quand on lit, entre mille choses tout aussi absurdes les unes que les autres, que « pour Mallarmé comme pour Artaud, le vide reste une expérience du gouffre et du néant», les bras vous en tombent. Est-ce un exercice oulipien ? Une parodie? Une farce? Il faut l’espérer.
Un design américain
David A. Hanks et Anne Hoy
Flammarion


L’histoire du design est celle d’un conflit permanent entre les nécessité de la production industrielle et le désir de créer des objets ayant une valeur esthétique. De ce conflit sont nées bien des désillusions, mais aussi de réussites indéniables. C’est le cas du style paquebot, appelé Steamline en anglais. Le très beau livre de David A. Hanks et d’Anne Hoy, Un design américain, explore l’immense territoire de ce style aux Etats-Unis exclusivement. Il a vu le jour pendant les années trente et qui a eu des développements les décennies suivantes et, en fait, jusqu’à nos jours. Son principe de base est l’aérodynamique.

L’aviation autant que la marine et les chemins de fer en sont les principaux moteurs. Il a fallu alors trouver un équivalent dans tous les autres secteurs d’activités et les auteurs montrent avec humour des sous-vêtements « streamlined » et même un cercueil conçu dans cette optique. L‘architecture s’est vite adaptée au milieu des années trente à ce style tout en courbes qui évoque la vitesse et lui attribue une connotation particulièrement sophistiquée. Richard H. Mandel est l’un des créateurs les plus remarquables dans ce domaine. Raymond Loewy, qui va imposer sa marque de fabrique dans les années cinquante, crée déjà des objets et du mobilier de bureau dans cet esprit. Des projets les plus futuriste jusqu’au calendrier de bureau ou à l’agrafeuse, le monde du travail est converti à ce nouveau mode de représentation du monde. Et c’est la même chose pour l’univers domestique.

Après la guerre, ce style va subir une ultérieure mutation et grâce à l’esthétique de l’automobile va se populariser. Ce livre ne fait sans doute pas la somme de tout ce qui a été entrepris dans cette optique, mais permet d’en comprendre les grandes orientations. Il fera autorité en la matière.

L’ART CONTEMPORAIN EN QUESTION
Paix
Clara Halter & Jean-Michel Wilmotte,
Editions Cercle d'Art
Fait-on de l’art avec de bons sentiments? La colombe de Picasso peut laisser planer un doute. Bien sûr, Guernica demeure un modèle absolu d’art qui véhicule un message puissant. Mais est-ce le message qui compte dans cette grande « fresque » en noir blanc et gris ? Les textes qui accompagnent ce livre luxueux consacré à l’oeuvre récente de Clara Halter (la paix est onéreuse semble-t-il) démontrent à quel point les considérations sur les relations entre l’art et les idéologies ou celles qui peuvent unir l’art et les grandes causes humanitaires sont ambiguës.

Clara Halter conçoit des monuments à la paix. Et tout un chacun de fustiger les monuments aux morts. Et pourtant, ce sont de facto d’indispensables lieux de mémoire pour ne pas oublier ceux que la guerre a arraché à la vie. Ils ne sont pas nécessairement une apologie des conflits armés et ils témoignent plutôt de leur atrocité. Il peut paraître naïf de célébrer la paix car cela revient à dire qu’elle serait exceptionnelle. La guerre serait un état constant du monde et la paix un état rare qui mérite d’être commémoré.

Quoi qu’il en soit, il me semble difficile de voir la question d’une manière aussi simpliste que l’artiste qui pense qu’il suffit décrire le mot paix dans toutes les langues de l’univers pour avoir fait le tour de la question. Tout cela est très propret, très bien pensant, très fédérateur (mais fédérateur sur quoi ? sur un concept kantien ?) et, d’un point de vue purement esthétique, très peu exaltant. Enfin, les lecteurs jugeront sur pièces en feuilletant Paix, et en lisant Philippe Dagen, Chantal Béret, Bernard-Henri Lévy.

OUTILS DE TRAVAIL
Symboles du pouvoir
de Paola Rapelli
Symboles et cultes de lÕEglise
de Rosa Giorgi
Editions Hazan
Dans la collection « guide des Arts – Repères iconographiques – », Hazan vient de faire paraître deux titres indispensables pour les amateurs de peinture ancienne. Le premier, Symboles du pouvoir de Paola Rapelli, permet de se familiariser avec les grandes familles régnantes européennes, de l’Antiquité à Napoléon III, ainsi qu’avec les insignes du pouvoir. En somme, rien de ce qui a été la politique de Rome à la fin du XIX ème siècle n’est laissé de côté, ce qui n’est pas indifférent car, bien sûr, les paramètres ont bien changé en ce domaine.

Et puis si ‘lon peut reconnaître un Cesare Borgia ou un Laurent de Magnifique, saurait-on distinguer un Visconti ou un Sforza ? Les Symboles et cultes de l’Eglise de Rosa Giorgi est encore plus indispensable car il ne s’agit pas tant de faire le distinguo entre tous les papes (n’importe qui y perdrait son latin), mais entre les vêtements des différents ordre, la spécificité des costumes religieux, les objets rituels. La symbolique chrétienne nous est familière.

Mais beaucoup de choses ont été représenté différemment au fil de l’histoire et méritent bien des éclaircissement. C’est là un guide bien conçu, bien que certaines explications sont parfois un peu courtes. Je donne : un seul exemple : l’évolution des habits ecclésiastiques des clercs, diacres et sous-diacres ne sont pas analysés avec assez de précision. Mais l’ensemble est plus qu’honorable et en tout cas est nécessaire pour tout amateur et même pour tout historien d’art.

Un dernier mot. Tout collectionneur se doit de posséder deux ouvrages essentiels pour se retrouver dans le dédale des cotations plus ou moins fantasques de l’art d’aujourd’hui : L’Akoun 2005 et La Côte des photos (Editions la Côte de l’Amateur). Ces répertoires sont réalisés avec beaucoup de soin et permettent de se faire une idée du prix moyen et des prix les plus élevés des oeuvres picturales ou photographiques en France.
N.D.T.
Sur les pas des troubadours en pays d'oc
Ezra Pound
Anatolia
Editions du Rocher
Très tôt (déjà à l’université), Ezra Pound se passionne pour la littérature médiévale. Et, bientôt, il se spécialise dans la littérature provençale, celle des troubadours. Sa propre poésie en est imprégnée. S’il va se détacher de cette influence juvénile, il n’en continue pas moins à traduire et à commenter ces auteurs qu’on redécouvre. Il va participer à cette redécouverte avec la passion qui le caractérise à l’époque. Il commence par voyager dans le Midi de la France, hante les bibliothèques, fait un vrai travail d’archiviste. Il a l’idée de publier son voyage en France sous le titre de Gironde. Mais le projet échoue.

Alors, du périple qu’il accomplit à pied en 1912 dans les paysages des troubadours, il tire ce merveilleux livre intitulé A Walking Tour in the Southern France, intitulé en français Sur les pas des troubadours en pays d’oc qui est complété par une anthologie (qui est aussi un exercice de traduction) qui fait écho à son grande étude, achevée en 1910, L’Esprit des littératures romanes (Christian Bourgois). Cette aventure est d’autant plus passionnante qu’elle s’achève quand Pound compose ses trois premiers Cantos.
Berlin-Moscou, un voyage à pied
Wolfgang Büscher
L'Esprit des péninsules


Le récit de Wolfgang Büscher, Berlin-Moscou, un voyage à pied est passionnant. Ce long périple qui conduit le narrateur à traverser l’Allemagne, la Pologne, la Biélorussie et la Russie est une aventure qui se compose surtout de rencontres insolites et de découvertes étonnantes. Mais ce qui fait tout l’intérêt du voyage, c’est que l’auteur a tenu à mettre en avant les traces d’une histoire récente, d’une histoire embarrassante, cruelle et terrible car, d’une certaine manière, il a refait le chemin des troupes de la Wermacht lors de ses campagnes de 1939 et de 1941.
Notre pèlerin arrive par exemple à Katyn et relate non seulement ce qu’il voit, ce qu’on lui raconte, mais aussi fait le lien avec ce qu’il a pu savoir de cet événement effroyable, l’exécution de milliers d’officiers de l’armée polonaise effectuée par les Soviétiques et mis sur le compte des nazis (on ne prête qu’aux riches, n’est-ce pas ?. Ce n’est là qu’un épisode parmi tant d’autres qui font de ce périple une véritable reconstruction d’un demi-siècle allemand. C’est un livre remarquable d’intelligence et de finesse.
Chroniques des quais
David Wojnarowicz
Editions D”sordres/Laurence Viallet


Avec ses Chroniques des quais, David Wojnarowicz nous offre une fiction tout aussi intense qu’Au bord du gouffre (Le Serpent à Plumes, 2004), mais beaucoup plus délié. Il faut dire qu’il ne s’agit pas ici d’un roman à proprement parler, mais d’une succession de récits qui donne l’impression d’être de courts bouts filmés et qui sont restés inachevés.

Ces histoires se déroulent soit à New York soit à Sans Francisco et ont en commun de relater des épisodes de l’existence du narrateur, de ses amis et des personnages de rencontre. D’une certaine façon, elles rendent compte d’un degré de l’existence, comme si l’auteur s’était retrouvé au fond d’un immense trou de sable (comme dans le roman d’Abe Kobo) et qu’il n’aurait aucun moyen d’en sortir. Il n’en a pas la possibilité, c’est vrai, mais il n’en a pas non plus l’envie. Les petites frappes, les camés et les mauvais garçons rencontrés par Burroughs à Times Square en 1945 ne ressemblent pas aux êtres créés par Wojnarowicz : ils affabulaient, s’inventaient une sorte saga pour échapper à la médiocrité inéluctable de leur vie.

Ceux-là ne cherchent qu’une solution pour arriver jusqu’au lendemain. Comme si rien de fondamental n’existait. Ce ne sont pas des anges déchus, ce sont des fantômes et ce petit monde qui s’agite au fond de l’oeil kaléidoscopique de l’écrivain est décrit dans sa plus stricte nudité. C’est un regard cru et cruel, car il n’attends pas, comme Kerouac, la moindre rédemption au fond de cet Enfer qui a cependant quelque chose de comique et même de franchement drôle même si l’on sait qu’il n’épargnera personne.
Perdido
Velibor Colic
Le Serpent à plumes


Velibor Colic n’est pas un écrivain qui peut laisser indifférent. Il vient à peine de terminer une parodie de biographie de Modigliani (La Vie fantasmagoriquement brève et étrange d’Amedeo Modigliani, Le Serpent à plumes, 2005) où il s’attache plus au mythe de l’artiste italien qu’à la réalité de son existence (mais en faisant le contraire d’André Salmon qui est l’inventeur de ce mythe de pacotille qui a la vie dure).
Aujourd’hui, il propose la biographie d’un musicien de jazz américain, Francis « Web» Webster, disparu en 1973 et qu’il a baptisée Perdido (Le Serprent à plumes). Biographie ne serait d’ailleurs pas le terme juste : il s’est coulé dans le personnage, a épousé sa passion, s’est imaginé sa relation intime, impérative, exigeante avec la musique. Mais l’auteur ne pousse pas les choses au point de s’identifier à son héros. En fait, il passe en permanence de l’«intérieur » à l’extérieur », mais en collant au plus près de ce que peut être cette étrange et puissante possession de tout de le corps et de l’âme entière par des rythmes et des mélodies issus de son Missouri natal.

EN FRANÇAIS DANS LE TEXTE
Histoires nocives
Joyce Mansour
"L'Imaginaire" È Gallimard
On est en droit de s’interroger sur le bilan littéraire du surréalisme français. La réédition d’Histoires nocives de Joyce Mansour (« L’Imaginaire », Gallimard) nous en fournit l’occasion rêvée. Bien peu d’oeuvres semblent subsister. Est-ce parce que nous en sommes ignorants ? Ce récit semble plutôt nous dire que ce mouvement à produit un mode d’écriture poétique qui n’est plus qu’une enfilade d’images baroques et rocambolesques ne suivant plus qu’une trame bien fragile.
Et le kitsch est toujours tapi quelque part, même dans l’ombre : « Le soir, tout le monde dansait au son du sanatorium et le sperme coulait dans les rues ; évidemment tout était arrangé pour attirer les touristes. » Ce genre de phrases pleines de métaphores d’un goût incertain émaille le texte de part en part. De ce conte peuplé de jumeaux hallucinants, une fille de bûcheron qui tue tous les hommes qu’elle rencontre et la nounou noire nommée Jules César il ne reste au fond que l’impression d’un mauvais rêve d’une longueur exténuante, mais pas d’une grande révélation littéraire.
Le Dossier
Meyer-Devembre
Ariel Denis
Editions du Rocher


Dans l’effroyable frénésie papivore de la rentrée littéraire, il n’y pas facile de trouver son bonheur. Alors je mettrai en exergue un roman, Le Dossier Meyer-Devembre d’Ariel Denis (Editions du Rocher). Ce qui est passionnant dans ce livre, c’est la confusion délibérée entre un genre réputé mineur, le roman noir, qui prend ici un aspect parodique, et une construction dérivée du Nouveau Roman (on pense particulièrement au Passage de Milan de Michel Butor).
Là encore, cette récupération d’une manière d’envisager le romanesque est distanciée et traitée avec une relative ironie. Mais ce jeu d’écriture fonctionne et on se passionne pour le faux assassinat du 35 rue de Tournon et pour ses résidents (tous des personnalités intéressantes, y compris le concierge) qui, chacun à leur tout, influe sur une succession déconcertante et absurde (le plus souvent) d’événements fantasmatiques. Ici, peu importe le dénouement de l’intrigue, puisqu’il n’y jamais eu de véritable crime. Seul compte la jouissance du récit, qui est un régal.
EN FRANÇAIS DANS LE TEXTE (suite...)
Les cinq et une nuit de Shahrazade
Editions de la Différence
A retenir aussi la fiction de Mourad Djebel, Les Cinq et Une Nuits de Shahrazède (La Différence). Voilà un livre ambition, riche, qui utilise le modèle (lointain) des Mille et Une Nuits pour pouvoir tracer les routes tortueuses et imprévisibles du picaresque.

L’auteur profite de sa Shéhérazade (qui s’appelle en réalité Loundja) pour évoquer la relation complexe privilégiée que cet homme entretient avec elle et qui va l’interroger comme la pythie, mais aussi pour parler de la poésie, de l’Orient, du conte (en somme, de l’art de la narration), de la mort. Cette femme se métamorphose sans cesse au fil de ces cinq longues et riches nuits : elle peut être Psyché ou le double féminin d’Orphée.
C’est un roman intense, exigeant, qui parvient a associer la plus haute gravité et un humour mordant, qui est une sorte d’Odyssée moderne et aussi un livre des morts car l’écriture est pour l’auteur c’est le levier grâce ququel il peut décrypter le monde et ensuite le représenter.
Retour en URSS avec André Gide
Gaston Bouatchidzé
Editions Hermann


Gaston Bouatchidzé, auteur du bel Anneau à chiffres (Hermann, 2004) vient de publier un ouvrage qui mérite le détour. Il l’a intitulé Retour en URSS avec André Gide. Il refait par l’imagination le périple que Gide a entrepris en 1936, la désillusion qui en a suivi et la publication d’un récit de voyage qui fut un véritable pavé dans la mare.
L’auteur est soucieux de la vérité historique. Il ne fait que la transposer, lui donnant une dimension romanesque (très originale et très subtile soit dit en passant). Et il le fait aussi de telle manière qu’on pénètre encore plus profondément dans la réalité de cette affaire, qu’on la perçoit aussi du côté soviétique. Car cette visite n’a pas été sans conséquences.
Il démontre en tout cas que l’on peut faire des roman historique qui peuvent être à la fois d’une parfaite justesse mais qui peuvent aussi ouvrir des horizons spéculatifs inédits. Voilà encore un des beaux livres de cette rentrée, qui n’aura peut être pas les louanges de la critique si peu critique, si peu curieuse. Espérons qu’il parvienne à toucher les lecteurs qu’il mérite.
Notre aimable clientelle
Emmanuelle Heidsieck
Editions Denoël


Il existe en France un nouveau courant littéraire qui affirme avec aplomb un réalisme qui est sans doute loin du naturalisme d’Emile Zola ou de la littérature engagée des années trente. Au fond, il ne se recommande d’aucune école du passé, même s’il en reprend certains traits de caractère. Emmanuelle Heidsieck, avec Notre aimable clientèle (Denoël) fait une description redoutable de l’administration française en un de ses récents moments de mutation.
Du service public, elle est en train de passer au « service de la clientèle », ce qui, dans le cas de l’Assédic, prend une tournure presque surréaliste. Pour représenter ce microcosme qui serait risible si l’existence de tant de personnes n’en dépendait pas, Emmanuelle Heidsieck a choisi de mettre en scène un de ses employés, Robert Leblanc, quarante-deux ans, divorcé et père de deux enfants. Ce Leblanc n’a rien de particulier si ce n’est une vie sentimentale assez maigre et une vie professionnelle un peu trop pleine et qui ressemble à un parcours du combattant qui ne connaît jamais de trêve.
La charge est féroce, sans concession. Et à ce jeu pervers, notre héros se perd et se retrouve à l’hôpital psychiatrique. Et il n’a plus l’intention de la quitter, se trouvant heureux dans le commerce pacifique qu’il a avec le médecin qui le suit. Ce qui frappe, au-delà de ce cette parabole vériste, c’est d’abord le style de l’auteur, précis, frappant, juste, avec cette pointe d’ironie cruelle qui rend cette « tranche de vie » non seulement exemplaire, mais aussi amèrement comique.
French Dream
Mohamed Hmoudane
Editions de la Différence


Dans une optique assez comparable, French Dream de Mohamed Hmoudane (Editions de la Différence) raconte les mésaventures et les désillusions d’un jeune Marocain qui tente de s’en sortir en émigrant en France. Il vit ce que vivent la majorité de ces candidats au départ, pris en tenaille entre la vie misérable dans leur propre pays et l’humiliation, la plongée dans un univers où il ne peuvent subsister qu’en pointillé. C’est un livre qui ne manque pas son but, mais qui reste trop dans les généralités de la question, c’est-à-dire sa sociologie.
La nuit du peyotl
Jean-Marc Tisserant
Editions de la Différence


Les Editions de la différence viennent de rééditer un livre devenu mythique de Jean-Marc Tisserant, La Nuit du peyotl. Il s’agit du journal de la fin des années 70 d’une série d’expériences hallucinogènes, menées avec différentes substances.

A l’instar de Michaux, l’auteur se contente de consigner ce qu’il éprouve, ce qu’il voit, ce qu’il entend, de tenter de traduire par des mots ce monde qui ne cesse de se transformer avec rapidité et violence. Toute la beauté et tout l’effroi de ce commerce sont ici narrés avec la plus grande précision possible. Voilà un document précieux.
De la distraction
Virgile Novarina, Franck André Jamme
Editions Virgile


Virgile Novarina et Franck André Jamme ont réalisé en commun un livre de»correspondances», une page de l’un répondant à l’autre. Ils l’ont intitulé De la distraction. (Editions Virgile).

De quoi s’agit-il. V. Novarina a noté ses impressions immédiatement après son réveil, recueil le mucus de la nuit. Puis, plus tard, il les complète et les amende. F.-A. Jamme a composé des tablettes comme celle des Latins qui en sont comme les échos dans une langue construite. Se faisant, il fait allusion aux formules favorisant le passage dans le monde souterrain et ombragé des morts. Ce livre d’expérience est le jeu de la transition, de ce qui se joue entre l’inconscient et le conscient, dans ce moment qui serait peut-être aussi celui de la création.
La vitesse du sang
Valérie-Catherine Richez
Editions Virgile


Valérie-Catherine Richez, avec un nouveau recueil intitulé La Vitesse du sang (L’Atelier des Brisants) donne une précieuse et impressionnante extension à son univers poétique. Ici, il se divise en deux mondes qui s’interpénètrent, celui du corps et celui du cosmos.

En sorte que dans le corps peuvent se lire les signes du macrocosme. Et cette exploration se traduit par des visions tragiques, douloureuses. Le narrateur est à la recherche des lieux improbables et traverse les territoires peuplés de monstres, d’êtres hybrides et de paysages effrayants : «sanglants visages / aux traits figés / Dans la stupeur / […] Monstrueuses miniatures /aux gueules d’épouvantes…» Cet ouvrage est une sorte de Commedia qui n’est plus le fruit d’une expérience individuelle et qui ne se réfère plus à de grandes architectures théologiques ou philosophiques. Rien que la conscience blessée d’une esprit en quête de sa vérité au prix d’un périlleux voyage dans les tréfonds d’un labyrinthe qui n’est autre que le corps à nu. Cette voix si déchirantes qui tracent ces chemins entre l’abstraction et la figuration est de celles qu’on ne peut oublier.
Les Talibans n'aiment pas la fiction
Liliane Giraudon
Editions Inventaire/Invention


Liliane Giraudon, co-fondatrice de la revue Banana Split, est l’auteur d’ouvrages surprenants et donc marquants parus essentiellement chez P.O.L.
Dans ce récit de voyage en Afghanistan, où l’on ne sait où le réel et l’imaginaire tracent leurs frontières, elle met en relief cette incroyable et délirante irréalité qui se dégage de cette expérience où la beauté d’une culture doit être confronté à son aspect obscur, en particulier le sort fait aux femmes. L’auteur joue avec les mots, mais ne se paient pas de mots, se divertit à noter sur ses cahiers afghans ce qui la saisit le plus dans cette découverte d’un monde qui a conservé son authenticité mais qui est aussi sérieusement sinistré.

Ces pages se terminent par l’autobiographie d’un jeune poète, Nadir Ahmad Nazir, né en 1983 à Logar. Les Bouddhas de Bamiyân, les burkhas des femmes qu’on croise dans les rues comme autant de fantômes bleus, les hommes en armes un peu partout, des odeurs, des sensations, un voyage éprouvant à la recherche du temps courbe d’un conflit qui est le germe de la guerre qui se combat aujourd’hui. Les Talibans n’aiment pas la fiction (c’est le titre de ce petit livre, publié par Inventaire / Invention) : ils l’ont prouvé et ils ont fini par perdre. Un avertissement? Peut-être. En tout cas un moment d’écriture prenant.
Les Moulins
Sophie Braganti
Belem Éditions
Sophie Braganti, collaboratrice de notre revue, vient de faire paraître un petit récit attachant intitulé Les Moulins.
Elle nous entraîne dans ses souvenirs du pays niçois, dans son école, chez ses parents, elle nous fait rencontrer ses amies, ses camarades de classe et nous fait remonter le temps jusqu’à l’adolescence.
C’est un petit récit (par la taille) qui procède par touches subtiles, qui ne s’appesantir sur rien, mais retient l’essentiel d’une scène, d’un instant, d’un détail révélateur. Il est écrit avec beaucoup de grâce et de poésie et aussi avec une fine pointe d’humour, ce qui ne nuit pas. Jamais Sophie Braganti ne sacrifie à la mélancolie. Elle sait narrer ce qui est sans nul doute une autobiographie avec retenue et un sens aigu de l’anecdote qui met à jour une réalité, un sentiment, une blessure. Les Moulins – ce n’est que le nom d’un quartier périphériques – est un livre qui a du chien et trahit une sensibilité pleine de retenue.
L'Histoire de Ian van ***
Gentilhomme de Flandre
ou Le théatre du péché
Adrien Salmieri
Editions De Corlevour


L’Histoire de Ian van ***, Gentilhomme de Flandre ou Le Théâtre du péché d’Adrien Salmieri (éditions De Corlevour) est un retour au « grand genre » de l’aventure qu’on a jeté aux orties depuis longtemps ou remplacé par le roman de gare postmoderne. Ce roman rappelle bien sûr les Mémoires de ma vie de Casanova (l’époque bien sûr où se déroule l’action, mais aussi ce genre de vie qui est une bousculade frénétique et désastreuse), mais aussi Alexandre Dumas. Ce curieux mélange a produit un roman curieux mais qui est loin d’être dépourvu de charme. Le personnage que Salmieri a campé est tout autre que plaisant. Et son histoire d’achève dans les ténèbres du mal bien qu’on éprouve bien des difficultés à prendre ce versant maléfique de la fiction trop à coeur. L’histoire n’est pas crédible une seconde – mais que nous importe? Seul compte ici le plaisir de la lecture, qui ne se boude pas surtout pas ces temps de relative disette littéraire.
François Cheng
Editions Poésie - Gallimard


François Cheng qui a écrit de si beaux livres sur l’esthétique de la Chine ancienne est également poète. André Velter présente ses oeuvres poétiques dans la collection qu’il dirige, "Poésie/Gallimard".

Cheng n’est ni un inventeur ni un innovateur. Il transpose dans notre langue l’esprit de la tradition poétique chinoise. Ce sont de véritables peintures qui ne sont pas composées avec un pinceau et de l’encre, mais avec des mots formant des images qui sont associées dans des combinaisons simplement exprimées mais qui finissent par engendrer des constellations de sens assez complexes. C’est très subtil, assez formel malgré tout et a aussi une connotation spirituelle évidence – c’est ce que ce vers nous dit : «Ré-habitons ce qui du Rien advient.»
L’Invention du temps, tome IV
1974 - 1977
Claude Michel-Cluny
Editions de la Différence


Claude Michel-Cluny, des figures et des masques
Jalel El Gharbi
Editions de la Différence


Claude Michel-Cluny
Pierre Brunel et Jean-Yves Masson
Editions de la Différence


La publication du journal de Claude Michel-Cluny ne peut que réjouir. Sous le titre explicite de La Déraison, il nous livre cette fois les années 1974-1977. Et comme il n’est pas homme à changer de cap, il fait preuve d’une humeur frondeuse (plus que batailleuse) et donc d’un refus des mouvements de la marée des modes et des engouements transitoires.

C’est une magnifique leçon d’esprit rebelle qui n’écoute pas les sirènes de la mode. Il faut l’entendre parler de Marguerite Duras ou de Michel Tournier. Quand on songe à la période traitée, c’est vivifiant. Et puis il y a ses voyages qui le mènent de Tripoli à Bagdad, de Tunis au Caire, de la Chine aux Etats-Unis, il nous raconte ses périples avec l’oeil de quelqu’un qui ne fait pas oeuvre d’orientalisme. Le poète, le lecteur, le voyageur aussi se retrouvent dans l’excellente biographie de Jalel El Gharbi. Et quand je dis «biographie», il faut entendre bien autre chose que les exténuantes vies d’auteur qui commencent aux origines bibliques pour arriver jusqu’à la tombe et parfois pire.

C’est l’homme exclusivement tel qu’il se révèle dans ses écrits, le poète donc et l’esthète qui apparaissent dans un jeu complexe de miroirs et de travestissements. C’est d’ailleurs essentiellement dans un dialogue qu’un opinion se forge et que ce portrait se construit. C’est là le plus sûr moyen de procéder pour découvrir un écrivain, par les mots et par la pensée (la parole) qui est le substrat vécu de ces mots. Pour les soixante-quinze ans de l’auteur, un colloque a été organisé à l’Université de Paris IV (la Sorbonne). Les actes de ce grand exercice classique d’admiration ont été réunis en un gros volume qui analyse ses ouvrages, ses faits et gestes, ses propos sous toutes les coutures. J’aurais préféré quant à moi une poignée d’écrivains qui une grande liberté de ton, de créateur à créateur, plutôt que ces doctes arguties. Mais c’est un bon « outil de référence » comme il est coutume de le dire à la faculté…

Le travail de l’ADPF (Ministère des Affaires étrangères) demeure méconnu, je dirais presque par définition, puisque son travail consiste à diffuser la culture française à l’étranger. Cette officine produit d’excellente monographies sur des écrivains (Claudel, Saint-John Perse) ou sur des philosophe (Ricoeur, Sartre, Merleau-Ponty) qui constituent d’excellents ouvrages de référence, très bien présenté et édité, avec des auteurs compétents et qu’on aimerait bien trouver en librairie. Il est regrettable qu’un travail aussi importante, aussi nécessaire soit-il pour faire connaître notre culture dans le monde, ne soit pas accessible dans l’hexagone.

BOURLINGUER
Les premiers photographes d'un empire sous les Tropiques
Bia et Pedro Corrêa do Lago
Editions Gallimard


Cette année du Brésil a eu le mérite de faire découvrir le rôle de ce pays dans l’histoire de la photographie. Les spécialistes l’ont découvert il y a quelques décennies. L’exposition du musée d’Orsay – L’Empire brésilien et ses photographes – l’ont fait découvrir au grand public, tout comme le très bel album de Bia Corrêa do Lago et de Pedro Corrêa do Lago, Brésil, Les premiers photographes d’un empire sous les Tropiques (Gallimard) qui reproduit quelques trois cents clichés du XIX ème siècle.

Louis Compte y réalise les premiers daguerréotypes, réalisant des paysages de Rio de Janeiro, le portrait de l’empereur Pedro II, qui s’est passionné pour cette nouvelle technique,et surtout conservant la mémoire de l’effroyable guerre du Paraguay (1865-1870). De nombreux Européens sont venus dans ce gigantesque pays pour en découvrir l’incroyable diversité et l’incroyable richesse, comme les Français Hercule Florence, Victor Frond, auguste Stahl et Marc Ferrez. Ce livre n’est pas seulement le compendium de magnifiques documents d’archive.
C’est la découverte d’un aspect du Nouveau Monde à travers des regards contrastés, prismatiques, qui révèlent une réalité avec toutes ses beautés et aussi avec toute sa misère et toutes son injustice.
James Dean, un beau cadavre
Michel Bulteau
Editions du Rocher


J’aurais tout aussi bien pu ranger le livre de Michel Bulteau dans le domaine romanesque. Mais ce n’est pas un roman. Ce n’est pas non plus une biographie au sens stricte et encore moins une biographie romancée, le genre le pire.
Non. Disons qu’il reconstitue à sa manière l’existence fulgurante de James Dean, en tentant de maintenir un équilibre fragile (peut-être impossible) entre la réalité et le mythe. Mais l’existence de l’acteur n’a-t-elle pas consister à entrer dans la sphère mythique du cinéma?

Une poignée de pièces de théâtres à ses débuts, puis sept films – dont trois seulement peuvent compter – voilà tout ce qui a suffi à faire de jeune homme un peu tête brûlée, mais très sérieux dans son métier, une figure incontournable du XX ème siècle. Bulteau a très bien su faire revivre ce personnage hors du commun dans un livre écrit comme on écrit un roman d’amour, mais sans tomber dans les stéréotypes du genre.


Gérard-Georges Lemaire
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