Chroniques des lettres

Chronique de l’an VI (3)
par Gérard-Georges Lemaire


Eloge de la mémoire
“Les Classiques de l’art”,
Flammarion,
192 p., 9,95 ¤
Flammarion poursuit la publication des monographies d’artistes du passé dans la collection baptisée « Les Classiques de l’art ». On y trouvera un Piero della Francesca, présenté par Pietro Allegretti, un Titien, introduit par Sylvie Béguin, Caravage, qui offre une surprise : c’est le peintre Renato Guttuso apôtre du réalisme dans l’Italie de l’après guerre, qui est l’auteur de la préface. Enfin, un Cézanne est doté d’un très beau texte du poète Alfonso Gatto. Sans doute cette collection ne peut pas remplacer les « Classiques de l’art » qu’avait créés Rizzoli, que Flammarion avait repris, et qui se singularisaient par d’excellents et utiles catalogues raisonnés en fin de volume. Mais elle offre un ensemble de monographies soignées, intelligentes, offrant l’essentiel des informations utiles à la découverte de ces artistes.
Histoires de peintures,
Daniel Arasse,
“Folio essais”, Gallimard


La série de vingt-cinq émissions que le regretté Daniel Arasse avait réalisée pour France Culture vient d’être rééditée en livre de poche. C’est sans doute l’une des meilleures initiations que l’on puisse trouver à la peinture ancienne : Arasse était non seulement un historien d’art compétent, mais aussi un narrateur hors pair. On y retrouve des considérations sur la relation entre Manet et le Titien, une histoire raccourcie mais révélatrice du maniérisme, une digression sur le rapport paradoxal de Léonard de Vinci avec la perspective, un commentaire sur l’interprétation des Ménines de Vélasquez par Michel Foucault, etc. En dehors de sa valeur pédagogique, ce livre est aussi un plaidoyer en faveur d’une histoire de l’art débarrassée de toute sortes de préjugés et de médiocrités.
L’Invention du corps,
Nadeije Laneyre-Dagen,
“Tout l’art”, Flammarion


Toujours chez Flammarion, il faut signaler la réédition de l’excellente Invention du corps de Nadeije Laneyre-Dagen. Cette étude très poussée traite de nombreuses questions que pose la représentation de la figure humaine dans l’art occidental. Le premier chapitre est déterminant dans cette optique car il traite de l’introduction de l’ombre, ce qui ne correspond pas seulement à un problème technique, mais à une conception de la corporéité. Si le sujet n’est pas épuisé (comment le serait-il), l’ouvrage a le mérite de délimiter un vaste champ d’investigation, de l’expression des émotions à la figuration de la finitude. En somme, il doit faire partie de la bibliothèque de tout honnête homme.
Hautes et basses modernités
L’Art contemporain,
histoire et géographie,
“Champs”, Flammarion
Catherine Millet est bien décidée à nous enseigner la vérité sur l’art contemporain. L’ouvrage qu’elle vient de rééditer, passablement augmenté, est d’ailleurs tout à fait recevable et représente une excellente introduction à la question. Mais elle évite bien de répondre à la question fondamentale, la notion d’ « art contemporain » peut-elle perdurer indéfiniment? La notion d’art moderne a duré bien trop elle aussi. Mais elle avait une excuse historique sous la forme d’un précédent – la modernité est une attitude par rapport à la revendication d’un modèle classique (il y a en fait eu plusieurs querelles des anciens et des modernes, le romantisme étant l’une de ses dernières manifestations. Mais dans le cas présent, le qualificatif de « contemporain » évite de devoir cataloguer ce qu’on ne peut cataloguer. En réalité, la perte du principe d’oeuvre d’art (sauf, étrangement, dans la sphère de la spéculation) et même de l’existence de l’art empêche toute possibilité de trouver de nouveaux termes. Et si l’art contemporain donne le sentiment de « coller » à la réalité, il échoue à s’y inscrire. Avec Millet, ne sommes-nous pas en train d’assister à l’heure vespérale de cette idéologie vieillissante dans un recueillement religieux et inquiet.
Le Mouvement des images,
Philippe Alain Michaud,
Centre Georges Pompidou


L’heure semble être aux comparaisons, aux bilans, aux mises en perspective. Le catalogue de l’exposition Le Mouvement des images qui s’est tenue aux Centre Georges Pompidou en est bien la confirmation. Ce que Philippe Alain Michaud a entendu démontrer m’échappe un peu et je n’éprouve guère l’envie de le découvrir. Je me contente de constater que les oeuvres d’art servant à sa démonstration sont réduites à la dimension réductrice de l’image. Il est vrai que Warhol est parti de clichés – il n’est que trop logique que ses oeuvres retournent à leur origine. En dehors de cela, l’intérêt de cette publication est de comprendre comment le mouvement (celui des corps, mais aussi celui de l’esprit et de la narration) s’est traduit dans les arts plastiques. Mais là, je dois dire que l’absence des futuristes italiens est consternant: toute leur révolution esthétique reposait sur le dynamisme plastique…
Sean Scully,
Laure Beaumont Maillet,
“Découvrons l’art”, Cercle d’Art


L’artiste irlandais Sean Scully est sans doute, avec Aurélie Nemours (qui appartient à une toute autre génération) l’un des derniers grandes peintres abstraits dans la tradition moderne). Ce qui fascine chez lui, c’est le mélange subtil de rigueur dans la construction de l’espace et la sensibilité qu’il introduit dans ses plages colorées, une sorte de vibration et de tremblement infime qui transpose une émotion absente a priori de ses architectures formelles. Cet album constitue une belle initiation à ce travail.
Moralès, 50 ans de peinture,
Aubel Art Foundation
Le Musée du Montparnasse a présenté une exposition rétrospective de l’artiste espagnol José Morales Tejero. Il est né dans la région de Cordoba en 1933. Son oeuvre est intéressante car elle présente différents aspects qui résument l’histoire de l’art espagnol, passant de la figuration la plus acide à l’abstraction. Son oeuvre récente tente une conciliation entre les deux domaines avec une indéniable dimension parodique et auto parodique et par conséquent une relative tension intérieure. Un important catalogue avec des écrits de Sylvie Buisson, Angel Luis Pérez Villén et Luciano Caramel restituent ces riches et complexes cinquante années de peinture menées dans une solitude soigneusement cultivée.
Guerres du milieu,
Ipoustéguy, La Différence

Ipoustéguy - Chirurgie,
Françoise Monnin, La Différence


Disparu voici peu à l’âge de quatre-vingt-six ans, le sculpteur Ipoustéguy a laissé derrière lui quelques surprises. La première est livresque puisqu’il a écrit trois nouvelles au milieu des années quarante qui ont pour dénominateur commun de parler de la dernière guerre ou, plus généralement des malheurs de la guerre. Ce livre s’intitule Les Guerres du milieu et est frappant pour son mélange gênant de surréalisme et de réalisme cru. Et puis, on découvre que cet artiste a également été peintre – et un peintre tout à fait original. A la fin des années soixante, il a réalisé une importante suite de tableaux à l’huile (mais ce sont d’abord des assemblages) baptisée Chirurgie. Pourquoi diable ce titre ? Déjà parce que le blanc est la couleur dominante – un blanc qui évoque les hôpitaux. Et puis Ipoustéguy s’est servi du blanc pour faire apparaître un monde de mutilés et de gueules cassées, un monde effroyable avec une grande quantité de portraits d’hommes les yeux bandés et dont les membres sont parfois mutilés. Françoise Monnin a écrit une préface bien documentée et très vivifiante qui fait découvrir toutes sortes de facettes méconnues de ce créateur.
L’Excès et le reste,
tome 3, Régis Durand,
“Les Essais”, Editions de la Différence


Régis Durand vient de publier le troisième tome de l’énorme somme qu’il a écrite sur la photographie, L’Excès et le reste. D’un côté, il a rassemblé des écrits qu’il a consacrés à des artistes contemporains (Jean-Luc Tartarin, Orlan, entre autres). D’autre part, il poursuit une interrogation passionnante sur ce médium qui est entré de force dans le domaine de l’art au début du XX e siècle et a même tendance aujourd’hui à détrôner les genres anciens. Ces essais bien conçus et bien écrits, sont incontournables pour tous ceux qui souhaitent étudier ces mutations dont la photographie a été l’objet. Son étude sur la relation entre la peinture et la photographie est indispensable pour se pénétrer des enjeux actuels, qu’on y adhère ou non.
Mikio Watanabé,
Manière noire,
Gilbert Lascault, Fragments Editions


Les gravures du japonais Mikio Watanabé sont se situées au-delà du temps. Quand il représente des insectes, de petits animaux des étangs ou encore des oeufs en train d’éclore, on éprouve la sensation singulière qu’il détourne des planches scientifiques du XVIII e siècle. Ses nus féminins sont encore plus déroutants car ils paraissent être, à première vue, des photographies en noir et blanc avant qu’on ne les découvre avec plus d’attention et qu’on comprenne qu’il s’agit toujours de gravures. Ce travail qui n’est pas dépourvu de qualités (je veux dire : de savoir faire) joue malgré tout sur des ambiguïtés un peu forcées.
Shingu,
Peter Buchanan,
Editions Cercle d’Art


Autre artiste japonais de notre temps, Shingu, est sculpteur. Son esthétique est en accord parfait avec l’esthétique industrielle. Il se sert essentiellement de lames d’acier découpées pour construire son langage qui s’inspire d’une part des voilures des navires d’autrefois et, de l’autre, des moulins à vents ou à eau. C’est donc une vision plutôt aérienne et en tout cas liée aux éléments que Shingu a développé au fil du temps. Sa grammaire se rapproche de ce qu’on a pu appeler ici les structures frêles et en tout cas de la phase ultime du constructivisme russe des années vingt. C’est à la fois conceptuellement habile et techniquement très au point. Quant à sa portée esthétique, disons qu’elle s’inscrit – de manière littérale – dans l’air du temps.
Doucet,
Jean-Clarence Lambert,
Fragments Editions


Ami des peintres de Cobra, Jacques Doucet fait partie de ces peintres qui se sont affirmés dans l’après-guerre. Il a choisi de tourner le dos à l’abstraction lyrique pour une abstraction qui s’ancre plus dans la matière. On est frappé qu’à ses débuts il ait eu un parcours somme tout un peu parallèle à celui de Jean Dubuffet avec l’emprunt de figures enfantines ou d’une esthétique dérivée de celle des graffitis. Ses huiles et ses collages jouent pour l’essentiel sur le fil du rasoir entre la forme et l’informe, n’ayant jamais pour mobile une conception rigide de l’abstraction. C’est ce qui fait la singularité et le charme de cette oeuvre que Jean-Clarence Lambert défend avec conviction.
Une vie pour l'art,
Patrice Trigano,
La différence


Depuis Ambroise Vollard, les marchand de tableaux ont souvent écrits leurs mémoires avec des résultats bien divers. Pierre Nahon a laissé une trace profonde ces dernières années (toujours publié par La Différence). Le livre de Patrice Trigano raconte avec beaucoup de simplicité et sans trop de mégalomanie (un mal professionnel) ses relations avec les artistes sans aller au-delà de sa position, ce dont on lui sera reconnaissant. On croise dans son ouvrage Max Ernst et Beuys, Malaval et Pommereule, en somme une foule de figures plus ou moins illustres que le marchand a croisé au gré de sa carrière.
En dehors de ces anecdotes, il évoque aussi les collaborations qu’il a pu envisager avec d’autres confrères, ce qui nous permet de pénétrer dans un univers assez confidentiel. Le seul regret que j’ai eu en lisant cet ouvrage c’est qu’il parle aussi peu de Catherine Lopès-Curval, peut-être que c’est sans doute la benjamine de sa galerie…
Albert Camus versus Franz Kafka
Œuvres complètes,
tome 1 & tome 2,
sous la direction de
Jacqueline Lévi-Valensi,
Bibliothèque de la Pléiade,
NRF, Gallimard
La parution des OEuvres complètes d’Albert Camus dans la Bibliothèque de la Pléiade a le mérite de nous faire relire des écrits dont on avait oublié l’existence ou dont l’existence était devenue relative, sinon labile. En ce qui concerne le petit essai dont je veux vous entretenir, j’en avais relu des bribes à la faveur d’un petit colloque sur Kafka que j’avais organisé avec Jean Blot et qui eut lieu au musée du Montparnasse en 2002. Et puis, le temps passant, je l’avais de nouveau oublié, ou presque. Alors le voici de nouveau sous mes yeux.
J’apprends que Camus l’avais retiré dès la première édition du Mythe de Sisyphe en 1942 pour le remplacer par une méditation sur Dostoïevski. Qu’est-ce qui a bien pu pousser l’écrivain ? On sait que l’après guerre a été marquée en France par un véritable engouement pour Kafka qui s’est traduit par des débats ou des enquêtes ; comme celle publiée en 1945 dans la revue Action (cf Métamorphoses de Kafka, Éric Koehler éditeur). Camus, comme Breton, Bataille, Blanchot et autres penseurs et écrivains éminents, s’est emparé de l’écrivain pragois pour s’en servir comme d’un cheval de Troie pour véhiculer sa conception du monde. Et ce texte repose sur une dialectique bizarre : celle de l’absurde et de l’espoir. Il explique à son lecteur qu’il y a « dans la condition humaine, c’est le lieu commun de toutes les littératures, une absurdité fondamentale…» : que l’oeuvre de Kafka est « absurde dans ses principes » ne paraît plus insensé. Soit. Mais quand il affirme que «plus tragique […] est la condition rapportée par Kafka, plus tragique et provoquant devient cet espoir », là, on touche vraiment à l’absurde. Il comprend pourtant que cette oeuvre échappe a toute interprétation, il comprend aussi que tout échappe à une saine logique dans la démarche de Joseph K. et enfin il comprend qu’il n’y a souvent pas de commencement et de fin dans ses histoires, il s’enferre dans un paradoxe lui aussi absurde, pour de bon.
En français dans le texte
Albany, Des pommes et
des oranges, Californie II,
Christophe Lamiot Enos,
Flammarion
La poésie de Christophe Lamiot Enos, telle qu’elle se présente dans son recueil baptisé Albany joue sur un double registre : d’une part, c’est le journal d’un voyage entrepris en Amérique à la fin des années 80, de l’autre, c’est un carnet de notes où il consigne les traits les plus saillants de sa relation poétique au monde. L’ensemble s’organise au sein d’un champ magnétique dont les deux pôles constituent les extrêmes de sa pensée, du plus matériel au plus abstrait. Ce qui frappe le plus ici, c’est la volonté de l’auteur d’employer les modes formels les plus différents possibles – il ne veut pas s’enfermer dans une formule restrictive car chaque poème doit inventer sa concrétisation dans l’espace de la page selon les intentions qu’il véhicule. Le monde que l’auteur représente au gré de ses pérégrinations est un monde qui ne cesse de proposer de nouvelles visions et de nouvelles manières d’envisager le langage comme outil pour lui restituer toute sa complexité.
N.d.T.
Petits texte poétiques,
Robert Walser, trad. Nicole Taube,
“Du monde entier”, Gallimard
Franz Kafka aimait beaucoup Robert Walser parce qu’il le faisait rire. Et c’était dans sa bouche un immense compliment car il tentait d’introduire une forme d’humour très noir dans une prose sous-tendue par de noires visons. Quand Walser parle de « poème» comme il le fait à propos de courts textes en prose, c’est qu’il imagine qu’ils sont les dépositaires d’un ars poetis qui lui est propre et qui est l’émanation de son style de vie. Dans sa « Lettre d’un poète à un monsieur » qui désire faire sa connaissance, il lui répond qu’il n’en vaut pas la peine, n’ayant ni la politesse, ni les manières, ni même le vêtement. Et puis, il ne se voit pas dans un salon, alors qu’il n’est lui-même que dans les bois, les champs ou à l’auberge. Le véritable héros est ici l’homme des randonnées pédestres, le vagabond qui se met à rêver en toutes occasions, qu’il soit éveillé ou endormi. Ses rêves prennent les apparences les plus diverses, extrapolées le plus souvent de l’expérience la plus commune. Lui qui se veut un «promeneur aux semelles de vent», il fait du gyrovague le vates moderne, toujours le regard assez perçant pour déchirer le voile opaque de la réalité. Et la « Lettre d’un père à son fils » a tout ce qui peut enchanter l’auteur du Procès : alors que son fils, entre autres griefs, lui reproche la médiocrité de son éducation, le père rétorque qu’il a au fond beaucoup de chance car il ne lui demandera pas d’être excellent en tout. Walser est un maître dans le conte miniature et la métamorphose car, à partir de presque rien, il compose un tableau intense et vibrant.
Etudes,
Thomas Mann, tr. Philippe Jaccottet,
“Le Cabinet du lettré”, Gallimard


Bien curieux titre que ces « Improvisations sur Goethe » de Thomas Mann. Rien de moins improvisé et surtout rien de plus conventionnel : une biographie, un portrait physique et moral, le commentaire succinct des ouvrages principaux et l’examen de leur valeur universelle. Mann s’est livré à un véritable exercice académique (dommage que Philippe Jaccottet ne nous enseigne ni la date de parution de cet essai, ni les raisons de sa mise en chantier) – un exercice d’adulation où il démontre bien du talent. Il faut dire que Goethe s’y prête aisément, à cause de ses innombrables contradictions. Le portrait qu’en fait l’auteur de la Mort à Venise est celui d’un génie, mais d’un génie aux apparences bourgeoises, au spinozisme qui sait ménager la chèvre et le chou de la tension religieuse entre catholicisme et protestantisme. Réincarnation d’Erasme, Goethe peint par Mann est franchement ennuyeux, calculateur, sans grandeur aucune. Il n’est pas capable de nous restituer l’homme du XVIII e siècle, l’élève de Herder, l’homme des Lumières version principauté allemande. Il n’est pas capable non plus de faire découvrir le Goethe romain, le néoclassique, en somme l’ami de Winckelmann, de Mengs et d’Angelika Kauffmann. En revanche, il insiste sur le thème du « génie », un thème qui implique une filiation : quand il vante Whilhelm Meister, il en fait un classique du roman d’éducation et vante sa postérité : « elle va, en passant par Stifter et Keller, jusqu’à la Montagne sacrée. » Comme quoi, à génie, génie et demi !
La Danseuse, Mori Ogai,
tr. Jean-Jacques Tschudin,
Editions du Rocher


Le récit de Mori Ogai La Danseuse mérite toute notre attention. Il relate l’histoire d’un jeune Japonais qui fait la connaissance à Berlin, à la fin du XIX e siècle, d’une jeune femme prénommée Élise. Elle travaille dans un théâtre et connaît un grand dénuement. Notre héros tombe amoureux et il vit avec elle. Elle tombe enceinte. Le jeune homme doit suivre un ministre en Russie et il doit laisser Élise derrière lui. Quand il rentre après quelques mois d’absence, elle est méconnaissable et a sombré dans la folie. La mort dans l’âme il retourne au Japon… Avec ce petit texte paru en 1890 commence l’essor du roman moderne au Japon dont Mori Ogai a été un des grands précurseurs.
Roman policier,
Imre Kertész, tr. N. Zaremba-Huzsvai & C. Zaremba,
Actes Sud


Roman policier : sous ce titre générique, passe partout, neutre en somme, Imre Kertész s’est employé à fournir sa propre vison de la vie policière et de la logique qui y préside. Il a situé l’action en Amérique latine, mais on comprend très bien où cela se passe. Les hommes qui entourent le héros de cette sombre affaire finissent par prendre consistance et presque une normalité quand la logique absurde qui les régit est érigée en système. Antonio Rojas Martens, notre policier qui fait ses premières armes, devient sous nos yeux un homme acharné à la perte d’un suspect qui va user de tous les moyens (les plus illégaux comme les plus obscènes) pour parvenir à ses fins. Comme un jeu prolongé dans la réalité. Voilà une histoire terrible et qui fait rire pourtant, malgré tout ce qu’elle recèle d’effroyable. Voilà une histoire qui met à nu des mécanisme mentaux (entre autres, ludiques) plus que des mécanismes politiques ou idéologiques.
Le Cygne,
Gregor von Rezzori, tr. Jacques Lajarrige,
Editions du Rocher


Le Cygne de Gregor von Rezzori est une petite oeuvre troublante: un frère et une soeur (Tania) se retrouvent devant le cadavre de leur oncle (Sergueï).
L’expérience de cette mort est associée dans l’esprit du jeune garçon avec sa première expérience amoureuse qui se traduit par le massacre d’un cygne sur le lac. Cet insolite jeu d’associations est sans aucun doute une mise à mal d’un genre – le roman d’initiation. Ce qui est vécu ici est âpre et sans concession et il faut toute la rondeur du style de l’auteur pour qu’on accepte cette «déconstruction» dans l’optique de Cézanne. Tout ici est sous l’emprise de la décadence et de la corruption. L’initiation est pour lui la découverte de ce qui inéluctablement est voué au pourrissement – que ce soit un empire, un idéal, un amour, et le corps enfin.
Les Témoins,
Cesare Greppi, tr. M.-P. Géraud,
La Différence


Bien singulière prose que celle de Cesare Greppi, ou plutôt bien singulière manière de raconter une histoire qui fuit sans cesse comme s’il avait désirer que le lecteur ne s’intéresse pas tant au développement du récit qu’aux visions et évocations qu’il provoque. L’affaire se présente comme une sorte de procès où les témoignages s’accumulent mais où la nature du délit est dissimulée. L’atmosphère du couvent, le secret dont on tente d’entourer toute choses contribuent à faire de cette fiction la quintessence de l’art romanesque dont tous les éléments sont exposés et dont le mouvement d’ensemble reste inaccessible.
La Poésie arménienne,
Vahé Godel, La Différence


La Différence vient de publier une remarquable anthologie de la poésie arménienne préparée par Vahé Godel. J’avoue ma totale ignorance en la matière. J’ai été ravi de découvrir une chanson de geste du VIII e siècle, David de Sassoun, à l’époque où l’Arménie devait se défendre du califat de Bagdad et la poésie mystique du Moyen Âge. Ce genre de poésie va d’ailleurs perdurer au moins jusqu’au XVIII e siècle. Je regrette seulement que les notices ne soient pas plus développées : par exemple, le poème «L’Année rouge» de Djivani demeure énigmatique – il se réfère à un événement historique particulièrement dramatique, mais on ignore de quoi il s’agit. Tout ce qui concerne le siècle passé est passionnant, d’autant plus que l’Arménie a été une République soviétique. En définitive, l’auteur de ce volume nous introduit à un monde inconnu et nous devons lui en être reconnaissant.
Chère nuit gris-bleu,
Wolfgang Borchert, trad. Jean-Pierre
Vallotton, Chambon / Le Rouergue


Les nouvelles de Wolfgang Borchert ont pour dénominateur commun de transcrire l’expérience de la guerre qui l’a si profondément marqué. Si le ton est sincère et si sa vision est sans la moindre concession, l’auteur abuse de certaines formules de manière trop systématique, comme par exemple la répétition. A force d’accentuer l’horreur ou l’extrême violence de ce qu’il a pu vivre, sa prose perd de son efficacité et aussi
Bourlinguer
Jardins secrets de Venise,
Mariagrazia Dammico & Marianne
Majerus, Flammarion


On compulsera avec délectation les Jardins secrets de Venise Mariagrazia Dammico (auteur) et Marianne Majerus (photographe) pour la bonne raison que ce n’est jamais sous cet angle qu’on envisage la vieille République maritime. On aurait plutôt tendance, comme le fit John Ruskin, de ne se passionner que pour ses pierres. On peut ainsi pénétrer dans ces lieux secrets – si l’on fait par exemple abstraction du jardin de sculpture de la fondation Peggy Guggenheim ou la cour de la galleria Giorgo Franchetti à Cannaregio. C’est ainsi que l’on ne se retrouve pas dans de délicieux jardins anglais mais dans de somptueux parcs comme celui du palais Soranzo Cappello à Santa Croce. Ensuite, ce sont les jardins des couvents qui se découvrent comme le merveilleux hortus conclusus du couvent de San Francesco de la Vigna à Castello. Et puis nous prenons une embarcation pour aller visiter les îles. En somme cet album révèle des mystères souvent invisibles car il sont souvent volontairement cachés.
Les Maletres de l'eau,
Editions Artlys


Georgia Santangelo a eu l’excellente idée de célébrer l’incroyable entreprise technologique qu’a représenté la construction la machine de Marly. L’alimentation en eau des jardins et des fontaines de Versailles posait des problèmes considérables. Il fallait affronter un dénivelé important (entre 100 et 150 m.) et c’était alors un véritable gageure d’autant plus que la captation des eaux de l’Eure se révélait impossible. Ce fut ainsi qu’on construisit la machine de Marly, avec ses 259 pompes, conçue par Arnold de Ville et Rennequin Sualem. Véritable merveille du génie industriel de l’époque, elle suffit pourtant à peine à alimenter ce domaine si vaste et si gourmand en eau. De plus, sa grande complexité posait des problèmes loin d’être insignifiants. Voilà une façon passionnante d’envisager la théâtralité de Versailles. Le beau catalogue qui a été imprimé à l’occasion de l’exposition à Marly-le-Roi/Louveciennes a permis de développer une réflexion sur l’art hydraulique depuis ses origines et depuis les théories d’Archimède.
Les Etoiles à l'envers,
Pierrette Fleuriaux / JS Cartier,
Actes Sud


Dans Les Étoiles à l’envers, Pierrette Fleutiaux commente les photographies que JS Cartier a prises à New York. Exercice classique s’il en est, mais qui donne ici quelques fruits amers, car je ne trouve pas la prose de l’écrivain particulièrement passionnante. En revanche, certains clichés feraient plutôt rêver et donneraient l’envie de prendre l’avion sur le champ pour traverser l’Atlantique : ils sont à la fois déroutants et poétiques.


Gérard-Georges Lemaire
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