Dossier Gérard Le Cloarec

Être peintre par les qualités mêmes de la peinture
Par Jean-Luc Chalumeau


La dernière fois que je suis entré dans l’atelier de Gérard Le Cloarec, j’ai immédiatement été frappé par un portrait posé sur un chevalet. Depuis la porte, le visage était indiscernable, noyé semblait-il dans l’enchevêtrement des signes et lignes qui sont depuis toujours la caractéristique du style du peintre. C’était la même chose vu de trop près. Il suffisait de se tenir à la bonne distance, deux mètres peut-être, pour qu’apparaisse progressivement, légèrement ironique, le beau sourire d’une jeune fille.
Encore un peu d’attention depuis le même endroit, et toute une tête gracieuse se révélait au regard, bien modelée dans son espace, cadeau de l’artiste à celui qui avait pris le temps de voir. Comment ne pas songer à la réflexion de Lawrence Gowing devant un tableau de Cézanne? : « il est prodigieux de voir l’enchevêtrement des fragments multicolores prendre cohésion lorsqu’on s’en éloigne un peu et que se dégagent les directions et les plans en recul d’où naît une sensation d’espaces…»

Les fragments multicolores de Gérard Le Cloarec, dont la lointaine origine est sans doute la multitude des lumières, balises et signaux quotidiennement observés dans sa ville natale de Penmarch, sont devenus les matériaux essentiels de son travail de peintre, un travail visiblement accompli avec la conscience du bon ouvrier, guidé par l’ambition de parvenir à un résultat qu’il va falloir essayer de définir.

« Que Cézanne m’occupe à ce point-là, à présent, c’est là ce qui me fait comprendre combien j’ai changé, je suis en train de devenir ouvrier. » C’est le poète Rilke qui s’exprime ainsi, illustrant le lent cheminement qu’exige la pénétration de la peinture. Imitons-le au cours de notre progression, qui ne doit surtout pas être trop rapide, dans l’œuvre de Gérard Le Cloarec dont une rétrospective nous est aujourd’hui offerte.

Depuis toujours, disons : depuis le début des années 70 et son hommage à Yehudi Menuhin à la Maison de la Culture de Suresnes, Le Cloarec peint des visages et des corps. Les séries sont ponctuées par les « bigoudènes », manière de rappeler ses attaches, son identité fièrement bretonne, mais aussi prétextes à soumettre le thème du visage surmonté d’une coiffe à toutes sortes de variations illustrant ses découvertes d’artiste.

La bataille livrée par Gérard Le Cloarec depuis quarante ans dans le champ de la peinture n’est pas fonction d’une opinion particulière sur l’art (d’un naturel bienveillant, il les accueille toutes avec intérêt, mais il n’en adopte aucune), il s’agit bien plutôt d’accomplir le travail du désir dans la vision, c’est-à-dire de reprendre, là où il l’avait laissée, la quête de Cézanne. «Il faut être ouvrier dans son art, savoir de bonne heure sa méthode de réalisation écrivait ce dernier à Émile Bernard. Être peintre par les qualités mêmes de la peinture… Il suffit d’avoir un sens d’art et c’est sans doute l’horreur du bourgeois, ce sens-là.»

S’il arrive à Le Cloarec de choquer le bourgeois, ce n’est certes pas parce qu’il peint des nus féminins érotiques (au contraire, le bourgeois adore les consommer sous couvert d’art, c’est bien connu : Freud a appelé cela la «prime de séduction »), s’il les choque, donc, c’est bien par son exigence d’investissement visuel, c’est par la difficulté d’approche de son travail chromatique. Ce que sait Le Cloarec après le maître d’Aix, c’est que seule la couleur est capable simultanément de constituer et de détruire la forme. L’art est difficile, son élaboration comme sa perception demandent du travail, s’il est vrai que les figures du désir ne sont jamais celles de la simplicité. Inutile de demander au peintre de produire des œuvres qui seraient « plus faciles » : à supposer qu’un accès plus immédiat à l’œuvre soit donné, jamais il ne lèvera l’opacité organisée concernant sa jouissance, autrement dit : l’invisible par lequel elle défait le réel et ne l’imite pas.

Arrêtons-nous sur un thème favori de l’artiste : le portrait et l’autoportrait (parfois mêlés, et ce n’est sans doute pas par hasard : voici Le Cloarec en compagnie de deux de ses amis en 1980, ou avec Van Gogh six ans plus tard). Une grande exposition de ses « portraits paroxystiques » a eu lieu à l’espace Cardin en 2002. On y reconnaissait des célébrités du monde de la musique et de la littérature, quelques personnes proches de Gérard, et surtout les peintres qu’il admire : de Monory à Courbet, de Cézanne – bien sûr – à Francis Bacon… Le fait que les modèles soient plus ou moins identifiables, selon la distance du spectateur par rapport au tableau, était important, comme toujours chez Le Cloarec, mais pas essentiel. Il y avait là, me semble-t-il, une passionnante réflexion implicite sur les conditions de l’appropriation esthétique.

Prenons appui sur le très beau Vincent Van Gogh et autoportrait (146 x 114 cm, 1986). Il y a là deux autoportraits célèbres de Van Gogh en 1889 : celui dit « Tête bandée à l’oreille coupée, bonnet de fourrure et pipe » et l’ « autoportrait » peint en août-septembre, quelques mois après le drame du 24 décembre 1888, de trois-quarts de telle sorte que seule apparaisse la « bonne » oreille. Le premier est traité par Le Cloarec en couleur, le deuxième est seulement dessiné sur fond blanc, une nuance de bleu sur le gilet rappelant toutefois que Van Gogh avait revêtu son meilleur costume pour se représenter assagi. Entre les deux versions de Van Gogh par lui-même, revues par Le Cloarec, ce dernier s’est représenté au milieu de la composition. On peut en déduire qu’il s’implique complètement dans ce qu’il donne à voir. Or il y a évidemment plusieurs manières possibles de percevoir ce tableau.

Il est probable que des personnes vont s’arrêter sur la représentation de Van Gogh à l’oreille coupée, non seulement parce que Gérard Le Cloarec la privilégie (elle est au premier plan, elle est en couleur) mais aussi parce qu’ils connaissent l’histoire tragique de Van Gogh. Ils perçoivent donc l’œuvre à travers le contexte de la vie de l’artiste à qui Gérard Le Cloarec rend hommage, la structure du tableau leur étant inaccessible ou simplement indifférente.
D’autres, plus subtilement, sans rien ignorer bien sûr de l’anecdote, s’intéresseront essentiellement à ce que le peintre a fait de son sujet : double aspect de la personnalité de Van Gogh (passion d’un côté, raison de l’autre) mais aussi synthèse assumée par l’autoportrait de Le Cloarec, lui-même divisé en deux : partie gauche du visage en couleur, partie droite blanche. L’auteur intègre en lui les deux interprétations que Van Gogh a données de lui-même en l’espace de huit mois. Il assimile dans son tableau deux œuvres dont il rend compte des styles d’origine respectifs avec fidélité tout en leur conférant à l’évidence à chacune, en plus, son propre style ! Passionnant jeu de va et vient au sein duquel chacun peut s’aventurer, mais plus ou moins. Nous avons ici la démonstration réussie d’une position consistant à suggérer que c’est le sujet esthétique (moi qui regarde) qui accomplit l’œuvre en choisissant le mode d’interprétation qui me convient. Gérard Le Cloarec propose, et nous invite à exercer notre propre pouvoir créateur à notre guise. C’est la singularité du sujet regardant qui décide du mode d’appropriation de l’œuvre. Cette appropriation sera rudimentaire ou sophistiquée, avec toute une gamme de positions intermédiaires possibles, car l’artiste n’impose rien. Il respecte la liberté du spectateur, admet toutes les lectures de son travail, et c’est là que réside la richesse de ce dernier. Les portraits de Gérard Le Cloarec sont, autant que des peintures, des leçons pour mieux regarder la peinture.

En 1992, Gérard le Cloarec a peint une œuvre-manifeste à usage intime. Il s’agissait de faire un cadeau à une personne de sa famille (le point de départ serait donc une vue du phare de Penmarch), mais sans consentir à des concessions qui auraient affaibli la qualité artistique du travail : quelque détail « pittoresque » par exemple. Voici donc Eckmuhl, peinture acrylique sur toile, association de réseaux dont l’un, panoramique, rend compte du scintillement des lumières du port dans l’air et dans l’eau, et l’autre, qui éclaire l’ensemble, en forme de crâne, lance ses antennes de toutes parts et semble intensément habité par le fourmillement des codes et signes familiers. Non pas une vanité, mais plutôt la reprise du message de Léonard : la peinture est cosa mentale. Jouir de cette œuvre, comme des autres d’ailleurs, c’est prendre le temps de repérer les divers instruments qui déterminent leur évanescence subversive.

Tout tableau de Gérard Le Cloarec montre un monde en train de se faire tout en défaisant le réel, un monde à l’état naissant : non pas représenté (copié) mais ramené à son origine. Ce qui s’engendre dans notre vision de spectateur attentif, ce n’est donc pas «le réel», mais un réel possible.
Ce n’est pas la même chose ! Ce peintre nous rappelle magistralement que la peinture, la vraie, nous propose toujours un possible qui nous instruit du réel. Essayons de dire les choses autrement, à la suite de mon ami le regretté critique Marc Le Bot (un autre breton) qui aurait, j’en suis sûr, beaucoup aimé les travaux des dernières années, notamment les visages de noirs Massaï ou d’indiens en 2002, qu’il n’a pas pu voir : ce que le peintre veut, c’est, du réel, rendre visible ce qui n’est pas vu, ce qui en appelle à une vision plus originaire : le pré-réel selon lequel l’être surgit à l’apparaître. Vous vous souvenez ? Il faut trouver la bonne distance pour y parvenir. La peinture est affaire de vision, la peinture est « rétinienne » ou n’est pas. Elle est affaire de valeurs, de couleurs et, oui vraiment, de jouissance. Puisque, tout compte fait, Duchamp et ses disciples ne sont toujours pas parvenus à ce que le plaisir rétinien soit défini par le code pénal comme un crime passible d’une mise au ban de la société, profitons en: il est là, offert avec une générosité illimitée par un peintre étonnamment fécond. Allez donc le découvrir, ce plaisir : il suffit de regarder. Mais n’oubliez pas : à la bonne distance !

Jean-Luc Chalumeau
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