Dossier Gérard Le Cloarec

La poésie retrouvée
Par Gérard-Georges Lemaire


Il y a un abîme entre les visages que Gérard le Cloarec a peints au fil du temps et ceux réalisés par ses illustres prédécesseurs des siècles passés. Quelle relation directe pourrait-on véritablement établir entre ces portraits d’artistes – par exemple ceux de Pablo Picasso et de Petr Mondrian, d’Alberto Giacometti et de Fernand Léger, de César et de Monory – et les personnages qui ont posé devant le chevalet de Mengs, d’Angelika Kauffmann, de Mme Vigée-Lebrun ou même de Jacques-Dominique Ingres ?
S’ouvre alors devant nos yeux non seulement l’abîme vertigineux du temps,
mais aussi d’une autre sensibilité et, plus encore, d’une autre intelligence de la peinture. Et pourtant, en dépit des apparences, il poursuit une quête qui est bien loin de renier ce grand héritage. Il ne fait que le renouveler de manière originale et profonde. Il a recours à une forme nouvelle de langage plastique. Comme eux, il veut la traduction matérielle trahissant les traits les plus saillants de la personnalité, la singularité, les ambitions secrètes de son modèle et en dévoilant, en même temps, l’idée qu’il s’en fait. Cependant, il faut se souvenir du portrait qu’il a dessiné de Gustave Courbet il y a une vingtaine d’années : il le montre tel qu’on l’imagine rarement, jeune, ardent, avec une moustache et une petite barbiche à la mousquetaire, les yeux grands ouverts qui fixent le spectateur comme s’il lui lançait un défi. Il manifeste ainsi son admiration pour l’auteur d’ Un enterrement à Ornans et de l’ Atelier dont il en exécute une version sur toile peu après. Quand il examine un visage, Gérard le Cloarec adopte plusieurs principes qui n’appartiennent qu’à lui. En premier lieu, il se débarrasse de toute anecdote ou de tout attribut. Il n’y a dans le tableau pas le moindre indice d’un lieu, d’un objet, d’une référence symbolique ayant un rapport avec le modèle ou son œuvre. Le fond est toujours abstrait et schématiquement architecturé par des plans colorés qui sont séparés par des lignes horizontales et verticales – l’allusion à Mondrian est flagrante, même si elle est détournée – parfois circulaires.
Mais loin de lui l’idée de se limiter à façonner un simple fond où installer la tête séparée du corps de son sujet. Ce réseau linéaire et chromatique sert plutôt à fournir une cage théorique où l’enfermer. Ce serait comme la version moderne des fils tendus à l’intérieur de la chambre obscure où les peintres de la Renaissance élaboraient la perspective. En sorte qu’on a le sentiment que la tête tourne au sein de l’espace artificiel qui procure l’illusion du volume et de la profondeur du champ. Et puis, il introduit de nombreuses variantes stylistiques d’une composition à l’autre, par exemple en déposant des touches de couleur vives qui pourraient être un hommage à la recherche des impressionnistes.

Dans cette vaste galerie de portraits ne figurent pas que des artistes. Il y a fait entrer des savants (Louis Pasteur), des musiciens (Sidney Bechet), des hommes de mer (Tabarly), des hommes politiques (Martin Luther King). Mais c’est la littérature qui tient la place la plus éminente dans ce panthéon personnel. Samuel Beckett, André Breton, Louis-Ferdinand Céline, Arthur Rimbaud, Colette sont les figures qu’il admire qu’il a tenu à pérenniser dans son petit musée intime.
Charles Baudelaire, le peintre l’a vu en bleu. S’inspirant d’une célèbre daguerréotype de Carjac, il s’emploie en 1996 non à l’idéaliser, mais à le transfigurer en ayant recours à la monochromie, mais aussi en introduisant quelques vers de l’auteur des Fleurs du mal et aussi ses propres commentaires. En outre, le visage du poète est composé d’une multitude de plans, de traits, de croix, de lignes, de touches irrégulières et de différentes couleurs. En sorte qu’il donne le sentiment d’une mosaïque baroque. Plus encore que pour d’autres figures emblématiques de notre culture, Baudelaire est le compendium de son modus operandi, comme s’il devait incarner son idéal de la peinture à travers un idéal sulfureux de la quête littéraire. Sans doute est-il le véhicule de sa vision de la modernité.

Gérard Le Cloarec ne se présente pas comme un artiste qui vit plongé dans les ouvrages savants et les vieux papiers. Et pourtant, il éprouve une véritable passion pour l’univers du livre et il en a réalisé lui-même un certain nombre. Il a imaginé par exemple une interprétation graphique de l’«Invitation au voyage» de Baudelaire. Comme la majorité des ouvrages qu’il a pu concevoir, il s’agit d’un exemplaire unique. La Lettre à la présidente de Théophile Gautier constitue dans ce contexte une exception notable puisqu’elle a été tirée à trente cinq exemplaires. Ses autres créations, L’Oiseau rare de Claude Aveline, «Le Dernier amour du prince Gengis» de Marguerite Yourcenar, sont ornées de gouaches originales et demeurent des pièces uniques.

Lui qui a tant aimé un monde chargé de toutes les nostalgies pensables avec ses Bigoudènes de son enfance et les Indiens d’Amérique qui n’ont pas cessé de le fasciner, intense métaphore des valeurs essentielles qu’il revendique, lui qui a tant aimé transposer cette nostalgie dans une manufacture du semblant des plus modernistes, engendrant de ce fait une insidieuse et prodigue contradiction se révélant un puissant moteur pour produire des images inouïes, il instaure son art dans une zone instable et sans cesse remise en jeu de la peinture. Et la poésie sert de fondement névralgique à cette industrie esthétique.

Rétrospective Gérard Le Cloarec au Vieux Phare de Penmarc’h (29760 Saint-Pierre Penmarc’h) jusqu’au 24 septembre 2006.

Exposition Le Cloarec à la galerie Le Garage, Orléans, septembre.

Gérard-Georges Lemaire
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