Pierre Yves Clouin

De la pelloche à... la vidéo


En septembre, j'ai été invité au 14e Festival du Cinéma Francophone en Acadie à Moncton (Nouveau-Brunswick, Canada) pour présenter ma vidéo "Broom Ballet". Deux de mes vidéos y avaient été déjà sélectionnées en 99, Le festival ne m'était donc pas inconnu.

La place que les festivals de films en Amérique du Nord accordent au cinéma différent, non narratif, aux nouveaux médias et particulièrement à la vidéo, m'intéresse depuis longtemps.

Deux genres de productions "d'images qui bougent" s'y côtoient: l'une venant de l'industrie cinématographique et l'autre "No budget" le plus souvent venant d'artistes utilisant la vidéo.

Si les esprits commencent à évoluer en France (voire la première programmation d'une soirée spéciale vidéos d'artistes dans la Quinzaine des Réalisateurs à Cannes cette année), il semble que par rapport au reste de l'Europe du Nord, notamment, où l'évolution est plus rapide, ici de nombreux blocages persistent.

J'ai interrogé les responsables du festival et les artistes pour mieux cerner la situation au Canada et ici sur le film et la vidéo.

Pauline Bourque, directrice du FICFA qui investit le registre du film traditionnel court, moyen, long, de fiction, documentaire et d'animation, me parle de l'énergie qu'en tant que directrice du festival, elle développe pour que de jeunes cinéastes Acadiens puissent produire sur place, et les contacts qu'elles favorisent à cette fin.

J'ai pu goûter, lors de mon séjour, cette fierté toute spirituelle des Acadiens. Est-ce due au déracinement et à l'esprit de farouche résistance lors de la déportation au XVIIe, trauma premier subi de l'envahisseur anglo-saxon fidèle à l'Angleterre qui, lui-même, fuyait la révolution américaine? Les Acadiens s'étaient alors réfugiés dans les forêts et y avaient été protégés par les indiens Micmac (qui veut dire "alliés"). Moncton a le charme des bourgades américaines, mais y persiste un curieux mélange de spiritualités: le pays est très catholique (voir le nombre d'églises à Moncton) et l'influence de croyances indiennes semble diffuse. Les Acadiens sont bilingues (le Nouveau-Brunswick est la seule province du Canada où le bilinguisme est réel). Les Acadiens intègrent ainsi dans leur vocabulaire, un franglais tout "parisien" comme me le révélait Jean-Marc Dugas, poète de Moncton. Dan O Leblanc, programmateur de la soirée Acadie Underground, me disait que c'est une société matriarcale (qui jure avec nos latines pratiques patriarcales, mais en est le pendant exact) et aussi "indienne" et donc d'un esprit très singulier voire surréaliste. Le surréalisme comme point d'ancrage d'une résistance au formatage hollywoodien, voilà qui forcément devait intéresser l'artiste vidéo que je suis.

Pauline Bourque me parle de perles toujours enthousiasmantes à découvrir dans la programmation Nouveaux Médias concoctée par
Tam-Ca Vo-Van, programmatrice et Stefan St-Laurent, artiste, commissaire d'expos et programmateur du FICFA.
Tam-Ca Vo-Van insistera sur le fait que le public du cinéma n'est pas habitué à visiter l'art vidéo cantonné dans le milieu de l'art. Cette programmation est une occasion de lui donner accès à ce qui selon elle est trop marginalisée.

Stefan St-Laurent, que j'avais rencontré lors de mon séjour à Toronto lors d'Images Festival en 99, voyage pour dénicher les meilleurs œuvres vidéographiques du moment, surtout en France et au Canada pour le FICFA. La situation, dans les deux pays est, pour lui, équivalente: la télévision ne s'intéresse pas à la diffusion de vidéos d'artistes. En France à de rares exceptions telle que "Switch", la fameuse émission produite par Claire Doutriaux et Paul Ouazan sur Arte et reconnue par le milieu de l'art contemporain, la télévision est figée sur une cinématographie narrative (avec un cruel déficit de scénarios) et reste en effet très frileuse devant les vidéos d'artistes. Dans les galeries, les centres d'art et musées ou soirées particulières, la vidéo touche un public certes éclairé mais restreint. Le rôle, entre autres, que se donne Stefan St-Laurent au FICFA est d'élargir, par la présence d'une programmation Nouveaux Médias, l'audience de cet art à un public habituellement peu fervent d'arts plastiques.

Marie-Claire Dugas présentait deux films, l'un très court dans la soirée Acadie Underground, et l'autre, produit à Montréal, dans la programmation de courts-métrages Acadiens. Pratiquant aussi bien le documentaire que le film expérimental, elle me dit combien l'arrivée de la vidéo digitale haute définition libère le filmmaker des pesanteurs techniques et... financières, si l'HD devient abordable. "The Medium is not the Message" assure-t-elle et n'ayant aucune nostalgie pour le 35 mm, amené à disparaître, elle envisage, décomplexée, l'avenir dans une liberté qui la rapproche des artistes de la vidéo d'art.
Julie-Christine Fortier, artiste vidéo de Montréal, m'explique les mécanismes d'aides aux artistes canadiens via le Conseil des Arts du Canada, le Conseil des Arts du Québec et des coproductions par le biais d'organismes tels que Vidéographes, Prime, La Bande Vidéo et Champs Libre qui favorisent des coproductions et les échanges. Elle répond ainsi à ma question sur la réputation qu'a la vidéo canadienne d'être très soutenue par les institutions. Qu'elle influence cela peut-il avoir eu sur l'esthétique même de la vidéo canadienne? Julie-Christine Fortier me dit qu'une grande différence existe entre celle-ci et la vidéo d'art française: les artistes canadiens se veulent plus "professionnels", voire "broadcast". Les artistes français revendiquent le coté "low tech", avec les moyens du bord, d'une esthétique indépendante de la diffusion TV, et plus proche de l'état d'esprit d'autres artistes contemporains, par l'ironie qu'ils ont par rapport à l'outil même. Elle, qui s'installera bientôt en France, voit pourtant une évolution, qui transgresse ces clivages, due aux possibilités offertes aux artistes vidéos par les nouvelles technologies, d'un accès financier plus facile. Cela permet et permettra aux artistes vidéos de faire plus de production maison, dit-elle, en toute indépendance du soutien, de l'influence et du contrôle d'organisme institutionnel. Voilà qui renforce mon propre engagement artistique du côté du "low tech".

En effet, comment ne pas y voir justement là, l'apparition de multiples laboratoires d'expériences de ces nouvelles "cinématographies" destinées à devenir de moins en moins souterraines. À cet égard et à propos des vidéos d'artistes, il est peut-être temps de réfléchir, ici aussi, à moins d'intervention dans l'aide à la production d'œuvres vidéographiques d'autant plus novatrices qu'elles sont de plus en plus autonomes, que dans l'aide à la diffusion, elle, de plus en plus nécessaire.

Ma vidéo "Broom Ballet" a reçu le Prix du public pour la meilleure œuvre Nouveaux Médias à cette 14e édition du FICFA.

Pierre Yves Clouin
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