dossier Alix Delmas :

L'artiste a fermé les paupières
par Jean-Luc Chalumeau


Dans son dernier essai "sur le triomphe de l'esthétique" qu'il a intitulé avec ironie "L'art à l'état gazeux" (Stock, janvier 2003), Yves Michaud croit pouvoir constater que "les photographies ont remplacé les peintures sur les murs. Elles habillent d'un médium contemporain un académisme rassurant et le jeune bourgeois accepte en photo ce qu'il ne peut plus voir en peinture et abandonne à ses parents." (p. 33)

La photographie comme avatar actuel de l'académisme ? C'est peut-être conclure un peu vite sur l'incontestable réalité de l'intérêt croissant porté par les artistes contemporains à ce moyen d'expression. Ce n'est de toute façon qu'un moyen, que partagent des peintres de la génération de François Rouan (né en 1940), dont la dernière exposition de photographies chez Templon a fait événement, et des artistes plus jeunes non spécifiquement peintres comme Alix Delmas qui, à l'aide du retardateur, s'introduit dans certaines de ses images en abordant des questions "de sculpture, de peinture, de mise en scène ou de gestes temporaires".

Dans un texte récent consacré à François Rouan ("La fissure du fond"), Rosalind Krauss soulignait la permanence de la fascination des peintres pour les procédés mécaniques depuis Vermeer et Hals, qui avaient pris en compte "le témoignage de la camera obscura dont ils ont vu le spectacle inégalable se déployer sous leurs yeux horrifiés." Elle raconte comment Hals fit tout ce qu'il put, avec ses jabots de dentelle, pour rivaliser de détails, "mais la brutalité de son pinceau, avec ses touches blanc de plomb ou gris cendre, opposait au dégradé des ombres le démenti de la matière. Le réalisme extrême de la camera est mis entre parenthèses par les aveux du peintre : voilà comment je procède; trouvez ici les humbles débuts de l'imitation." Pour Rosalind Krauss, les Coquilles de François Rouan sont une répétition frappante de cet épisode : "la rivalité entre les deux modes de certitude visuelle associés respectivement à la photographie et à l'empreinte qui s'y joue une nouvelle fois" et elle ajoute fort justement : "les Coquilles combinent maculatures photographiques et physiques, mais laissent de côté la réaction du peintre à la scène primitive..."

C'est précisément à la présence irréfutable de l'artiste dans son œuvre (photographique en l'occurrence) que s'attachait l'étrange et magnifique "Chambre à Salzbourg" présentée par Alix Delmas au prix Altadis 2002. Cette image, qui m'avait impressionné par la force de sa présence, était inspirée par deux photographies surréalistes : une image de Paul Nougé saisissant une femme sur une cheminée, et une image de Claude Cahun se réfugiant dans un buffet de grand-mère. “Le modèle, écrivait Alix Delmas, est accolé à des objets de lieux et de temps fictifs (...) Il y a des éléments pour raconter des histoires dans mes images et pourtant je ne raconte rien de précis en terme d'histoire.”

Paul Ardenne, qui avait sélectionné Alix Delmas pour le prix Altadis, suggérait dans son exposé devant le jury, que l'artiste s'était posé la question de savoir comment faire quelque chose qui s'impose à elle, mais qui échappe à la raison. Il y a en effet, dans ses œuvres, des associations équivoques de plusieurs expressions de soi qu'elle parvient à fusionner en adoptant des principes surréalistes, dont l'introduction de l'artiste dans ses propres images.

J'avais donné rendez-vous à Alix Delmas dans la galerie Templon, curieux de connaître ses réactions face aux travaux photographiques de François Rouan. Comme je pouvais m'y attendre, elle a aussitôt été frappée par les données traditionnelles présentées tant par “les épreuves négatives” que par les "tressements/collages".On sent la palette, la cuisine, disait-elle, "il y a certainement un travail de laboratoire, mais ce n'est finalement pas photographique. Et puis il se sert de l'éternel modèle féminin. C'est toujours l'histoire du peintre et de sa muse."

Alix Delmas voyait aussi dans ces images indécises la rencontre dramatique avec le cosmos ou les abysses, le questionnement sur la mort suggérée par le philtre radiographique et concluait que tout cela était complètement étranger à sa propre démarche, ne serait-ce que pour la raison que Rouan fonctionne par séries, alors qu'elle refuse totalement quant à elle l'idée de série. “Je suis saccadée, je passe d'un médium à l'autre. Je ne me rattache jamais à un modèle. Rouan dit, redit, répète et affirme : il est vraiment obsessionnel...”

Voici donc deux artistes utilisant la photographie, mais travaillant dans des univers mentaux radicalement différents. Il n'y a pas d'idée en amont des œuvres d'Alix Delmas alors qu'un projet précis sous-tend les tressages complexes ou les épreuves négatives de Rouan. Chez Delmas, une construction se met en place dans l'instant, offerte au spectateur placé au seuil de plusieurs axes possibles de lecture. "Il y a plusieurs strates dit l'artiste, le regardeur prend le chemin qu'il préfère.” S'il veut croire, devant Chambre à Salzbourg, qu'il s'agit d'un autoportrait, libre à lui... mais l'artiste pourrait lui faire remarquer que le visage n'a pas d'yeux. Alix a fermé les paupières. C'est une partie de son monde intérieur qui est là, dont elle nous laisse libres d'arracher quelques bribes.

Si ce genre de photographie procédait d'un quelconque "académisme", avouez que celui-là n'aurait rien de particulièrement rassurant...

Jean-Luc Chalumeau
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