dossier Alix Delmas :

Habiter
Par Anne Bertrand


Pourquoi faudrait-il être d'une certaine façon, toujours. Pourquoi n'aurait-on qu'une identité plus ou moins facile à cerner—alors qu'on change, et qu'on ne montre de soi que si peu, parfois. Ou bien : une femme est une femme. Et après ? Celle-ci peut être bien autre chose : une maison, un pré, un téléphone, ou lapin, valise, masque... Pas être, en vérité, mais faire. Elle dessine de drôles de systèmes d'objets, d'yeux et de bouches, lignes qui s'écoulent. Je la connais, je ne la connais pas. C'est bien ainsi : je ne veux pas savoir, surtout, de quoi sera fait le dessin suivant, l'histoire d'après—pas une histoire, juste une image, une situation que je ne peux imaginer, même en sachant, qui sait ce qui lui vient, lui passe par la tête, quelle violence ou quel charme, quelle humeur. Cette part de mystère, qu'elle demeure. Traverser la forêt de nuit, inviter au débotté toute une tablée d'amis et restée couchée la matinée entière derrière une porte close. Être en résidence à l'étranger, enseigner en province, exposer ; apprendre à lire à voix haute, batailler ; avoir envie d'une dimension collective, ou expérimentale ; devoir attendre si longtemps. N'aller pas ramasser des champignons. Toujours la maison tourne, et pas seulement parce qu'il faut. Parce qu'il y a quelque chose de très beau dans cette vie cruelle et gaie, allègre et pleine, mélancolique, heureuse, vive. Bien autre chose que de la volonté. Quelque chose que je ne sais pas. Qui est là. Disons que je reste en deçà. Disons même que, si c'était possible, je préférerais ne pas. Ne pas tout dire, laisser dans le vague certaines choses, et pas des moindres, qui peut-être ne se sauront jamais.

Tu parles de l'Afrique d'où tu tiens des silences "pas occidentaux", des gestes, positions du corps, un calme qui te sont revenus bien plus tard. Tu parles du plaisir de visiter le cabinet des dessins du musée Bonnat de passer des heures dans la grande bibliothèque d'une maison familiale, de pique-niques. Il y a longtemps, cette enfance ; elle te rejoint parfois. Aujourd'hui la maison peut être pleine de meubles et d'objets presque fétiches : lumières, plantes en pot, étagères, un canapé ; casseroles au feu, fumée, troncs coupés ; table mis, tabourets rangés ; peau de lion, peau de l'ours ?

Deux chaises, chacune à sa table, sont installées de part et d'autre d'une paroi mince. C'est un dessin fort simple, une ligne sans effets, à la plume et à l'encre ou au crayon sur le papier vierge, jouant peu d’épaisseur, de pleins et déliés, hachures ou pointillés, non, une ligne parfois tremblée, qui s'accommode d'accidents rares ou bien qui les a écartés, rien à dire de ce côté, ou peu de choses. Pourtant quand la couleur s'en mêle, l'aquarelle, quel talent manifeste, et délectation— cela se voit aux tons, à la lumière des aplats, la vibration de conjugaisons soudaines, éclatantes. Cela ne dure pas, elles s'arrêtent net, comme s'il fallait ne pas en abuser. Reprend le chant constant, noir sur blanc.

Les maisons dessinées ne ressemblent pas vraiment à une de celles que j'ai vues, à la ville ou à la campagne—pourtant, où en serait-on, sans maison, sa maison, une maison à soi et pour les autres ? Chacune est sans conteste une maison, même lorsqu'elle n'est que façade, qui tombe ou se relève, escamotable donc pour révéler à la fois sa fragilité, tout ce qu'elle peut renfermer—si peu contenir. Est-ce solide, une maison : c'est un abri, pour combien de temps? Cela s'ouvre, accueille, reçoit, ceux qui la fréquentent en gardent le souvenir - pourtant les convives sont absents du dessin.

Ces dessins n'ont rien de décors, de saynètes non plus. Ils n'ont rien d'allusif : rien que de très clair, économe, réduit à son efficacité. Ce qui s'y passe, de quel ordre est-ce ? Tu dis dessins d'idée, de sujet, je ne tiens guère plus à l'une qu'à l'autre des deux expressions. Rien d'absurde. Rien de narratif, ou alors seulement un moment de l'histoire, libre à chacun d'imaginer le début et la fin. Parfois les choses sont les acteurs, protagonistes aux motifs secrets (Moi et ma cheminée). Ce ne sont pas énigmes à résoudre. Ces dessins, je ne crois pas qu'ils pourraient illustrer quoi que ce soit, ils sont bien trop autonomes. Ils ont, je crois avec le monde des histoires, fables ou contes, aussi peu de rapport qu'avec notre univers. Le tien t'est particulier, souvent domestique ou même ménager, mais détourné. Il y eut autrefois des nuages, orages délicats, suspendus, pas si lourds, ne tenant qu'à un fil. C'était un projet de sculpture, je me suis bien gardée de demander en quoi, à quelle échelle, et comment elle aurait été nommée. Je me rappelle à quelle occasion tu me l'as donné, après un dîner sur la terrasse, au milieu des toits, sous des vols serrés d'étourneaux qui n'en revenaient pas de nous voir rester là. Dans ma maison d'après il a tout de suite été accroché; où sera-t-il, dans la prochaine ?

Chaque dessin est lié à une situation vécue, précise ; juste légèrement différente, un peu tordue, vers quoi, ne le devinons pas. Chacun procède par articulation d'éléments qui ne seraient a priori pas forcément liés (il y a pourtant toujours un lien) ; par décalage, ellipse, variantes ; connexions multiples, réactions en chaîne, association d'idées... ou d'objets, avant tout. Expressions prises au pied de la lettre ( "mise au placard"). Poésie : des cerfs-volants accrochés dans des barrières. Langage du corps—des pieds et des mains. Proposez une solution, elle restera vôtre ; ils ne sont pas faits, ces dessins, pour être expliqués, totalement découverts. À peine peuvent-ils être décrits, la part qui leur reste est infinie. Ils renvoient à des lieux (pièces, circuits), à des moments (petit matin), des actes (faner l'herbe, monter un mur de pierres sèches), à combiner les uns avec les autres... Il y a aussi cette expérience du déplacement, de la distance. Le train passant sous les tunnels, les valises à qui sont-elles, qui voyage : l'un ou l'autre ? Ou les deux, alternativement. À qui les filles téléphonent-elles, sinon à quelqu'un d'autre encore ? Les masques, était-ce pour jouer ou faire œuvre, et si c'était les deux, ce serait aussi bien.

Parfois une branche vous regarde de tous ses yeux aux cils vibratiles ; une forêt de lignes brèves ondule ; une nuée de bouches se forme, circulaire... Mais c'est également ce phénomène moins bizarre Un soir, on reste nue au coin du feu ; on en garde la trace, la feuille d'après, explose un manège enchanté, tonique, acidulé, qui vertigineusement gire ; à l'extrémité d'un haut mât trois sourires se tiennent par les mains. Toute seule de dos à une table en demi-lune, on en a les jambes coupées. Ou bien on suit l'avancée, gymnastique drolatique, de jambes rouges à califourchon sur une barrière bleue - c'est une marche musicale. Chacun pourrait faire un projet en trois dimensions, la parenté avec les photos numériques est étroite - il n'y aurait entre tout cela de hiérarchie aucune. J'en oublierais si le sapin couché sous le blanc, les doigts qui gouttent et finissent en algue devant la mer, sont des images d'une sorte ou d'une autre, ce pourrait être indifférent.

Tu entends t'affranchir de Lewis Carroll: le lapin y est cependant les filles ne sont plus si petites. Elles jouent encore, mais pas seulement, écrivent, s'occupent. Quand l'une pleure, on peut ignorer pourquoi, ça la regarde, après tout. Lire “La Véranda" de Melville, l'enchantement du chemin vers la fenêtre dorée dans la montagne, et "Je ne sais, dit elle, tandis qu'une larme tombait ; mais ce n'est pas la vue, c'est Marianna." Elles sont trois, couronnées de sapins pointus, entre deux maisons des chemins naissent qui remplacent leurs nez, bouches, mentons, leurs yeux parlent assez pour elles. Les filles, ni enfants, ni femmes, entre les deux, — ou qui que ce soit d'autre : "de faux portraits” —tu les transportent ailleurs. Elles se ressemblent comme tu les montres, sans trop en dire d'elles, elles sont là dans l'instant, le visage de l'une fait apparaître un lapin face à elle, qu'elle contemple, l'autre a les yeux baissés quand elle tient à bout de bras la tête d'un tigre en fureur. Tu leur ajoutes ce qui les fait devenir... je ne saurais dire : ni figures, ni personnages. Mais autres, oui, et toujours elles-mêmes (tirant la langue).Une fille a les yeux pensifs, pas de bouche, mais est entourée d'un halo de lèvres incertaines, une moue plutôt qu'un sourire, elle ne nous aperçoit pas, rien de ce qui lui appartient d'ailleurs ne nous est révélé, elle est loin, dans les reflets de ses cheveux s'est prise une clé de sol, quelle musique peut-elle entendre ? Mon dessin préféré : une constellation de fillettes qui téléphonent, échevelées, elles ne sont plus qu'écoutes, attention.

Parfois la vie est rude, brutale, on l'éprouve. Mais le lit-on dans ces dessins, non, ce n'est pas le lieu pour dire ce qui n'est pour personne, sinon pour soi. Qu'il y ait une tension, des chagrins, révolte, c'est certain ; c'est ainsi. Tu lis les poésies de Poe. À te voir on peut ignorer ce dont tu es capable, cela prend des années pour le savoir, des années pour le laisser voir, rares sont ceux qui ont été vigilants, tu leur en sais gré, pour autant ce n'est pas pour eux que tu continues. C'est par curiosité, parce que tu ne peux pas sans, parce que ces dessins sans toi n'existeraient pas, parce que nul n'aurait songé ni ne songerait à ce que tu dessines. Que penserais-tu de ce que rêvait Heine : "La nuit, c'était mieux ; les rues étaient désertes ; moi et mon ombre nous errions silencieusement de compagnie.
D'un pas retentissant, j'arpentais le pont ; la lune perçait les nuages et me saluait d'un air sérieux. Je me tenais immobile devant ta maison et je regardais en l’air ; je regardais vers ta fenêtre, et le cœur me saignait.
Je sais que tu as fort souvent jeté un regard du haut de ta fenêtre, et que tu as bien pu m'apercevoir au clair de lune, planté là comme une colonne.”

Ou : "Assis autour d'une table à thé, ils parlaient beaucoup d'amour. Les hommes faisaient de l'esthétique, les femmes faisaient du sentiment. (...)
Il y avait encore à la table une petite place ; ma chère, tu y manquais. Toi, tu aurais si bien dit ton opinion sur l'amour.”

Et encore: "Pour le corps, je voudrais encore le posséder, ce corps si svelte et si jeune ; quant à l'âme, vous pouvez bien la mettre en terre... J'ai assez d'âme moi-même."

Tu récuses la beauté plastique d'un "grand dessin spectaculaire", tu dis : "La petitesse m'apparaît plus juste par rapport à ce que j'ai envie de faire et aussi par rapport à mon attitude quotidienne face à une pile de papier... J'ai envie de m'étonner avec ces dessins d'idée, même s'il y a des moments où je rate plein de trucs, cette écriture petite est plus adaptée pour aller plus loin." Tu écoutes des chants d'oiseaux, as décidé de poser ta voix. Tu peux travailler n'importe où, à une table, quand il y a du soleil dans le salon, au café, dehors ; le dessin a l'avantage d'aller vite, tu ne peux pas rester tout un jour à faire la même chose, tu aimes partir, revenir, jardiner, faire la cuisine en laissant faire (mijotez, confitures) ; tu n'as pas besoin d'endosser ce que tu nommes ton costume d'artiste, la maison est aussi atelier, et bien plus, c'est le cœur. Ainsi tu prends appui sur le quotidien, tu fais avec ce que tu trouves—cela ne marche pas toujours, tant pis, tant mieux. À la fin, ça t'échappe, pas prosaïque, onirique non plus—ailleurs ; ambivalent, ouvert. Ces chemins mènent quelque part, vous voyez, au fond peu importe où.

Anne Bertrand
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