Pascale Doumeng, une expressionniste moderne
par Jean-Luc Chalumeau


Pascale Doumeng est devenue peintre sans adhérer à une école, sans appartenir à un réseau, sans même accepter d’être assimilée à l’une des tendances qui occupent la scène artistique : individualité forte, elle construit une oeuvre personnelle à l’abri des stratégies dans lesquelles s’enferment la plupart des artistes aujourd’hui, ce qui ne l’empêche pas d’entamer une brillante carrière internationale. Sa liberté est de s’assumer comme peintre avec une palette « méditerranéenne », en jouant avec les pigments naturels, les cires, les poudres et les pâtes qui donnent une profondeur spécifique à ses glacis, un éclat particulier à ses couleurs et, d’une manière générale, une jubilation communicative à ses techniques mixtes.

Pascale Doumeng permet tout juste que l’on sache qu’elle a grandi en France près du Cap Brun, aux « Jarres », la maison que s’était fait construire Othon Friesz, et laisse supposer que cette circonstance n’est peut-être pas tout à fait étrangère au caractère volontiers « fauve » de sa peinture. On se gardera de prendre cette piste au pied de la lettre : le fauvisme est plus que centenaire, et Pascale Doumeng est une artiste résolument de son temps, dont l’art traduit avant toutes choses l’immédiateté de son rapport au monde. Mais ce rapport au monde est essentiellement un rapport au monde de la peinture dans son intemporalité, et c’est là que la référence à Friesz peut nous être précieuse pour aborder son oeuvre.

On sait qu’Othon Friesz ne fut vraiment « fauve » que peu de temps. Le groupe des artistes réunis autour de Matisse n’avait certes pas de programme esthétique contraignant mais, vers 1906 ou 1907, il fallait choisir entre le rêve de Matisse : créer un art de l’équilibre, de la pureté et de la sérénité, qui « engendrât une tranquillité de l’esprit » et « apaisât l’âme », et les propositions de Vlaminck qui prônait quant à lui une création spontanée, intuitive, à l’écart de la réflexion sur les moyens formels. Pour sa part, Friesz ne suivit ni l’une ni l’autre voie : à partir de 1908 il tenta de réconcilier les deux dans une démarche qui lui fût propre et se détacha du groupe. En ce sens, Pascale Doumeng est une héritière légitime de Friesz : sa recherche de la pureté formelle et de la sérénité n’est nullement incompatible avec une qualité d’expression intuitive qui fait d’elle, indiscutablement, une représentante significative de l’expressionnisme aujourd’hui.

Les expressionnistes « historiques » avaient pour sujets privilégiés les paysages et les personnages. Ces derniers pouvaient être des portraits, et surtout des corps. C’est à l’évidence par l’étude du corps que s’incarne l’art de Doumeng, et si elle intitule un tableau River in the city, nous n’y voyons pratiquement rien de la ville annoncée, le véritable sujet étant un corps nu stylisé vu de dos, debout dans l’eau. Les corps de Pascale Doumeng sont féminins, même si une certaine ambiguïté peut apparaître ( Androgyne dancer), et ils sont souvent coupés au niveau du cou : nous ne saurons rien du visage de Unknown beauty in the night, rien non plus de celui d’une autre « beauté inconnue » (…in the twilight). Voilà pour les sujets préférentiels, qui ne sont pas indifférents. Reste à envisager l’essentiel, c’est-à-dire la peinture elle-même.

Revenons à Matisse, avec sous les yeux un tableau de Pascale Doumeng, par exemple Unknown beauty in the night, et écoutons le fondateur du fauvisme : « L’expression, pour moi, ne se confond pas avec la passion qui envahit un visage ou qui se manifeste par un geste vif : elle réside au contraire dans toute l’organisation de la toile. L’espace qu’occupent les corps, les vides autour d’eux, les proportions : tous ces éléments y participent. » La « beauté inconnue » de Doumeng est vue de dos aux trois quarts, en contre-plongée, si bien que c’est la croupe qui attire d’abord le regard, puis, beaucoup plus haut, de profil, un sein qui paraît relativement petit. La femme est fortement cambrée, le bras droit tombe derrière elle, la main effleure la cuisse gauche : ce n’est en rien l’imitation d’un corps, mais l’organisation de ce corps selon des proportions inventées par l’artiste de telle sorte qu’il nous paraît « beau » alors qu’il pourrait sembler littéralement difforme. Autre paradoxe, ce corps massif, qui occupe les deux tiers de la toile à gauche, paraît miraculeusement gracieux et léger. C’est qu’ici l’artiste a mis en oeuvre sa science du glacis pour conférer à son sujet une quasi-transparence. En contrepoint, un fond sombre (c’est la nuit), habité à droite par deux signes circulaires mystérieux, l’un vert et l’autre rose, et comme retenus par deux lignes noires, épaisses, traversant le corps de part en part à deux reprises. On retrouve ces signes dans la plupart des oeuvres de Pascale Doumeng : ils seraient comme sa marque, son sceau, et lui offriraient des possibilités plastiques extrêmement souples. Grâce à eux en effet, elle confère au tableau son rythme propre, elle en délimite souverainement les séquences. Bref, tout, dans une oeuvre de Pascale Doumeng, contribue à la plénitude de l’expression.

S’il revenait parmi nous, j’imagine que Matisse serait heureux des trouvailles de Pascale Doumeng, et peut-être même un peu étonné : n’a-t-elle pas été capable d’inventer un style expressionniste qui ne doit rien à personne ? Et Vlaminck donc ! Lui qui attendait de la peinture qu’elle soit une manière de « vivre, agir et penser », ne serait-il pas ravi ? Pascale Doumeng, parce qu’elle ne vit, agit et pense visiblement que par la peinture et pour la peinture, appartient de plein droit à la famille des créateurs qui franchissent avec une déconcertante aisance apparente les barrières des styles, de l’espace et du temps. Privilège rare, sans doute payé par beaucoup de travail, qui fait toute la saveur et l’intérêt de l’oeuvre de cette artiste d’exception.

Jean-Luc Chalumeau
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