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Entretien
« Une œuvre d’art n’a pas besoin de coûter des centaines de milliers de dollars pour être d’art » !
Entretien : « Une œuvre d’art n’a pas besoin de coûter des centaines de milliers de dollars pour être d’art » ! Entretien de Béatrice Josse, Directrice du FRAC Lorraine, avec Thierry Laurent
TL.. Qui dirige le Conseil d’Administration dont vous êtes tributaire ?

BJ. Un président. Il se trouve qu’en Lorraine, cela a toujours été un politique, un membre du Conseil Régional en charge de la culture. Quant au conseil d’administration, il est composé de trois représentants : un représentant du Rectorat, un représentant de l’association des amis du FRAC, un représentant du centre d’art, un représentant des musées de Lorraine, un représentant de la Mairie de Metz, etc.

TL.. Juridiquement, c’est donc le Conseil d’Administration qui prend les décisions.

BJ. On me le rappelle tous les jours.
TL.. Est-ce dire que vous n’avez pas les mains libres ?

BJ. Disons que le Conseil d’Administration, c’est ma hiérarchie. C’est à moi d’être suffisamment convaincante auprès d’elle pour faire comprendre et accepter les projets. C’est un travail de pédagogie auprès des élus et des décideurs de longue haleine afin de leur faire partager les enjeux qui nous animent, c’est – à-dire l’art.

TL.. Une certaine mauvaise réputation des FRAC veut que les œuvres achetées soient choisies au gré de luttes d’influence, qui privilégient davantage les amitiés personnelles aux dépens, parfois, de la qualité des œuvres. On parle souvent de népotisme. Sans langue de bois, pouvez -vous me dire concrètement comment s’opère le choix d’un FRAC ?

BJ. Les œuvres sont d’abord soumises à un comité technique.

TL.. Et qui nomme les membres du comité technique ?

BJ. Ils sont nommés sur proposition du directeur du FRAC au Conseil d’Administration.

TL.. Donc le comité technique, c’est vous qui l’avez choisi ?

BJ. Oui.

TL.. Ce qui signifie que vous avez un immense pouvoir d’influence quant au choix des œuvres ?

BJ. Ce n’est pas toujours le cas. Certains membres du comité technique peuvent imposer leur personnalité, défendre leur réputation, donc leur choix. Il arrive parfois que mes propres choix soient refusés. L’achat d’une œuvre est le résultat d’une lutte d’influence où personne ne se fait de cadeau, ce qui est un bon entraînement pour convaincre ensuite le Conseil d’Administration.

TL.. Concrètement, imaginons que je vous propose d’acheter un Jeff Koons à cinq cents milles euros, comment cela se passe ?

BJ. Je vous dis non d’emblée, car je n’ai pas les moyens. Je suis cantonnée à des œuvres, soit d’artistes émergents, des artistes jeunes, et je suis alors dans une logique de prise de risque, soit des œuvres d’artistes un peu plus âgés, qui ne sont pas, pour le moment, sur le devant de la scène, mais dont on attend qu’ils y reviennent.

TL.. Vous n’avez pas les moyens d’acheter une œuvre majeure d’un artiste majeur ?

BJ. Tout le budget y passerait.

TL.. J’ai donc pris un mauvais exemple avec Jeff Koons. Prenons une œuvre d’une artiste telle que Sophie Calle. Comment cela se passe-t-il ?

BJ. Cette-fois-ci vous tombez à pic. À propos de Sophie Calle, j’ai une anecdote bien connue qui a créé beaucoup de remue-ménage, et qui pour moi c’est soldée par pas mal de déconvenues. J’avais choisi une œuvre de Sophie Calle qui représentait un sexe masculin. Le choix de cette oeuvre a été guidé par mon itinéraire personnel et mes convictions profondes en matière d’histoire de l’art. Je suis partie du principe que la nudité en art était surtout celle de la femme, et de surcroît retransmise par des artistes hommes, donc une nudité féminine passée au prisme du fantasme masculin. Je voulais que le contraire en art fût possible aussi : un sexe d’homme représenté par une femme. Manière de courtcircuiter la représentation machiste et unilatérale de la sexualité.

TL.. Vous vouliez acheter le pendant esthétique de « l’Origine du Monde » de Courbet ?

BJ. Voilà. Je propose donc de faire acheter une photo d’un sexe masculin, œuvre intitulée « Le divorce ».

TL.. Un sexe en érection ?

BJ. Un sexe au repos.

TL.. Un peu comme celui aperçu dans la photo bien connue de Mapplethorpe ?

BJ. Plus exactement, c’était un sexe masculin en train d’uriner. Sophie Calle avait demandé une dernière faveur à son compagnon avant de divorcer de lui : photographier son sexe en train d’uriner, vision du sexe comme symbolique de la rupture ou du désenchantement. La photo de sexe de Mapplethorpe, que vous évoquiez tout à l’heure, demeure encore une vision masculine, celle d’un homme, au demeurant homosexuel, mais d’un homme tout de même. Je voulais, quant à moi, une authentique vision féminine du sexe masculin, une vision hétérosexuelle de surcroît. Pour moi, il n’y a pas de quoi être choqué ! Le sexe de la femme vu par l’homme est passé dans les mœurs depuis longtemps. Mais non l’inverse. Cela me paraît être un archaïsme. Pourquoi ne pas donner droit de cité au sexe vu à travers les fantasmes féminins ? Le comité technique n’a pas voulu me suivre dans cette démarche. Sans opposer un veto absolu, celui-ci m’a demandé de proposer toute seule l’œuvre de Sophie Calle à l’achat. Donc, je me présente seule devant le conseil d’administration, instance décisionnaire comme je vous l’ai dit. C’était un challenge que de présenter la photo d’un sexe masculin urinant face à un aréopage de notables de province plutôt de droite, qui comprenait de surcroît un élu du Front National. Résultat : tollé général.

TL.. Avouez : il y a un côté « provoc » de votre part !

BJ. C’est vrai. À l’époque, j’étais encore très jeune. Je m’y suis pris d’autant plus maladroitement que je n’ai pas assez insisté sur l’importance de Sophie Calle comme artiste contemporain. Mais l’affaire ne s’est pas arrêtée là ! Le paradoxe est que l’œuvre a été acceptée grâce à la voix du conseiller Front National, qui a voté pour, sans doute pour précipiter une politique du pire, voulant pointer du doigt les choix du FRAC face à la vindicte populaire ! Le Président du Conseil d’Administration, qui avait voté contre, s’est donc retrouvé en minorité. Il s’est levé et a donné solennellement sa démission : c’était lui ou moi ! J’étais désignée comme celle par qui le scandale arrive. Les jours suivants, un consensus dans la région s’est élevé contre moi : ce n’était pas au Président de démissionner, mais à moi de quitter mon poste. Il y a eu presque un mois de négociation entre l’État et la région et le conflit s’est résolu par un arbitrage à Paris au Ministère de la Culture, où toutes les autorités de la région se sont retrouvées. Le Délégué aux Arts Plastiques de l’époque, Jean-François de Canchy m’a soutenue, et a affirmé qu’on ne pouvait procéder à un licenciement du fait d’un choix artistique. J’étais donc confirmée dans mes fonctions contre l’avis du Président du Conseil d’Administration. Mon honneur et mon poste étaient saufs. J’ai néanmoins diplomatiquement cédé du terrain : j’ai prétendu que l’œuvre de Sophie Calle avait été vendue entre-temps à un collectionneur, et que celle-ci n’était plus disponible. L’honneur était sauf pour tout le monde. Au final, c’est tout de même moi qui ai cédé.

TL.. Cela veut dire qu’un conseil d’administration, composé surtout d’élus politiques, dispose d’une préséance sur le directeur d’un FRAC en matière de compétence esthétique. Le politique l’emporte sur le culturel. C’est grave ce que vous dites ?

BJ. Oui et non. C’est le rôle du directeur de FRAC de se montrer convaincant pour motiver le Conseil d’Administration, il doit dans la mesure du possible essayer d’éviter d’entretenir des rapports de hiérarchie au profit de rapports de confiance mutuelle. Cela a été le cas avec ma seconde présidente, au demeurant la conseillère régionale chargée de la culture, qui m’a toujours soutenue. Grâce à elle, j’ai pu acheter des pièces magnifiques, qu’on peut m’envier, des pièces vraiment pas faciles à faire admettre. Maintenant, une nouvelle équipe politique est en place, nous n’avons pas eu encore l’occasion de travailler ensemble.

TL.. Quelles sont les pièces importantes que vous avez achetées pour la collection du FRAC ?

BJ. Une pièce d’Ann - Veronica Janssens, « Sous forme de brouillard », dont le principe et de diffuser de la fumée, et qui modifie du tout au tout l’atmosphère des lieux, un peu à la manière de James Turell avec sa diffusion de lumière.

TL.. Avez-vous payé cher cette pièce ?

BJ. Très peu cher. Quarante mille francs à l’époque. Aujourd’hui une œuvre similaire du même artiste s’est vendue autour de quatre cent mille francs.

TL.. On peut dire que vous avez enrichi le Patrimoine National !

BJ. Je ne travaille pas dans cette perspective. Mon souhait est de faire admettre des œuvres pertinentes.


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Entretien de Béatrice Josse, Directrice du FRAC Lorraine, avec Thierry Laurent
mis en ligne le 02/17/2004
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