Entretien

« Une œuvre d’art n’a pas besoin de coûter des centaines de milliers de dollars pour être d’art » !
Entretien de Béatrice Josse, Directrice du FRAC Lorraine, avec Thierry Laurent


s nobles de la ville. La réhabilitation de ces lieux historiques vient d’être achevée sous la responsabilité de l’architecte Jean-François Bodin. Le FRAC Lorraine est détenteur d’une collection de près de six cents œuvres, photographies, sculptures, vidéos et installations, valorisant en particulier le travail de femmes artistes. Sur la haute tour -pigeonnier du bâtiment, on peut lire, en grandes lettres blanches, les inscriptions 49°N et 6°E, signalétique qui indique les coordonnées géodésiques du lieu, marquant ainsi la volonté du FRAC Lorraine de se déconnecter du seul contexte local par le biais d’un élément de positionnement universel. À l’occasion de cet événement, Verso a voulu interroger Béatrice Josse, Directrice du FRAC Lorraine, sur la pertinence d’une institution, mise en place au début des années 1980 sous le ministère de Jack Lang.

TL.. Commençons par une question simple. Vous êtes Directrice d’un FRAC, tout particulièrement du FRAC Lorraine. L’équivalent du poste de Conservateur pour un musée ? Dois-je vous appeler Madame la Directrice ?

BJ. Certainement pas. Je ne suis ni Directrice, ni Conservatrice. Je n’aime pas tellement les distinctions hiérarchiques en usage dans les administrations culturelles.

TL.. Qu’est-ce qu’un FRAC ?

BJ. « Fonds régional d’art contemporain » ! Autant dire une utopie ! L’idée, à l’origine, est de permettre aux régions d’acheter des œuvres d’artistes vivants, et ensuite d’organiser des expositions avec ces œuvres sur l’ensemble du territoire. Il s’agit aussi de contacter des publics nouveaux, qui jusqu’à présent n’avaient rien à voir avec l’art, en particulier l’art contemporain.

TL.. Trois principes donc à l’origine des FRAC : acheter de l’art, exposer de l’art, et contacter de nouveaux publics.

BJ. L’idée était de mettre en place des structures non muséales, des collections sans mur, et d’aller, tous azimuts, vers tous les publics. J’appelle cela une utopie.

TL.. Pourquoi une utopie ?

BJ. Parce qu’on s’est aperçu que les œuvres étaient finalement appelées à disparaître de par leur aspect éphémère, souvent immatériel, propre à l’art contemporain. Le problème de la conservation des œuvres s’est donc vite posé. Certaines œuvres entreposées sont trop fragiles pour être transportées. Nous avons donc des œuvres, certes, mais leur diffusion s’avère difficile.

TL.. Donc, Vous stockez des œuvres que vous ne montrez à personne ?

BJ. On les montre, mais on ne peut pas sortir toutes les pièces de notre collection en même temps. On les montre par roulement. La plus grosse exposition, chez nous, s’est déroulée en l’an 2000, il y avait vingt lieux en Lorraine, on a du sortir environ 300 pièces sur six cents.

TL.. Les FRAC à l’origine devaient être financés à cinquante pour cent par l’État et cinquante pour cent par la région. En est - il toujours ainsi ?

BJ. L’État a tendance, pour ce qui est du FRAC Lorraine, à limiter sa participation. Il n’en demeure pas moins que le financement des œuvres revient principalement à l’État. En revanche, le budget de fonctionnement, qui va s’accroissant, est assuré par la région. Dans d’autres régions, la parité est en revanche maintenue.

TL.. Les budgets des FRAC sont-ils équivalents d’une région à l’autre ?

BJ. Pas du tout. Il y a plein de disparités. Par exemple, le FRAC Nord–Pas–de-Calais est un des plus gros FRAC de France. Certains FRAC sont plus en avance que d’autres. Nous sommes un peu en retrait par rapport à certains FRAC.

TL.. Je constate sur votre document comptable que vous avez un budget annuel, toutes actions confondues, de 922 083 euros (547 923 euros de la Région et le reste du Ministère de la culture). À quel niveau situez-vous dans l’échelle des vingt trois FRAC, puis qu’il y a un FRAC par région ?

BJ. Nous sommes devenus un « moyen gros » FRAC. Notre budget a doublé par rapport à celui qui nous était alloué, il y a quelques années. Mais détrompezvous, il n’y a pas vingt-trois FRAC. Les FRAC ne sont plus que dix- neuf en tout. Certains disparaissent.

TL.. Comment un Frac peut-il disparaître ?


BJ. Les FRAC ne sont pas garantis par une loi, mais par une simple directive ministérielle. Tous les FRAC sont menacés de disparition. C’est même à mon sens la politique actuelle : faire fusionner les FRAC avec d’autres centres d’art ou des musées. Cela s’est passé pour le FRAC Midi-Pyrénées qui a fusionné avec un musée, le FRAC Rhône-Alpes, qui a fusionné avec un centre d’art, ce qui risque d’être aussi le cas du FRAC de Dijon dont certains souhaitent la fusion avec un centre d’art et une école d’art.

TL.. Sommes-nous en train de vivre l’agonie des FRAC ?

BJ. Je le pense. Les FRAC sont des structures en voie de disparition.

TL.. Quel sentiment cela suscite-t-il en vous ?

BJ. Je ferai tout, à mon niveau, pour que les structures des FRAC survivent, néanmoins, je suis favorable à toute évolution, par principe. TL.. Si vous aviez un argument en faveur

BJ. L’extrême adaptabilité d’un FRAC. Ce n’est pas une institution figée. Nous consacrons notre temps à prêter nos œuvres à qui veut bien les exposer. Quasiment du jour au lendemain, nous sommes en mesure de monter une exposition, avec des œuvres magnifiques, dans tous les coins de la région. Nous proposons des projets de partenariat, de coproduction, avec une multitude d’autres institutions.

TL.. On reproche souvent aux FRAC de constituer une structure opaque, avec des prises de décision plus ou moins transparentes, notamment quant à l’achat des œuvres. Pouvez-vous me décrire de l’intérieur le mode de fonctionnement d’un FRAC ?

BJ. Juridiquement, un FRAC est une association de la loi de 1901. Pour l’essentiel, une association dirigée donc par un Conseil d’Administration et un Président.

TL.. C’est vous la Présidente ?

BJ. Non, moi je suis la Directrice. Je suis tributaire du Conseil d’Administration. Chaque année, je dois défendre et faire valider mon projet artistique par le Conseil d’Administration.

TL.. Concrètement, qui vous a nommée directrice du FRAC Lorraine ?

BJ. J’ai été nommée par un jury État-Région.

TL.. Quels sont les membres du jury ?

BJ. Le Directeur Régional des Affaires Culturelles (DRAC), le Vice - Président du Conseil régional, en charge de la culture,
un Inspecteur Général du Ministère de la Culture, un autre directeur de FRAC également, des personnalités à la fois représentatives sur le plan régional et sur le plan culturel.

TL.. Comment ce jury a-t-il été amené à vous choisir, vous, et non pas quelqu’un d’autre ?

BJ. Ma nomination est très particulière. J’étais chargée de mission au Conseil Régional…

TL.. Donc vous étiez déjà sur place, à un poste privilégié pour être désignée…

BJ. Disons que j’ai tout fait pour que le FRAC existe, avant moi, il n’y avait pas de directeur de FRAC.

TL.. Vous avez tenté de mettre en place un FRAC à partir de votre poste de chargée de mission…?

BJ. Exactement. Et d’ailleurs, l’année de ma nomination en 1993, on avait arrêté de financer le FRAC. Il y avait un budget d’acquisition, mais aucune exposition n’avait lieu. C’était donc quitte ou double. Soit l’État abandonnait sa participation, soit il relançait le FRAC en lui nommant un directeur.

TL.. Il y a donc toujours cette épée de Damoclès qui pèse sur un FRAC, à savoir que l’État peut abandonner son financement du jour au lendemain ?

BJ. Disons qu’il faut être vigilant.

TL.. Qui dirige le Conseil d’Administration dont vous êtes tributaire ?

BJ. Un président. Il se trouve qu’en Lorraine, cela a toujours été un politique, un membre du Conseil Régional en charge de la culture. Quant au conseil d’administration, il est composé de trois représentants : un représentant du Rectorat, un représentant de l’association des amis du FRAC, un représentant du centre d’art, un représentant des musées de Lorraine, un représentant de la Mairie de Metz, etc.

TL.. Juridiquement, c’est donc le Conseil d’Administration qui prend les décisions.

BJ. On me le rappelle tous les jours.
TL.. Est-ce dire que vous n’avez pas les mains libres ?

BJ. Disons que le Conseil d’Administration, c’est ma hiérarchie. C’est à moi d’être suffisamment convaincante auprès d’elle pour faire comprendre et accepter les projets. C’est un travail de pédagogie auprès des élus et des décideurs de longue haleine afin de leur faire partager les enjeux qui nous animent, c’est – à-dire l’art.

TL.. Une certaine mauvaise réputation des FRAC veut que les œuvres achetées soient choisies au gré de luttes d’influence, qui privilégient davantage les amitiés personnelles aux dépens, parfois, de la qualité des œuvres. On parle souvent de népotisme. Sans langue de bois, pouvez -vous me dire concrètement comment s’opère le choix d’un FRAC ?

BJ. Les œuvres sont d’abord soumises à un comité technique.

TL.. Et qui nomme les membres du comité technique ?

BJ. Ils sont nommés sur proposition du directeur du FRAC au Conseil d’Administration.

TL.. Donc le comité technique, c’est vous qui l’avez choisi ?

BJ. Oui.

TL.. Ce qui signifie que vous avez un immense pouvoir d’influence quant au choix des œuvres ?

BJ. Ce n’est pas toujours le cas. Certains membres du comité technique peuvent imposer leur personnalité, défendre leur réputation, donc leur choix. Il arrive parfois que mes propres choix soient refusés. L’achat d’une œuvre est le résultat d’une lutte d’influence où personne ne se fait de cadeau, ce qui est un bon entraînement pour convaincre ensuite le Conseil d’Administration.

TL.. Concrètement, imaginons que je vous propose d’acheter un Jeff Koons à cinq cents milles euros, comment cela se passe ?

BJ. Je vous dis non d’emblée, car je n’ai pas les moyens. Je suis cantonnée à des œuvres, soit d’artistes émergents, des artistes jeunes, et je suis alors dans une logique de prise de risque, soit des œuvres d’artistes un peu plus âgés, qui ne sont pas, pour le moment, sur le devant de la scène, mais dont on attend qu’ils y reviennent.

TL.. Vous n’avez pas les moyens d’acheter une œuvre majeure d’un artiste majeur ?

BJ. Tout le budget y passerait.

TL.. J’ai donc pris un mauvais exemple avec Jeff Koons. Prenons une œuvre d’une artiste telle que Sophie Calle. Comment cela se passe-t-il ?

BJ. Cette-fois-ci vous tombez à pic. À propos de Sophie Calle, j’ai une anecdote bien connue qui a créé beaucoup de remue-ménage, et qui pour moi c’est soldée par pas mal de déconvenues. J’avais choisi une œuvre de Sophie Calle qui représentait un sexe masculin. Le choix de cette oeuvre a été guidé par mon itinéraire personnel et mes convictions profondes en matière d’histoire de l’art. Je suis partie du principe que la nudité en art était surtout celle de la femme, et de surcroît retransmise par des artistes hommes, donc une nudité féminine passée au prisme du fantasme masculin. Je voulais que le contraire en art fût possible aussi : un sexe d’homme représenté par une femme. Manière de courtcircuiter la représentation machiste et unilatérale de la sexualité.

TL.. Vous vouliez acheter le pendant esthétique de « l’Origine du Monde » de Courbet ?

BJ. Voilà. Je propose donc de faire acheter une photo d’un sexe masculin, œuvre intitulée « Le divorce ».

TL.. Un sexe en érection ?

BJ. Un sexe au repos.

TL.. Un peu comme celui aperçu dans la photo bien connue de Mapplethorpe ?

BJ. Plus exactement, c’était un sexe masculin en train d’uriner. Sophie Calle avait demandé une dernière faveur à son compagnon avant de divorcer de lui : photographier son sexe en train d’uriner, vision du sexe comme symbolique de la rupture ou du désenchantement. La photo de sexe de Mapplethorpe, que vous évoquiez tout à l’heure, demeure encore une vision masculine, celle d’un homme, au demeurant homosexuel, mais d’un homme tout de même. Je voulais, quant à moi, une authentique vision féminine du sexe masculin, une vision hétérosexuelle de surcroît. Pour moi, il n’y a pas de quoi être choqué ! Le sexe de la femme vu par l’homme est passé dans les mœurs depuis longtemps. Mais non l’inverse. Cela me paraît être un archaïsme. Pourquoi ne pas donner droit de cité au sexe vu à travers les fantasmes féminins ? Le comité technique n’a pas voulu me suivre dans cette démarche. Sans opposer un veto absolu, celui-ci m’a demandé de proposer toute seule l’œuvre de Sophie Calle à l’achat. Donc, je me présente seule devant le conseil d’administration, instance décisionnaire comme je vous l’ai dit. C’était un challenge que de présenter la photo d’un sexe masculin urinant face à un aréopage de notables de province plutôt de droite, qui comprenait de surcroît un élu du Front National. Résultat : tollé général.

TL.. Avouez : il y a un côté « provoc » de votre part !

BJ. C’est vrai. À l’époque, j’étais encore très jeune. Je m’y suis pris d’autant plus maladroitement que je n’ai pas assez insisté sur l’importance de Sophie Calle comme artiste contemporain. Mais l’affaire ne s’est pas arrêtée là ! Le paradoxe est que l’œuvre a été acceptée grâce à la voix du conseiller Front National, qui a voté pour, sans doute pour précipiter une politique du pire, voulant pointer du doigt les choix du FRAC face à la vindicte populaire ! Le Président du Conseil d’Administration, qui avait voté contre, s’est donc retrouvé en minorité. Il s’est levé et a donné solennellement sa démission : c’était lui ou moi ! J’étais désignée comme celle par qui le scandale arrive. Les jours suivants, un consensus dans la région s’est élevé contre moi : ce n’était pas au Président de démissionner, mais à moi de quitter mon poste. Il y a eu presque un mois de négociation entre l’État et la région et le conflit s’est résolu par un arbitrage à Paris au Ministère de la Culture, où toutes les autorités de la région se sont retrouvées. Le Délégué aux Arts Plastiques de l’époque, Jean-François de Canchy m’a soutenue, et a affirmé qu’on ne pouvait procéder à un licenciement du fait d’un choix artistique. J’étais donc confirmée dans mes fonctions contre l’avis du Président du Conseil d’Administration. Mon honneur et mon poste étaient saufs. J’ai néanmoins diplomatiquement cédé du terrain : j’ai prétendu que l’œuvre de Sophie Calle avait été vendue entre-temps à un collectionneur, et que celle-ci n’était plus disponible. L’honneur était sauf pour tout le monde. Au final, c’est tout de même moi qui ai cédé.

TL.. Cela veut dire qu’un conseil d’administration, composé surtout d’élus politiques, dispose d’une préséance sur le directeur d’un FRAC en matière de compétence esthétique. Le politique l’emporte sur le culturel. C’est grave ce que vous dites ?

BJ. Oui et non. C’est le rôle du directeur de FRAC de se montrer convaincant pour motiver le Conseil d’Administration, il doit dans la mesure du possible essayer d’éviter d’entretenir des rapports de hiérarchie au profit de rapports de confiance mutuelle. Cela a été le cas avec ma seconde présidente, au demeurant la conseillère régionale chargée de la culture, qui m’a toujours soutenue. Grâce à elle, j’ai pu acheter des pièces magnifiques, qu’on peut m’envier, des pièces vraiment pas faciles à faire admettre. Maintenant, une nouvelle équipe politique est en place, nous n’avons pas eu encore l’occasion de travailler ensemble.

TL.. Quelles sont les pièces importantes que vous avez achetées pour la collection du FRAC ?

BJ. Une pièce d’Ann - Veronica Janssens, « Sous forme de brouillard », dont le principe et de diffuser de la fumée, et qui modifie du tout au tout l’atmosphère des lieux, un peu à la manière de James Turell avec sa diffusion de lumière.

TL.. Avez-vous payé cher cette pièce ?

BJ. Très peu cher. Quarante mille francs à l’époque. Aujourd’hui une œuvre similaire du même artiste s’est vendue autour de quatre cent mille francs.

TL.. On peut dire que vous avez enrichi le Patrimoine National !

BJ. Je ne travaille pas dans cette perspective. Mon souhait est de faire admettre des œuvres pertinentes.

BJ. Je pense à une artiste luxembourgeoise, Su-me-Tse, que j’ai été la première à acheter, je considérais que son travail méritait attention et je voulais l’aider. J’ai acheté son œuvre environ deux cents euros. Il se trouve que l’artiste a été ensuite choisie par Marie-Claude Beaud pour représenter le Luxembourg à la Biennale de Venise et que c’est elle qui a obtenu le Grand prix de la Biennale de Venise.

TL.. Un point me surprend. Je constate que la collection du FRAC Lorraine comprend plus d’une centaine d’artistes. Cela me paraît beaucoup, et dénote d’un manque de politique précise en matière d’achat. Aucune école, aucun pays, aucun support particulier, aucune époque particulière n’est privilégié, une sorte de saupoudrage, qui peut paraître totalement arbitraire et aléatoire.

BJ. Il y a exactement 222 artistes représentés, dont 163 hommes et 59 femmes.

TL.. Quelle a été la politique globale en
matière d’achat d’œuvres ? On a l’impression du certaine incohérence, d’une politique d’achats au coup par coup. BJ. Je suis en fait héritière d’une collection qui déjà a vingt ans. La plupart des œuvres ont été achetées par d’autres personnes que moi. Ma politique est d’acheter des œuvres, mais en bien plus petit nombre qu’auparavant. Cela dit, c’est un reproche qui revient souvent, notre collection est trop pléthorique. J’achète au maximum quatre ou cinq œuvres par an. Je dois préciser que la politique de mes prédécesseurs était de concentrer leurs achats sur des photographies, dont les coûts étaient moindres, et à une époque où le budget du FRAC était presque entièrement dévolu à l’achat d’œuvres. Il y a eu donc une politique d’achat concentrée sur la photo avant ma venue, politique menée notamment par l’un de mes prédécesseurs, membre du comité technique, un artiste de la région, professeur à l’école des Beaux-Arts. Des corpus entiers d’expositions clés- en- main, organisées par l’association Metz pour la Photographie, ont été achetés par le FRAC, sur le thème du corps, une autre sur celui du paysage, un troisième sur les artistes hollandais, etc.

TL.. Aujourd’hui que vous avez les mains libres, directrice attitrée du FRAC, quelles sont vos intentions ?

BJ. Lorsque j’ai été nommée Directrice, j’avais très peu de moyen. J’étais seule avec mon ordinateur. J’ai travaillé seule pendant un an. Un jour on a même déménagé mon bureau et je me suis retrouvée sans rien. Il a fallu jouer des coudes pour m’imposer.

TL.. Aujourd’hui, vous dirigez une structure de dix personnes, vous inaugurez un bâtiment somptueux pour abriter vos collections, vous revenez donc de très loin !

BJ. Tout cela, je l’ai obtenu à force

TL.. Maintenant que vous êtes en place, quelle est donc votre politique d’achat ?

BJ. Elle est tributaire de mon histoire personnelle. À force d’avoir monté des expositions dans les lieux les plus divers, (lycées, sites militaires, théâtres, prisons), j’ai fini par être un peu insupportée par la matérialité des œuvres. Si je n’avais pas eu à trimballer physiquement des œuvres, je n’aurais peut-être été moins intéressée par cette notion d’un « art dématérialisé » ou d’un « art à réactiver ». Pour moi, l’art, c’est autre chose que de planter des clous dans des murs ou d’installer des cimaises pour supporter des œuvres. Du coup, j’ai acheté une œuvre de Mathieu Mercier, qui n’était autre qu’un patron avec des trous destinés à percer des murs et à y insérer des chevilles de différentes couleurs.

TL.. Votre désintérêt pour la matérialité de l’œuvre résulte de votre expérience d’accrochage des œuvres lourdes et encombrantes?

BJ. Surtout d’une réflexion personnelle. Je n’ai jamais voulu prendre la responsabilité d’accrocher des œuvres dans des lieux où elles risquaient de n’être pas mises convenablement en valeur. C’est pour cette raison que j’ai souhaité faire intervenir directement l’artiste sur le lieu, plutôt que d’accrocher des œuvres au détriment de leur sens. De fait, j’essaie d’acheter ce qu’on appelle des «œuvres à réactiver », des œuvres où la présence de l’artiste est nécessaire à la mise en exposition de l’œuvre. J’ai besoin de discuter avec l’artiste. Il me faut toujours une œuvre destinée à être périodiquement rejouée et toujours avec la complicité de l’artiste.

TL.. L’art comme action de l’artiste, comme « travail in situ » (Buren), comme partition à réactiver, (Buren encore), comme dialogue de l’institution avec l’artiste (Hybert), finalement vous êtes assez proche d’une certaine « doxa » de l’art contemporain, qu’à titre personnel je ne récuse pas. Citez -moi encore des exemples de vos achats.

BJ. Nous avons une pièce de Joelle Turlinckx, une artiste belge, un faux soleil, un système lumineux fonctionnant par informatique; je pense aussi à une performance de Dora Garcia : quelqu’un qui joue le rôle d’un visiteur lambda dans un espace, qui attend, qui vit, qui est là, qu’on remarque à peine, une action permanente, destinée à figurer une conscience anonyme.

TL.. Votre démarche me paraît correspondre aux exigences du monde de l’art contemporain. Mais le public de Metz, comment arrivez-vous à le faire venir ? Il y a un vrai dilemme. Ou bien produire un art radical au risque de se couper du public, ou bien présenter un art consensuel, au risque de trahir l’art comme un terrain d’expérimentation. Quel type de public voulez-vous toucher ? J’irai même plus loin. J’ai l’impression que les FRAC confisquent l’art contemporain au public. Je pense notamment, comme contre-exemple, à la formidable politique américaine menée par le Président Roosevelt avant la deuxième guerre mondiale avec le WPA, la « Work Progress Administration ». Son idée était de financer des « murals », de vastes fresques visibles par tous et conçues par des milliers d’artistes sur tout le territoire des États-Unis : d’un seul coup l’art était dans la rue, dans des lieux publics. En France ce n’est pas le cas. Des «œuvres à réactiver » dans un FRAC ? Croyez-vous vraiment que vous allez faire aimer l’art contemporain par l’ensemble des citoyens de la ville Metz ?

BJ. Toute ma politique a été de présenter de l’art contemporain dans la rue, tant que je n’avais pas de lieu fixe. Le FRAC Lorraine, je vous le rappelle, a été pendant plus de vingt ans une institution sans murs. Ma politique ne sera en aucune manière de cantonner la production artistique aux bâtiments qui nous sont attribués. D’ailleurs, la première exposition qui s’appelle « White Spirit » est explicite à cet égard : il s’agit d’un long corridor blanc qui se déploie dans toutes les pièces et qui dissimule les murs davantage qu’il ne les montre. Cela veut bien dire que je refuse que notre bâtiment, classé monument historique, monopolise une démarche que je souhaite à la fois dans et hors les murs. Le jour de l’inauguration des nouveaux lieux, il y avait aussi des performances, des actions, ce qui montre bien que je refuse toute forme d’art figé. Et je vous le répète, la vocation des FRAC est surtout de prêter ses œuvres à qui veut bien les exposer. Il y a, en ce moment, trois expositions qui se tiennent en Lorraine grâce aux œuvres que nous avons prêtées. Nous avons prêté des œuvres au Musée de Plombières qui risquait de fermer, nous en prêtons au Musée de Bar-le-Duc.

TL.. On vient de vous donner un bâtiment somptueux, et votre première oeuvre exposée consiste à en dissimuler les murs et l’architecture. Encore une fois, ne craignez-vous pas les foudres du Conseil d’Administration ?

BJ. C’est justement comme cela que je conçois mon rôle au sein du FRAC, aller le plus loin possible dans la logique de l’art contemporain, demeurer sur le fil du rasoir. Mais le Conseil d’Administration était sensibilisé à ce projet et avait compris les enjeux puisqu’il m’a suivi.

TL.. J’ai vu que vous aviez aussi des œuvres vidéo, notamment de Fiona Tan. Il y a aussi des films de Marguerite Duras. Vous ne trouvez pas que les œuvres vidéo sont actuellement très coûteuses sur le marché international ?

BJ. Notre budget d’acquisition (150 000 euros environ) ne nous permet plus d’acquérir de nouvelles œuvres vidéo. Je trouve cette surenchère sur les prix tout à fait confiscatoire. L’économie de la vidéo devait être analogue à celle du cinéma : un financement résultant de la production de DVD à des milliers d’exemplaires, disponibles dans le grand commerce, et non produits à quelques exemplaires pour une poignée de collectionneurs fortunés. C’est pour cette raison que j’ai acheté 50 euros trois courts-métrages de Marguerite Duras qui sont des multiples disponibles dans le commerce. Ces œuvres à 50 euros, j’aurais pu les acheter comme de simples pièces pour la documentation. Mais j’ai décidé de les exposer comme authentique œuvres muséales. C’est une manière de faire un pied- de- nez au commerce de l’art. Une œuvre d’art n’a pas besoin de coûter des centaines de milliers de dollars pour être d’art.

TL.. Si vous aviez un vœu à formuler, un souhait, un point qui vous tient secrètement cœur, lequel ce serait ?

BJ. Je voudrais acheter « Une minute de silence ».

TL.. Plus précisément.

BJ. C’est une œuvre de Dora Garcia qui se trouve dans un musée belge, à Ypres plus exactement, l’équivalent en Belgique de Verdun : l’œuvre consiste à imposer une minute de silence : soudain, tout s’arrête, tout le monde s’immobilise, tous les jours à midi, il est programmé que les lumières se tamisent, les images s’arrêtent, les fumigènes s’interrompent, bref, silence total pendant une minute. Je voudrais transporter cette œuvre dans le musée de Verdun, et tous les musées de la guerre de Lorraine et ailleurs. Comme hommage aux morts, quoi de plus prenant qu’une minute de silence ? On a besoin de silence aujourd’hui davantage que de bruit.


Guillaume Boisdehoux
© visuelimage.com - reproduction autorisée pour usage strictement privé -