Les artistes et les expos

" Ce n’est pas du cynisme, j’y crois vraiment "
John M Armleder – Amor Vacui, Horror Vacui – MAMCO, Genève
par Timothée Chaillou


Oh ! et puis non (1), l’art n’a pas pour objet d’exprimer des idées précises pour traduire une connaissance surdéterminée. Il permet la libre association visuelle pour provoquer le passage du sentiment à l’idée, de l’idée à l’image... Une " image affection ", qui ouvrirait " la porte à la possibilité d’une relation intime avec le spectateur, d’un usage décoratif affirmé et revendiqué, et semblant convaincre de sa nécessité à se présenter aussi comme un " objet de désir ". " (2) Le processus créatif est au niveau du regard et du trajet qu’il implique sur l’agencement de celui-ci.

Armleder ne se sent pas comme un fondateur (3), il préfère la posture d’une " béatitude esthétique " sans se poser de question sur les notions de bon ou mauvais goût. Au lieu de souhaiter une illusoire table rase moderne, sa position renvoie à l’investissement d’une personnalité dans une poétique pour une objectivation du subjectif. L’œuvre dans sa posture décomplexée est alors vécue comme un insert dans un lieu de vie, un élément visible et transmetteur de réel. Viendrait alors la représentation d’une circulation des décors pour un événement visuel de l’apparition par l’image. Pensons aux arrières plans dans le cinéma de Godard (aplats de couleurs, agencements d’objets, référence à la peinture...) qui permettent ces jeux de formes, où l’acteur vient s’insérer dans une situation qui le fait incarner un récit fictionnel, en étant élément de décor à l’intérieur d’un paysage cinématographique.
Dans le cinéma de Kaurismaki ou d’Antonioni, les échanges sont des faits caractérisés par leurs matières, pour mettre en état des formes. Un cinéma pour lequel les situations deviennent des mises en plates-formes (pensons à l’ouverture de l’Eclipse ou la fin de Profession reporter). L’accord et la justesse des effets visuels relèvent de la passion de ce qui fait image en dehors de tout symbolisme pour préserver une réalité en construction. Ces structures temporaires que sont les films (ou l’ex-position) vivent au travers de prises de représentation, où l’instant est un cadre filmé sous un angle différent.

Le capitalisme cognitif, naissant à l’ère du post-modernisme, fait intervenir les savoirs et les informations comme matières premières de notre économie. Ce basculement, face au modèle
de la démocratie industrielle (affirmant le caractère improductif du travailleur intellectuel), fait intervenir la circulation et la transmission des flux de connaissances comme base de nouveaux potentiels pour un processus productif global. L’artiste se trouve face aux possibles qu’offre cette disponibilité de l’image et des informations pour s’en servir comme un répertoire, un échantillonnage, un moteur de recherche prêt à être utilisé, pour générer des potentiels et des activités.
L’exposition ne serait plus un territoire répertorié, mais engendrerait des reconfigurations indéfinies pour une collectivisation des savoirs. " Manipuler l’objet produit " pour l’accomplir dans un nouveau scénario. Les dispositifs d’Armleder engendrent des relations constituant un processus formel basé sur l’échange, le geste culturel trouve sa justification dans son placement en dehors de tout isolement autarcique, pour une superposition d’intérêts et de désirs.

" Opportuniste ", " paresseux ", " preneur de formes disponibles "... Armleder ne cesse de rappeler ses vertus, qui peuvent le rattacher au " rien n’a d’importance " des films de Godard, qui nous permettent de vivre l’expérience esthétique de l’oeuvre en tant qu’elle n’a d’autre finalité qu’elle-même et le plaisir (quasi gustatif) qu’elle procure. Comme il le rappelle, " une sorte de déviance érotique ". Le moyen adéquat de l’œuvre serait donc lieu de plaisir alors que " personne n’est responsable de rien, rien n’a de sens " (4) et qu’Armleder fait " des choses sans en avoir l’air et autant que possible sans le formuler " (5) tout en sachant qu’utiliser un objet c’est avant tout l’intercepter pour le traduire, lui générer une activité.

Quelle justesse que d’offrir la quasi totalité des salles du MAMCO (première en douze ans d’existence) au " foisonnement " d’Armleder. Lui qui vit sa démarche artistique sous la forme d’un millefeuille trouve ici un écrin parfait dans ce lieu qui s’expérimente plus qu’il ne célèbre. Un catalyseur adéquat, offert à une exposition qui représente " un cumul, une synthèse momentanée " (6), sans souhaiter de narration linéaire (entreprise impossible par les enjeux constitutifs de l’œuvre de l’artiste) mais préférer le choix de suivre une œuvre de sa production à sa mise en médiation. Le visiteur regarde donc des activations de possibles, un nouveau mode d’écriture et de montage. Chaque ensemble d’œuvres est au service d’un acte.
Le musée se rythme d’abstractions, d’installations, de fourniture sculpture... Sans que les catégories s’organisent. Il ne resterait qu’à sentir une atmosphère, une marque assez voluptueuse, voire douce. Climat diffusé par la présence du caractère souple et informel du mobilier, d’un tas de vêtements ou de fleurs en plastique, de l’abondance de la figure du point, de l’absolutisme des peintures, du flou de certaines photographies. Par l’ensemble des pièces de plexiglas assouplies, l’effet vibratoire des cibles de néons, les murs recouverts de papiers plastique vert métallique et scintillant, les plissés des tentures et de certaines toiles ainsi qu’une salle recouverte de coton.

" C’est une fiction dans laquelle j’entre, une illusion sollicitée et consentie, une hallucination douce et collective. " Etienne Souriau, La correspondance des Arts.
Timothée Chaillou


1) Exclamation introductive de l’exposition du MAMCO et phrase inscrite sur le mur d’une maison prés de chez Armleder qui formule son souhait qu’aucune " dépense d’énergie " ne soit accordé aux choses qu’il fait.
2) Eric Troncy, Documents sur l’art N°11.
3) " Je ne fais rien d’autre que les autres n’aient déjà fait une fois. " in John M Armleder, Kunstmuseum Winterthur, 1987.
4) John M Armleder, 17 Novembre 2006.
5) John M Armleder, Kunstmuseum Winterthur, 1987.
6) John M Armleder, Semaines N°01.

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