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Entretien sur les Foires d’art :
Patrick Barrer et Belinda Cannone
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3) Comment sortir alors de ce club? Pour que la sélection reste une sélection il faut d’abord admettre que c’est «une sélection » justement, c’est-à-dire une proposition et non pas, comme on l’a entendu pendant des années à Art Basel, « le meilleur de l’art contemporain ». Ce qui est ridicule de la part de commerçants qui ne font jamais ainsi que vanter une fois de plus leur marchandise. D’autre part, inclure dans cette proposition la part d’inachevé propre à chaque artiste, si talentueux soit-il, qui nous rappelle, à la manière d’Ernst Gombrich, que c’est un être de chair et de sang qui conçoit les œuvres, selon une trajectoire incertaine, fragile, comprise entre l’art balbutiant et le chef d’œuvre, rarissime par définition. On replace ainsi la figure de l’artiste au milieu du village. On retire au marché et à ses relais médiatiques et institutionnels le monopole du lien avec le public pour faire connaître et vendre des œuvres. On inaugure d’autres voies. On met en place d’autres passerelles entre hier et aujourd’hui. Entre les artistes et le public. Entre les médiateurs et les artistes. Entre telle œuvre et telle autre. Sans se soucier de cette sacro-sainte compétition qui, contrairement aux antiennes habituelles, ne privilégie pas les meilleurs, mais les plus forts, ce qui n’est pas la même chose. Dans le domaine culturel. Comme sur un plan simplement humain. Le pire et le meilleur, dites-vous, chez les Refusés d’hier ? Et chez les Acceptés d’aujourd’hui qui, eux, monopolisent toute la visibilité, tout en feignant d’être encore des marginaux? Une œuvre forte n’a rien à craindre d’une cohabitation avec une œuvre d’un niveau inférieur si ses médiateurs savent éclairer l’une et l’autre en relation avec la trajectoire que je viens d’évoquer, et si une telle cohabitation permet à des artistes de rencontrer le public qui, lui aussi, a son chemin et son expérience à faire. A son rythme. L’actualité des artistes, la vie artistique, c’est aussi cela. C’est même ainsi que tout commence et recommence, surtout quand le succès tarde.

4) A quoi sert la presse culturelle? On est souvent frappé par l’unanimité dans la réception des œuvres. En ce moment, on n’entend qu’une voix pour louer la Fondation Pinault à Venise. Deux phénomènes se conjuguent pour expliquer cette louange universelle (quand, à mon avis, on peut y voir aussi le pire de l’art contemporain) : Pinault met de l’argent dans la moitié des médias français de référence qui ne sauraient donc critiquer le pourvoyeur de fonds ; le mimétisme fait le reste : les médias se persuadent tous mutuellement de ce que quelques-uns disent et créent ainsi un effet boule de neige.

Vous avez raison. Le conformisme est grand dans le monde de l’art contemporain comme dans la presse culturelle. D’ailleurs dissocier celle-ci de celui-là n’est qu’une manière de parler. Certes, il y a bien ici et là quelques tireurs embusqués – et heureusement. Mais leur visibilité est très réduite. Le plus souvent, chacun se tient par la barbichette. Il ne faut pas craindre de le dire. Comme partout ailleurs, malheureusement. Mais ici les positions se négocient davantage car le monde de l’art contemporain est étroit, les intérêts croisés y sont plus affirmés. Alors que faire, si vous voulez faire respirer un autre air ? La presse culturelle, comme la grande presse, est de moins en moins une presse de révoltés. Bobo, tout au plus. Quel journal pourrait jouer dans le monde de l’art contemporain le rôle du Monde Diplomatique en décryptant sans les promouvoir (c’est-à-dire en ne procédant pas comme la sociologue Raymonde Moulin), les liens qui unissent par exemple un François Pinault, l’État, l’économie et l’art contemporain vanté par la grande presse de gauche comme de droite ? Presse interchangeable justement quand il s’agit de couvrir l’actualité de l’art contemporain et… l’économie. Tout le monde s’y retrouve, même devant le plus subversif qui n’agresse évidemment plus personne depuis un moment. Et surtout pas ses riches acheteurs, ni les «pipoles». Même les performances financières du marché de l’art ne scandalisent plus. Cela a donné naissance au contraire à des chroniques qu’on appelle «Marché de l’art» et même de lucratives rubriques dans les pages « Investissements » des cahiers « Économie ». Le Figaro, le Monde, Libération, quelle différence ? En Suisse, c’est la même chose. Tout le monde est d’accord. Est-ce normal ? Tout ce que le marché encense est-il acceptable ? Tout ce qu’il écarte est-il condamnable ? Voilà des questions qui donneraient du sens à la presse culturelle aujourd’hui. Mais sa lecture de l’actualité artistique et du marché est plus justificative que critique. Le milliardaire François Pinault, parmi d’autres philanthropes aussi fortunés, achète, c’est vrai, l’art du marché. Mais sous l’effet des règles du marché, cet art n’est plus que du consommable financier et du divertissant. Oui, François Pinault, grand ami du « grand » philosophe Bernard-Henry Lévy, lui-même grand ami des médias, plaît au marché, que nombre de représentants conseillent, y compris un ancien ministre de la culture. C’est le « Charles Saatchi » hexagonal, ce publicitaire britannique prospère qui vend, achète et expose «en gros» de l’art contemporain. Surtout depuis que François Pinault s’est offert – et c’est son droit, comme on dit souvent chez Marianne – un poste d’observation de premier plan en achetant la 2e société de ventes publiques du monde, Christie’s en l’occurrence. Mais était-ce encore son droit et celui de la presse « éclairée » de piétiner les élus comme presque tous les journalistes l’ont fait parce que les représentants du peuple, moins sensibles sans doute à la chance extraordinaire qui leur était «offerte », n’allaient pas dans le sens et à la vitesse souhaités par le milliardaire pour recevoir sa fondation ? Les journalistes se sont satisfaits des déclarations du patron du groupe Fnac-Redoute-Gucci-Printemps-Point – entre autres. Monsieur Pinault avait donc forcément raison. C’est désolant. Intérêts croisés, c’est sûr ! Le monde de l’art contemporain comme son marché sont à l’image du monde économique néolibéral que nous habitons. Le marché a tous les droits. Comme autrefois le Parti chez les communistes. Et ses détracteurs n’ont plus que celui de se taire ou d’aller voir ailleurs. Vous l’aurez compris, je fais partie de celles et ceux qui aiment aller voir ailleurs l’artistiquement incorrect et non événementiel. On y fait toujours de vraies et parfois dérangeantes rencontres ! François Pinault, parmi d’autres, devrait s’y rendre de temps en temps, lui qui affirmait il y a peu que les artistes « peuvent probablement percevoir les grands mouvements sismiques plus vite que les hommes d’affaires»

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Patrick Barrer et Belinda Cannone
mis en ligne le 07/06/2006
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