Entretien sur les Foires d’art :
Patrick Barrer et Belinda Cannone


1) Patrick Barrer, vous avez créé la foire internationale d’art Europ’ART, en 1991, à Genève. Si l’on en croit vos analyses, et notamment celles qui figurent dans Le double jeu du marché de l’art contemporain, sous-titré Censurer pour mieux vendre (éd. Favre, 2004), cette initiative a été votre réponse à une situation problématique de l’art contemporain. Utilisant cette expression, je désigne bien entendu l’art qui nous est contemporain, et non le courant qui est ainsi labellisé par le marché. Comment avez-vous conçu cette foire?

Dès son lancement, il s’agit en effet de faire une foire différente. En rupture avec le marché international de l’art contemporain et ses lois peu amènes et très partiales. Nous voulons « inventer » une foire proche du public et des artistes, proche du temps de chacun au cours duquel mûrissent connaissances et pratiques artistiques. Nous voulons donner vie à une foire à taille humaine, accessible au plus grand nombre, fonctionnant selon ses propres règles, et se développant à son rythme, dans « sa » région. Un carrefour historique de l’Europe. En fait, nous inaugurons alors un concept que l’on appelle plus volontiers aujourd’hui « foire de proximité » ou « foire régionale ». Mais peu importe le terme. Bien sûr, très vite, à l’image de la « Genève internationale », Europ’ART va s’affirmer aussi comme un rendezvous des cultures du monde grâce aux origines multiples de ses exposants. Nous avons reçu jusqu’à présent 59 pays. Mais en choisissant comme voisin le Salon international du livre et de la presse, nous nous déterminons tout de suite en faveur d’une foire populaire. C’est-à-dire une foire active au sein d’un grand rassemblement culturel et ouverte à ce titre sur plusieurs publics, de tous âges et d’horizons divers. On y trouve des expositions illustrant des sensibilités et préférences forcément plurielles. Souvent incomparables entre elles. Le mode de fonctionnement d’Europ’ART se révèle donc différent de celui des autres foires d’art de l’époque. Et il n’a pas changé depuis. On ne limite pas les exposants aux seuls galeristes. On reçoit des collectifs d’artistes, des musées, des institutions, des éditeurs d’art, des associations culturelles. On regroupe des familles artistiques et trajectoires personnelles telles qu’elles se manifestent autour de nous, à Genève et ailleurs : dans les ateliers, galeries et autres scènes culturelles, commerciales ou non. On explore une voie nouvelle, ne négligeant ni les vocations à encourager, ni les coups de cœur du public, ni les talents à éclairer. Depuis la 1ère édition d’Europ’ART, plus de 600 000 visiteurs ont ainsi pu découvrir près de 4600 artistes de différentes régions du monde. Et en 1997, Europ’ART a créé la Fondation pour les arts visuels en vue de favoriser échanges et projets entre des artistes, des médiateurs et des publics de tous horizons.

2) Dans votre livre, vous citez Ernst Gombrich: «à la vérité, ‘l’Art’ n’a pas d’existence propre, il n’y a que des artistes». Par ailleurs vous notez qu’en décembre 2002, il y avait 22 863 artistes inscrits à la Maison des artistes. Ce n’est pas rien. Vous vous élevez en même temps contre les propos récents de ceux qui jugent qu’il y a trop d’artistes, trop de lieux où la multiplication des œuvres, des démarches et les variations des niveaux de qualité créent une confusion des valeurs sans équivalent et un brouillage de la vue. Pas facile d’y voir clair. On se souvient qu’au XIXe siècle, l’Académie des Beaux Arts avait une fonction (problématique) de sélection.
Ce que lui reprochaient de nombreux artistes estimant, comme Cézanne le formulera, qu’ils n’avaient pas à être jugés par des juges qu’ils ne reconnaissaient pas. On sait aussi le résultat du Salon des Refusés où, pour être admis, il suffisait d’avoir été… refusé : le pire y côtoyait le meilleur, au détriment du meilleur qui y était noyé. Il faut donc des lieux ou des instances de discrimination. Aujourd’hui le marché de l’art est censé jouer ce rôle de discrimination : il sélectionne des œuvres sur la scène internationale. Mais de ce fait il élimine aussi. Vous écrivez : « le marché international de l’art contemporain (…) est en train de devenir un véritable archétype du ‘marché global’ et un exemple d’intolérance de tout premier ordre». Comment faire en sorte que cette sélection ne devienne pas censure?
Paradoxalement, en la déliant des règles qui régissent l’expertise du marché et de la scène institutionnelle qui lui répond. Le marché international de l’art contemporain, aujourd’hui, qu’est-ce ? C’est un microcosme de 50 000 personnes environ, artistes et journalistes compris, divisés en mini-réseaux mondialisés, dont les foires d’art historiques et leurs jeunes rivales, comme Frieze à Londres ou Armory Show à New York, sont les « marques » de référence. Ces foires organisées par des galeristes pour des galeristes visent à rassembler les vendeurs comme les acheteurs privés et institutionnels les plus influents du moment pour «faire du chiffre», comme dit le marchand genevois Pierre Huber, qui sait de quoi il parle puisqu’il a fait partie pendant plus d’une décennie du comité d’organisation d’Art Basel, présentée par ses promoteurs et clients comme la première foire d’art du monde, dans un pays, la Suisse, moins peuplé que la région parisienne. Microcosme, vous dis-je ! Cela étant, reconnaissons-le : Pierre Huber a raison. Car ces foires-là coûtent très cher et on n’occupe pas une position dominante sur un tel marché sans y investir des sommes importantes, y compris maintenant dans la production d’œuvres. D’où l’attente de retours financiers en rapport. D’où des œuvres en rapport. J’entends un rapport aux œuvres qui privilégie, non pas les œuvres, mais les conditions de leur réception. C’est-à-dire leur capacité de résonance chez les médias comme chez les grosses fortunes qui les achètent et les institutionnels dominants qui les consacrent. On n’est plus dans l’excellence artistique, mais dans l’excellence médiatique et mondaine. Et finalement financière. Assistez un jour à un vernissage d’Art Basel et vous ne mettrez pas longtemps à saisir qui fait le succès commercial de cette foire. Le monde « mondain » de l’art, annoncé par le philosophe et critique Yves Michaud il y a plus de 15 ans, triomphe aujourd’hui partout. Même chez les artistes encore «engagés» bien que stars du marché. Tout semble prétexte à jouer sans jouer pour faire encore et toujours de l’argent. Une certaine télé-réalité n’est pas absente du monde de l’art…

3) Comment sortir alors de ce club? Pour que la sélection reste une sélection il faut d’abord admettre que c’est «une sélection » justement, c’est-à-dire une proposition et non pas, comme on l’a entendu pendant des années à Art Basel, « le meilleur de l’art contemporain ». Ce qui est ridicule de la part de commerçants qui ne font jamais ainsi que vanter une fois de plus leur marchandise. D’autre part, inclure dans cette proposition la part d’inachevé propre à chaque artiste, si talentueux soit-il, qui nous rappelle, à la manière d’Ernst Gombrich, que c’est un être de chair et de sang qui conçoit les œuvres, selon une trajectoire incertaine, fragile, comprise entre l’art balbutiant et le chef d’œuvre, rarissime par définition. On replace ainsi la figure de l’artiste au milieu du village. On retire au marché et à ses relais médiatiques et institutionnels le monopole du lien avec le public pour faire connaître et vendre des œuvres. On inaugure d’autres voies. On met en place d’autres passerelles entre hier et aujourd’hui. Entre les artistes et le public. Entre les médiateurs et les artistes. Entre telle œuvre et telle autre. Sans se soucier de cette sacro-sainte compétition qui, contrairement aux antiennes habituelles, ne privilégie pas les meilleurs, mais les plus forts, ce qui n’est pas la même chose. Dans le domaine culturel. Comme sur un plan simplement humain. Le pire et le meilleur, dites-vous, chez les Refusés d’hier ? Et chez les Acceptés d’aujourd’hui qui, eux, monopolisent toute la visibilité, tout en feignant d’être encore des marginaux? Une œuvre forte n’a rien à craindre d’une cohabitation avec une œuvre d’un niveau inférieur si ses médiateurs savent éclairer l’une et l’autre en relation avec la trajectoire que je viens d’évoquer, et si une telle cohabitation permet à des artistes de rencontrer le public qui, lui aussi, a son chemin et son expérience à faire. A son rythme. L’actualité des artistes, la vie artistique, c’est aussi cela. C’est même ainsi que tout commence et recommence, surtout quand le succès tarde.

4) A quoi sert la presse culturelle? On est souvent frappé par l’unanimité dans la réception des œuvres. En ce moment, on n’entend qu’une voix pour louer la Fondation Pinault à Venise. Deux phénomènes se conjuguent pour expliquer cette louange universelle (quand, à mon avis, on peut y voir aussi le pire de l’art contemporain) : Pinault met de l’argent dans la moitié des médias français de référence qui ne sauraient donc critiquer le pourvoyeur de fonds ; le mimétisme fait le reste : les médias se persuadent tous mutuellement de ce que quelques-uns disent et créent ainsi un effet boule de neige.

Vous avez raison. Le conformisme est grand dans le monde de l’art contemporain comme dans la presse culturelle. D’ailleurs dissocier celle-ci de celui-là n’est qu’une manière de parler. Certes, il y a bien ici et là quelques tireurs embusqués – et heureusement. Mais leur visibilité est très réduite. Le plus souvent, chacun se tient par la barbichette. Il ne faut pas craindre de le dire. Comme partout ailleurs, malheureusement. Mais ici les positions se négocient davantage car le monde de l’art contemporain est étroit, les intérêts croisés y sont plus affirmés. Alors que faire, si vous voulez faire respirer un autre air ? La presse culturelle, comme la grande presse, est de moins en moins une presse de révoltés. Bobo, tout au plus. Quel journal pourrait jouer dans le monde de l’art contemporain le rôle du Monde Diplomatique en décryptant sans les promouvoir (c’est-à-dire en ne procédant pas comme la sociologue Raymonde Moulin), les liens qui unissent par exemple un François Pinault, l’État, l’économie et l’art contemporain vanté par la grande presse de gauche comme de droite ? Presse interchangeable justement quand il s’agit de couvrir l’actualité de l’art contemporain et… l’économie. Tout le monde s’y retrouve, même devant le plus subversif qui n’agresse évidemment plus personne depuis un moment. Et surtout pas ses riches acheteurs, ni les «pipoles». Même les performances financières du marché de l’art ne scandalisent plus. Cela a donné naissance au contraire à des chroniques qu’on appelle «Marché de l’art» et même de lucratives rubriques dans les pages « Investissements » des cahiers « Économie ». Le Figaro, le Monde, Libération, quelle différence ? En Suisse, c’est la même chose. Tout le monde est d’accord. Est-ce normal ? Tout ce que le marché encense est-il acceptable ? Tout ce qu’il écarte est-il condamnable ? Voilà des questions qui donneraient du sens à la presse culturelle aujourd’hui. Mais sa lecture de l’actualité artistique et du marché est plus justificative que critique. Le milliardaire François Pinault, parmi d’autres philanthropes aussi fortunés, achète, c’est vrai, l’art du marché. Mais sous l’effet des règles du marché, cet art n’est plus que du consommable financier et du divertissant. Oui, François Pinault, grand ami du « grand » philosophe Bernard-Henry Lévy, lui-même grand ami des médias, plaît au marché, que nombre de représentants conseillent, y compris un ancien ministre de la culture. C’est le « Charles Saatchi » hexagonal, ce publicitaire britannique prospère qui vend, achète et expose «en gros» de l’art contemporain. Surtout depuis que François Pinault s’est offert – et c’est son droit, comme on dit souvent chez Marianne – un poste d’observation de premier plan en achetant la 2e société de ventes publiques du monde, Christie’s en l’occurrence. Mais était-ce encore son droit et celui de la presse « éclairée » de piétiner les élus comme presque tous les journalistes l’ont fait parce que les représentants du peuple, moins sensibles sans doute à la chance extraordinaire qui leur était «offerte », n’allaient pas dans le sens et à la vitesse souhaités par le milliardaire pour recevoir sa fondation ? Les journalistes se sont satisfaits des déclarations du patron du groupe Fnac-Redoute-Gucci-Printemps-Point – entre autres. Monsieur Pinault avait donc forcément raison. C’est désolant. Intérêts croisés, c’est sûr ! Le monde de l’art contemporain comme son marché sont à l’image du monde économique néolibéral que nous habitons. Le marché a tous les droits. Comme autrefois le Parti chez les communistes. Et ses détracteurs n’ont plus que celui de se taire ou d’aller voir ailleurs. Vous l’aurez compris, je fais partie de celles et ceux qui aiment aller voir ailleurs l’artistiquement incorrect et non événementiel. On y fait toujours de vraies et parfois dérangeantes rencontres ! François Pinault, parmi d’autres, devrait s’y rendre de temps en temps, lui qui affirmait il y a peu que les artistes « peuvent probablement percevoir les grands mouvements sismiques plus vite que les hommes d’affaires»

Patrick Barrer et Belinda Cannone
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