Dossier Franta

Du fond de la nuit, témoigner de la splendeur du jour
par Jean-Luc Chalumeau


L’oeuvre de Franta évolue entre deux pôles: la vie, d’une part, avec par exemple l’emblématique Maternité de 1999, et la mort, d’autre part, avec la non moins significative grande composition aujourd’hui au Musée de Nagoya (Japon) Pour le souvenir - Témoin (1994) qui évoque des charniers. Franta, témoin direct des principaux drames du XXe siècle, me semble avoir conduit sa quête picturale non loin de la méditation d’une Hannah Arendt constatant que le IIIe Reich détestait l’humanité en général et l’apparition d’un enfant en particulier, puisque l’humanité était selon lui viciée à la racine et que, le peuple juif en étant la cause, il importait d’en programmer la disparition pour régénérer l’espèce humaine. Contre tous les responsables des charniers de notre temps, Franta, comme Arendt, affirme que la seule réponse à leur opposer réside dans la vie d’un enfant et donc dans sa naissance. « Chaque fin dans l’Histoire contient un nouveau commencement» écrivait la philosophe allemande en écho à saint Augustin («l’homme a été créé pour qu’il y ait un commencement »), en ajoutant que «ce commencement est garanti par chaque nouvelle naissance. Il est en vérité dans chaque homme.»

Cette idée est métaphoriquement inscrite dans chaque tableau de Franta en tant qu’il est animé par le jaillissement de la peinture, c’est à dire par la vie de la création. L’expressionnisme de Franta manifeste ainsi la présence de la vie, même dans les oeuvres dont le sujet apparent est la mort. La Maternité triomphe des charniers: la peinture de Franta ne cesse jamais d’être un commencement qu’il faut étudier.

Mais, avant toutes choses, il n’est peut-être pas inutile de préciser quelle fut l’origine de ma relation à l’oeuvre de Franta. En janvier 1974, dans le même numéro (1) de la revue Opus International, Pierre Gaudibert publiait un article sur Franta, et moi-même un autre sur Velickovic. Gaudibert écrivait de l’artiste tchèque : «Franta poursuit une des démarches les plus significatives des arts plastiques dans le milieu du XXe siècle: celle de l’anonymat organique opposé à la tradition du portrait de l’individualité humaine.» Et, comme en écho, on trouvait dans mon texte la question suivante à propos du peintre yougoslave: «Et si aujourd’hui, comme réalité épaisse et première, comme objet difficile et sujet souverain de toute connaissance, l’homme était en train de disparaître?» C’était une coïncidence, et sans doute davantage: une convergence d’analyses par deux auteurs (qui ne s’étaient nullement concertés) à propos de la peinture d’artistes de la Nouvelle figuration, tous deux porteurs de questionnements plastiques fondamentaux sur ce qu’il en était de la condition humaine.

On devine que Franta et moi avons aussitôt cherché à faire connaissance. Notre première rencontre eut lieu quelques semaines plus tard, et voici donc maintenant un tiers de siècle que j’observe l’oeuvre de Franta, que je l’admire et que je cherche à la comprendre. Nous sommes parvenus à l’heure des bilans et des rétrospectives, et il me semble que les commentateurs de la peinture de Franta qui se sont succédés depuis plus de trente ans ont peut être un peu trop souvent proposé de simples variantes sur le thème si bien défini, dès le départ, par Gaudibert: «C’est toujours le même dialogue d’une bouillie sanguinolente et quasi viscérale avec une rigidité agressive. Cette défaite de l’homme crie une souffrance infinie, sans recours, rachat, ni justification…», variantes certes quelque peu corrigées par le constat de la mutation qui s’est opérée à partir du début des années 80, quand, justement à l’initiative de Pierre Gaudibert, Franta a découvert l’Afrique, ses déserts et ses peuples ayant conservé une sorte de pureté originelle. «J’ai dû réapprendre à voir et regarder le monde extérieur, a-t-il dit à propos des premières expériences africaines» (2). Il n’empêche: si Franta est bien un profond témoin de son temps – ce n’est pas un hasard si je l’ai placé d’entrée de jeu aux côtés d’Hannah Arendt –, il est aussi et surtout un peintre, un peintre trop peu analysé en tant que tel, dont l’oeuvre dans son extension sur plus de quatre décennies est maintenant assez riche, variée et aboutie pour justifier une approche principalement esthétique.

Il y a bien une profondeur de l’objet esthétique chez Franta, cette «peinture du commencement», qui établit des relations spécifiques avec celui qui le perçoit. Ce sont cet objet et ces relations que je me propose d’aborder en trois temps : Il y a un sens immanent au langage plastique de Franta. L’oeuvre de Franta implique une participation de celui qui la perçoit. Sens immanent et participation sont les clefs de la profondeur esthétique chez Franta.

LE SENS IMMANENT

Je suis, par exemple, devant un grand diptyque de Franta datant de 1982, une encre de Chine sur papier marouflé intitulée Adam et Ève. L’oeuvre est importante du point de vue biographique : elle marque une nouvelle phase dans l’oeuvre du peintre, qui semblait jusque là voué aux chairs suppliciées, piégées dans d’implacables structures technologiques. Les figures se redresseraient et s’épanouiraient parce que Franta vient de trouver en Afrique des motifs de se réconcilier avec l’humanité. Je sais cela, mais ce n’est pas l’essentiel.

Adam et Êve est pour moi un objet esthétique, et c’est en tant que tel qu’il sollicite ma réflexion. Il la sollicite d’autant plus fortement que je le ressens comme fait pour moi : il constitue un signe par lequel Franta veut me dire quelque chose. Or ce signe n’est jamais simple : s’il me comble par l’évidence de sa présence, il fait aussi problème. Il y a certes là représentation : en l’occurrence, deux nus, l’un masculin et l’autre féminin, dont certains éléments des visages indiquent la race noire, mais qui m’apparaissent néanmoins d’une éclatante blancheur sur fond sombre et non le contraire selon la logique. Il y a évidemment matière à réflexions : d’abord sur la structure de l’objet esthétique, ensuite sur le sens de l’objet représenté. La technique picturale est une chose, l’atmosphère suggérée en est une autre. Cette méditation en deux temps, appelons là réflexion critique: par elle, l’objet comme réalité perçue va s’éclairer pour moi et cesser d’apparaître comme une totalité plus ou moins confuse ou contradictoire dans laquelle je risque de me perdre.

La technique picturale: elle a été suggérée à Franta par le fait que ces corps, observés dans leur milieu – une végétation tropicale – lui sont apparus comme «des corps-lumières par les reflets échappés des trous de la végétation qui se réfléchissaient sur leur peau noire». D’où l’idée de ces formes lumineuses – pour la femme surtout, la lumière émanant du corps déborde ses limites – et comme aériennes (le sol n’est pas représenté, non plus que les pieds des figures) dans un espace sans profondeur autre que picturale.

L’atmosphère suggérée: il est possible que la réalité du peuple Masaï soit à l’origine de l’oeuvre (quoique rien dans cette dernière ne l’indique précisément), mais peu importe. Qu’ils soient Masaï ou Dogon, ces corps fiers, qui s’offrent au regard sans ostentation ni provocation, suggèrent un univers où la «beauté» n’est pas un concept, mais une donnée du quotidien. Chez ces peuples en effet, la beauté n’est pas l’objet d’une contemplation. Elle est, comme pour les indiens Embera aimés de Jean-Marie Gustave Le Clezio, «une activité, un moment, un désir…»

Devant moi, la peinture de Franta se fait activité, moment, désir. Voici des corps qui participent totalement de la nature qui les environne, alors même que cette nature n’est pas directement représentée. Je comprends alors que l’art de Franta fait de la nature le corps de la peinture : le sens, ici, est immanent au signe, et l’analyse du signe m’a directement conduit au sens. Dans la peinture de Franta, le sens est vraiment immanent au langage esthétique : dans sa simple façon de répartir à larges coups de brosse ou de pinceau l’ombre et la lumière, je retrouve la caractéristique des plus grands artistes (ne peut-on pas dire que les coups de pinceau de Van Gogh disent déjà quelque chose du message de l’oeuvre?).

Il serait possible de reprendre la démonstration avec des tableaux représentant, non plus des «corps-lumières» mais des corps – toujours nus - dont l’apparence, en plein jour, les identifie aux couleurs de l’environnement. Au milieu des années 80, Franta a rencontré une tribu Masaï vivant sur une terre aride. Il a vécu plusieurs jours avec elle, découvrant que « les corps de ces hommes ont presque la même couleur que la terre, car la poussière se colle à leur peau. Cette présence du corps dans la terre et de la terre sur le corps, est accentuée par les motifs qu’ils peignent sur leurs jambes à l’aide d’un mélange terreux. Leur carnation adopte alors la rougeur propre au sol kenyan, comme si ces corps surgissaient de la terre… » Ainsi s’expliquent au premier degré des oeuvres comme Couleur sable, Groupe brun (gouaches sur papier, 1985) ou la splendide huile sur toile Masaï (1985)

Franta ayant donné lui-même la clef, inutile d’introduire du conceptuel dans le sensible et de vouloir formaliser tout de suite le sens de ces plages de couleur.

De même que Van Gogh, par les seules couleurs, entendait représenter les « terribles passions humaines », c’est bien uniquement par la couleur que Franta rend compte de l’identité Masaï. Je me suis un instant séparé de l’oeuvre, ayant voulu en reconstituer la genèse en recueillant le témoignage de l’artiste, mais bien vite je suis ramené au contact de l’objet esthétique. Je passe du jugement déterminant au sens de Kant au jugement réfléchissant selon ce dernier : une réflexion qui adhère, qui se soumet à l’oeuvre et qui la laisse déposer son sens en moi.

Je considère maintenant ces tableaux comme des objets directement signifiants, et si j’invoque volontiers l’auteur pour me rapprocher plus facilement du sens de l’oeuvre, c’est que j’identifie cet auteur à son oeuvre. Si je m’interroge sur la genèse de l’oeuvre, il s’agit d’auto-genèse : la comprendre n’est pas découvrir ce qui la produit, mais comment elle se produit et se déploie elle-même. C’est que, chez Franta, l’oeuvre est toujours expression de son être. Il y a bien une nécessité en elle, mais tissée de sa propre liberté, et non d’une nécessité extérieure qui la déterminerait à partir d’on ne sait où.

Dans l’atelier de Vence, Franta me montre un tableau sobrement intitulé Palmier, qui ne représente en effet qu’un palmier. Il fait partie d’une série traitant ce thème de 1988 aux années 90. Il ne s’agit pas d’un palmier comme il y en a autour de lui. Je m’avise à cet instant que l’atelier n’a pas de vue sur le splendide paysage niçois qui l’environne : la lumière vient du plafond ; quand Franta travaille, c’est exclusivement avec et dans sa peinture, sans possibilité de rien voir susceptible de l’en distraire. Non : ce palmier violemment travaillé en pleine pâte, rigoureusement dressé dans l’axe central de la toile, aussi hiératique et digne que les corps noirs tels que la somptueuse Femme-plante de 1986, ce palmier est à n’en pas douter africain. J’éprouve, avant d’entendre un éventuel commentaire du peintre, le sentiment d’une nécessité intérieure à l’oeuvre, que je ne puis nommer autrement qu’existentielle.

Il y a dans ce palmier calciné et verdoyant à la fois, une force, une évidence telle qu’elle s’impose comme une nécessité. Ce tableau de Franta, autant que beaucoup d’autres nés de son pinceau, interdit les hypothèses sur ce qu’il pourrait être de différent, si bien que comprendre l’oeuvre, ici, c’est constater qu’elle ne peut être autre que ce qu’elle est. Il ne s’agit pas, en l’occurrence, d’une tautologie, car cette assurance ne me pénètre que dans la mesure où je suis pénétré par l’oeuvre. Et c’est l’intimité ainsi trouvée avec elle qui me donne la volonté de chercher son sens en elle, puisque la nécessité existentielle ne saurait être connue du dehors. Je l’éprouve en moi à la condition de m’être ouvert à elle.

Il y a vraiment une nécessité de l’objet esthétique : mais il a fallu que je la reconnaisse en moi. La touche qui ordonne formes et couleurs de ce tableau est la même, aussi vive, rageuse même, pour traiter le palmier lui-même comme une personne debout que pour évoquer son environnement: ciel et terre. Cette dernière est bouleversée, carbonisée peut-être : les giclées de noirs, d’ocres et de blancs respirent le drame et envahissent même la base de l’arbre. Mais l’ensemble s’affirme comme complet, immuable, n’obéissant qu’à sa propre loi : j’ai devant moi une idée incarnée.

Quelle idée ? J’en ai sans doute assez dit déjà pour qu’on l’ait devinée. Citons tout de même Franta, qui confirme l’intuition saisissant – mais à un autre niveau – tout spectateur vraiment attentif : « J’ai eu l’inspiration de cette toile, et de la série dont elle fait partie, en observant des kilomètres de paysages calcinés et brûlés par la dureté du climat lors d’une traversée du nord de l’Afrique en autocar. Ces palmiers sont très différents de ceux que nous pouvons voir sur notre continent, et qui sont entretenus par toutes sortes d’engrais. Ils contiennent en eux une volonté de survie incessante, et dégagent une énergie et une force vitale. Ils luttent face à une condition de vie très dure, où la pauvreté de la terre les oblige à résister en permanence contre la mort. »

Cette idée incarnée, je l’avais découverte parce que l’objet esthétique est éloquent sans être jamais descriptif, et qu’il est profond dans la mesure où il m’oblige à me transformer pour le saisir. La profondeur du palmier de Franta est corrélative à la mienne, et cette corrélation est un aspect essentiel de l’expérience esthétique : par elle, le sens immanent m’est clairement apparu.

LA NÉCESSITÉ DE LA PARTICIPATION

Revenons au triptyque Pour le souvenir – Témoin de 1994 dont le peintre a fait réaliser une réplique photographique sur toile d’une grande fidélité, que l’on peut voir dans son atelier. Il s’agit d’une des oeuvres les plus importantes de Franta, sans doute son chef-d’oeuvre. Les conservateurs du musée de Nagoya ne s’y sont pas trompés, qui l’ont mis en valeur dans un vaste espace, non loin d’un tableau d’Anselm Kiefer, autre grand peintre expressionniste contemporain, lui aussi obsédé par les événements de la Deuxième Guerre mondiale.

Les japonais voient dans Pour le souvenir… une allégorie d’Hiroshima, ce qui est compréhensible, mais il s’agit en fait du « souvenir » du camp de Teresin construit par les nazis en Tchécoslovaquie; le «témoin», au centre de la composition est un visage caché par des mains superposées, qui ne voit donc pas les cadavres entassés dans les charniers qui l’environnent. La mère de Franta a été internée à Teresin, et c’est là que le poète français Robert Desnos est mort, en 1945, peu après avoir écrit ceci : « … du fond de la nuit, nous témoignons encore de la splendeur du jour et de tous ses présents. Si nous ne dormons pas c’est pour guetter l’aurore qui prouvera qu’enfin nous vivons au présent ». Il s’agit ici de mémoire individuelle autant que de mémoire collective, et il s’agit de la relation de la peinture au temps. Franta peint au présent un passé qui ne s’efface pas.

Ce dont il est question est une horreur indicible : je le vois bien, et pourtant j’éprouve d’abord devant ce triptyque le sentiment de la beauté. Est-il possible d’expliquer comment le peintre a pu exprimer à la fois le fond de la nuit et la splendeur du jour ? Me revient en mémoire le fait que Franta s’était lié d’amitié, dans les années 60, avec son voisin d’Antibes l’écrivain Graham Green qui s’intéressait beaucoup à la façon dont le jeune peintre tchèque peignait des corps torturés, écrasés, parfois réduits à des masses indistinctes de chairs sanguinolentes (comme dans Ascension de 1969 par exemple, aujourd’hui au Musée d’Art Moderne de Prague). Green fit un jour le rapprochement avec les crucifixions de son compatriote Francis Bacon, peu connu alors en France, dont Franta n’avait encore vu aucun tableau. Green était conscient de ce que les manières de peindre des deux artistes étaient très différentes, mais la similitude de leurs thèmes lui paraissait frappante : il offrit un livre sur Bacon à Franta qui, j’imagine, se jeta dessus (il l’a précieusement conservé, et le consulte aujourd’hui encore).

Au-delà du thème de la chair souffrante, une parenté réelle semble en effet relier Franta à Bacon : tout se passe comme s’ils s’inspiraient tous deux de l’idée de la beauté selon Baudelaire, appliquée par Michel Leiris à l’oeuvre du peintre anglais. Pour Baudelaire, écrit Leiris, « l’idée courante d’une beauté reposant sur un mélange statique de contraires se trouve implicitement dépassée : puisqu’il est nécessaire qu’elle contienne un élément moteur de premier péché, ce qui constitue la beauté, ce n’est pas la seule mise en contact d’éléments opposés, mais leur antagonisme même, la manière tout active dont l’un tend à faire irruption dans l’autre, à s’y marquer comme une blessure, une déprédation.» C’est avec cette clef que Leiris lit les tableaux de jeunesse de Bacon, ceux en particulier qui s’inspirent en 1944 d’une phrase d’Eschyle où « sourit la puanteur du sang humain», avant même la libération des camps de la mort.

Cette clef pourrait ouvrir aussi à au moins deux interprétations de l’oeuvre de Franta, postérieure quant à elle à l’ouverture des camps et s’y référant directement. Le visage au centre du triptyque est étrangement calme. Le personnage se cache-t-il les yeux dans un geste de déploration ? C’est possible, mais rien ne l’indique. Le peintre ne nous interdit pas non plus de penser que cet individu, témoin de mauvaise foi, ne voit pas parce qu’il ne veut pas voir les corps suppliciés unifiés par un rose clair constituant plastiquement un tissu conjonctif qui efface tout détail anecdotique. Nous savons bien qu’il n’y a pas d’art sans ambiguïté. Dès lors, ces éléments : le visage masqué d’une part, les corps amoncelés, d’autre part, ne sont pas seulement opposés, il sont vraiment antagonistes : le personnage semble nier l’existence même des charniers qui devraient, comme on dit, lui crever les yeux, mais il cache ces derniers : serait-ce la figure du négationnisme? Peut-être. En tout cas, il y a ici présence de blessure, aussi bien intellectuellement que plastiquement (violence des noirs et blancs du visage, suavité paradoxale de la couleur des victimes). De là naissent à la fois l’émotion et une étrange expérience de l’idée de beauté. L’émotion est d’autant plus forte que ce tableau suscite une rencontre du passé et du présent en moi. L’oeuvre a été capable de requérir ma participation, elle a été l’occasion d’une actualisation de souvenirs et d’impressions de toutes sortes, autant liées à ce que je sais de l’Histoire collective qu’à ce qui persiste en moi de mémoire personnelle. Elle en a été capable parce qu’en elle agit ce que l’on appelle la profondeur esthétique.

Devant l’objet esthétique qu’est ce triptyque, je n’ai donc été ni une pure conscience au sens d’un cogito transcendantal, ni un «pur» regard puisque mon regard est lourd de tout ce que je suis. L’objet esthétique n’a été à moi que parce que j’ai en quelque sorte été à lui. Tout cela, évidemment, ne se serait pas produit si j’étais passé distraitement devant le tableau. Une dernière question se pose alors : est-il possible de regarder « distraitement » un tableau de Franta ? Je pense que non. Il ne me paraît pas pensable, si l’on est un humain, de ne pas s’ouvrir à un tableau de Franta, et s’ouvrir, ici, ce n’est pas seulement être conscience de, s’est bien s’associer à. Il y a nécessité de participation à l’objet esthétique, sans quoi ce dernier n’existe pas, ni moi non plus en tant qu’homme.

LA PROFONDEUR ESTHÉTIQUE

Pour illustrer le carton d’invitation d’une double exposition à Paris au début de 2007, Franta a choisi une photographie le représentant dans son atelier en train de manipuler un grand tableau: Prime-time ou Au nom de qui, au nom de quoi? Derrière lui, une peinture issue de ses séjours à New York où l’on distingue deux chiens. Prime-time revenait, en 2001, sur le thème de la chair torturée, mais dominée par une forêt de micros évoquant à la fois l’omniprésence et l’impuissance de la surmédiatisation contemporaine. Un autre tableau, derrière lui, évoquait une scène dont le peintre avait été témoin: deux molosses furieux déchiquetant un malheureux passant dans une rue du Bronx. Deux représentations de la violence, de la douleur, de l’inhumanité du monde, bref: du mal qui parcourt pratiquement tout l’oeuvre du peintre (aux seules exceptions de portraits – Jacqueline en 1965, Femme touareg en 1990 – et de certains tableaux nostalgiques «africains» comme Eden, 1985, acquis par le Solomon R. Guggenheim Museum de New York). Franta, par le moyen de ce carton, indiquait que l’axe central de l’inspiration, pour lui, tchèque ayant successivement vécu le nazisme, le communisme et maintenant la crise générale des valeurs en Occident, reste bien l’insupportable présence du mal.

Il n’y a qu’une question fondamentale, à laquelle aucun philosophe, aucun artiste n’échappe : celle dont la morsure est à l’origine de sa vocation de penseur ou de créateur, c’est à dire : qu’en est-il du mal ? Franta est pénétré par la certitude que, dès qu’un homme ouvre les yeux, c’est sur la douleur : à commencer par celle éprouvée par les jeunes mères encore écartées et sanglantes de Naissance (1978) et de Maternité (1999). Et dès qu’un homme maîtrise le langage, il apprend qu’il ne vit que pour la mort et qu’entre naissance et mort, il n’y a que la violence. Cela s’appelle l’intolérable, et la question qui sous-tend l’oeuvre de Franta est de savoir pourquoi il se fait qu’on le tolère.

Depuis le fond des âges, il n’y a pas eu révolte contre la violence, mais plutôt résignation. L’enseignement de la résignation a notamment été le fait d’un certain christianisme dévoyé, qui a culpabilisé l’homme en le rendant responsable du mal, trahissant le Christ et oubliant Saint Thomas d’Aquin qui a défini le mal comme absence de bien, ce qui veut dire que le mal n’a pas d’être. Mais cela ne veut pas dire pour autant que le monde n’est pas vécu comme mauvais «Que le monde est mauvais, c’est là une plainte aussi ancienne que l’histoire, a enseigné Kant, et même que la poésie, plus vieille encore, bien plus, aussi ancienne que le plus vieux de tous les poèmes, la religion des prêtres…»

Franta ne propose pas une plainte de plus à propos du monde mauvais: il construit des peintures et des sculptures qui évoquent certes la violence, mais qui d’abord la contredisent en tant qu’ils sont des objets esthétiques. Car l’objet esthétique tend à échapper à l’histoire : il est moins le témoin d’une époque historique donnée que la source de son propre monde et de sa propre histoire, dont la loi fondamentale est l’adéquation de l’apparaître à l’être.

Je croyais la thématique des corps pantelants, déchirés par les armes (Cible, 1972) ou la technologie (Frères ennemis, 1972) liée chez Franta à la période des années 60 et 70. Il n’en est rien. La voici revenue dans les années 2000 avec notamment l’extraordinaire Prime-time, mais d’une manière étonnante. Un amas de chair ensanglantée se répand bien comme naguère, les objets sombres qui l’agressent sont toujours à la fois effrayants et indiscernables, mais survient, au-dessus de la violence chaotique, une impeccable rangée de micros sur fond doré minimaliste. Le contraste est absolu, et la surprise complète : voici l’une des clefs de la profondeur esthétique.

Lorsque l’objet esthétique n’est pas capable de me surprendre et de me transformer, je ne puis lui faire pleinement droit. Il y a des tableaux dont je me détourne aussitôt que j’en ai identifié le sujet, car sa fonction ne consiste en rien d’autre que de représenter ce sujet. Ici c’est autre chose: si le «sujet» indiqué par le titre est Prime time (ce qui renvoie d’ailleurs à une foule de notions et d’idées non représentables), il est prolongé par deux questions: Au nom de qui? Au nom de quoi? Le peintre ne représente pas, il questionne. Et il questionne en l’occurrence avec une intensité particulière: voyez le caractère dramatique des grandes balafres chromatiques noires et rouges (pour signifier des structures surchauffées, éclatées, effondrées: le tableau a été peint aussitôt après le 11 septembre 2001). Ces balafres sont placées de part et d’autre de la chair quasi liquide. Elles aussi sont des questions, qui ne redoublent d’ailleurs pas celles du titre. Je sais bien que Franta enseigne qu’il ne faut plus tolérer l’intolérable, et je vois qu’en provoquant mon étonnement esthétique, il suscite ma réflexion tout en la déboutant.

Car ce que l’objet réclame de moi n’est pas d’être «compris» mais d’être senti. Je suis devant ce tableau comme je suis lorsque j’écoute une fugue de Bach: la représentation s’efface devant l’expression. Je reviens sans cesse à ces grandes giclées de pigment qui marquent un degré nouveau dans la force expressionniste de Franta. Nul doute, pour moi, que c’est à travers une interrogation passionnée de son tableau en train de se faire qu’il est notamment parvenu à l’espace aseptisé, doré (le confort matériel, la bonne conscience, l’argent du monde des médias…) qui domine avec arrogance la composition et contraste absolument avec le reste. Son voisin Marc Chagall, dont il pouvait voir le jardin depuis le sien, lui disait jadis que pour faire un tableau, il faut souffrir. Franta n’avait pas besoin de cette leçon, car l’origine de la profondeur esthétique, dans ses tableaux, est depuis toujours dans son pouvoir d’exprimer sa subjectivité, et il ne peut y parvenir qu’au prix d’un effort visiblement douloureux. Quant aux questions, pas plus que celles de Gauguin (« D’où venons-nous? Où allons nous?…») elles ne recevront de réponse. Les grands artistes posent toujours les mêmes questions, mais plus fortement que le commun des mortels, et cela suffit, car cela réveille les autres de leur engourdissement.

De même qu’il y a des hommes superficiels, il y a des oeuvres superficielles qui semblent à la lettre superflues, incapables de justifier leur propre existence (Schopenhauer dirait: incapables de manifester la volonté qui les promeut à l’être). Elles n’ont pas d’intériorité parce qu’elles ne contiennent rien qui suggère une nécessité interne. Or tout tableau, dessin, lavis, ou sculpture de Franta semble arc-bouté sur une irrépressible nécessité interne. C’est qu’une conscience est là, et que c’est la conscience qui est profonde par la vie intérieure. Le rapport de soi à soi s’exprime alors dans la dialectique du réfléchi et du réfléchissant. Cette profondeur s’extériorise par une relation fondamentale à un monde, s’il est vrai que la conscience est à la fois rapport à soi et rapport à un monde. Disons que, chez Franta, le rapport à soi conditionne le rapport au monde et, dans le même temps, l’être au monde éveille la conscience de soi. Nous nous rapprochons ainsi de la profondeur de l’objet esthétique chez Franta, qui a la propriété de s’affirmer comme objet, mais aussi de se subjectiver comme source d’un monde.

Devant un tableau de Franta, je réponds à un double appel : il sollicite en effet à la fois la réflexion, parce que sa cohérence justifie une connaissance objective, et le sentiment, parce qu’il ne se laisse pas épuiser par cette connaissance et qu’il provoque une émotion. Il n’a bien entendu atteint à sa subjectivité expressive qu’à travers la rigueur et la sûreté de son être objectif. Nous ne saurons pas «au nom de qui?» ni «au nom de quoi?» l’inacceptable. Mais c’est bien grâce à ceux qui, comme Franta, posent la question plus fortement que nous n’éprouvons pas, devant le monde mauvais, un sentiment de haine mais un sentiment ontologique. L’inacceptable, à travers son art, nous invite à renouer avec le sens des êtres et de leur existence. L’oeuvre picturale de Franta s’inscrit de la sorte dans la lignée des penseurs les plus lucides de son temps, à commencer par Albert Camus.

« Le propos de cet essai, écrivait Camus au début de L’Homme révolté, est d’accepter la réalité du moment qui est le crime logique et d’en examiner précisément les justifications… Une époque qui, en cinquante ans déracine, asservit et tue près de soixante-dix millions d’individus doit être jugée.» Camus l’agnostique démontre que le nihilisme conduit au meurtre. «Le crime irrationnel et le crime rationnel trahissent également la valeur mise au jour par le mouvement de révolte. Celui qui nie tout s’autorise à tuer.» Le refus de l’inacceptable est aussi le refus du nihilisme: la foi en l’art est nécessairement foi en l’homme. L’aptitude à produire de la beauté aide les hommes à penser qu’un être infiniment bon existe. Au-delà de toutes les raisons de désespérer, depuis les camps jusqu’au 11 septembre 2001, les oeuvres-mêmes qui les évoquent, parce qu’elles sont de l’art, nous rapprochent de Dieu. Je ne sais si telle est l’intention de Franta, mais le fait est là: son art, qui pour l’essentiel puise son inspiration dans le malheur du monde, nous apporte un inappréciable effet de beauté. Le monde révélé par l’objet esthétique créé par Franta nous éclaire sur le monde réel comme sur nous-mêmes, et nous nous apercevons que nous avions besoin de cette lumière. Comme le poète de Teresin, Franta, du fond de la nuit, aura témoigné de la splendeur du jour.

(Ce texte est constitué par de larges extraits du livre consacré à Franta par les éditions Somogy, à paraître en mai)

(1) Opus International, n° 48, janvier 1974 : Franta: chair et structures, par Pierre Gaudibert (p.47); Velickovic : la peinture saisie par le tragique, par Jean-Luc Chalumeau (p. 69).

(2) Céline Berge, L’expérience de l’exil à travers l’oeuvre picturale de Franta. Mémoire de maîtrise, Université de Toulouse II Le Mirail, 2004, p. 157. Sauf indication contraire, les citations de Franta dans la suite du texte proviendront de cette source.

Jean-Luc Chalumeau
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