Dossier Philippe Garel

Notes sur la peinture
de Philippe Garel


Au début était Chaos, l’informe.
Au début était la main qui gratte l’informe : et la lumière fut. Telle semble s’imposer à nous – si nous nous référons aux premiers fusains – la démarche de Garel : la lumière gît sous l’ombre première ; le frottement, expérience de pensée s’il en est, fera surgir l’étincelle. Un monde entier est rendu possible, dans le vacillement premier de la ténèbre, à la lueur du feu primitif recherché et fabriqué par frottement. Et très vite, l’esprit vient à la main, qui informe l’intelligence du regard. Boucle première.
Avec cette expérience, d’emblée l’exigence de rendre vrai, ou vraisemblable, ce que l’oeil a vu. La divinité tyrannique, réveillée, ne lâchera plus son étreinte, elle exige de son serviteur un monde vrai. Et peuplé.
Nous imaginons Garel, enfant, en ingénieur chiffonnier, collecteur d’un monde d’objets : le trésor arraché aux sables marins par l’étincelle du regard, mais pour elle seule. Il nous plaît de l’imaginer quelques années après, au milieu du siècle, dans le désarroi absolu d’un jeune peintre confronté aux pressions cyclopéennes de l’intellectualisme moderniste, et se dressant de toute la force de son être pour dire non.
Dans quelles zones mystérieuses un peintre va-t-il chercher les appuis pour ne pas se laisser emporter par la logorrhée des sirènes officielles : de l’op-art à l’abstraction, du déconstructivisme à… tous les ismes, Garel avait tout pour devenir un artiste officiel – entendons : un histrion social – au lieu de quoi il opte, et d’un seul tenant, pour la dimension la plus méprisée de son temps : il fera de la figuration et, comble, soutiendra la beauté !
Dans ce désert d’hostilité, milieu des années 60, oser se dresser et revendiquer la figure est simplement un défi suicidaire. Mais la fidélité à soi, la simple sincérité, peut avoir seule la force antisismique. Garel invoquera donc ses racines, se repliant sur ses seules forces il en appellera sans le savoir à une terrible divinité, que nous imaginons celtique et dont il va réveiller les exigences souveraines.
Invoquer un Dieu c’est en réveiller d’autres : nous verrons en quoi Garel, le Breton, est un Grec qui s’ignore… La divinité première qu’il invoque – peut-être sans le savoir, en une prière muette –, celle qui lui fait enfant tendre la main dans l’obscurité pour déchirer le voile, fait de lui son malheureux prophète condamné aux travaux de Sisyphe.
Car sitôt les objets surgis de la pénombre, voilà qu’ils exigent d’exister et de consister comme sculpture, ceux qui n’ont de consistance que dans le vacillement pictural qui les met en vie. Et la sculpture virtuose de Garel est pour ainsi dire charnellement liée à l’objet peint : il suffit pour s’en convaincre de tourner autour des déchirures textiles qui mimétisent dans l’argile les balayures de pigment des tableaux, de scruter comment la chair d’un visage prend consistance sculptée pour retrouver les accidents tactiles dont sont faits les yeux et les paupières peints.
Le tour de force, et non des moindres, de Garel, sera de réussir à capter l’accident pictural qui modèle une tête, pour le porter en volume, dans la terre, la résine ou le métal. En résulte cette merveilleuse persistance de l’écriture du peintre dans tous les accents de ses sculptures… et ce ne sont là pour notre délectation que les points de capiton qui accrochent l’oeil, mais qui se supportent toujours d’une formidable architecture à l’élégance impeccable.
Le bâti des corps sculptés est toujours issu, chez garel, de la mise en espace qui l’a précédé dans le tableau, où nous retrouvons ce goût de la monumentalité : nous lirons dans ce déploiement des dimensions, ces respirations d’amplitude, la culture de ces grands vides sahariens qui séparent un visage d’une main, la reprise de la grande leçon des portraits du Titien. Dès lors, la divinité celtique réveillée force Garel à tenir les deux clés de son travail de pair : matérialiser un chaos primordial et y inscrire une cohorte d’êtres pour le peupler. Cette injonction impérieuse fait de Garel plus qu’un peintre ou un sculpteur : l’auteur d’un monde, le géniteur d’une cosmogonie, Garel habite en peinture.
Mais revenons au début : le mouvement premier de la peinture est ici de retrouver une matérialisation du chaos premier, sous forme du plan noir du fusain, la réinvention de cette bouche d’ombre entretient selon nous un rapport rien moins que fortuit avec les sujets qui la peupleront un temps (les Africains, les Jarres) autant qu’avec le mythe grec.
C’est très précisément dans cet humus de poussière fossile que Garel fait son trou dans l’affaire, trou primordial qui fait de lui le pair d’un sorcier africain, en communion avec le Dieu potier qu’il invoque, Dieu créateur de la terre-mère, la Gaïa des Grecs dont il ouvre le giron afin qu’elle enfante les dieux à naître. Le passage des grands fonds au fusain – technique jamais abandonnée où il retourne se ressourcer – évolue alors vers la restitution d’un sol sableux, siliceux, poussiéreux, où l’ouverture se fait via un fleuve alluvionnaire de pigments : l’humide irrigue ces sols, ruisselle et excave les surfaces, pour ne laisser subsister qu’une lumière pigmentaire colorée. Dès lors, une bouche est ouverte à Gaïa, la terre-mère, théâtre éclairé de la seule lumière de la couleur et qui méconnaît absolument les lois d’un espace perspectif, géométrique.
Ce fait premier, la naissance d’une matrice d’inscription, évoque irrésistiblement le mythe platonicien de la caverne, à ceci près que l’ombre des objets que les prisonniers de Platon contemplent ici va engendrer l’apparition des êtres peuplant la caverne : leur incarnation. L’être des objets s’incarne de leur ombre même.
Et cette ombre portée – reprise de l’invention radicale de Caravage, mais plus proche de De la Tour – reste se sourcer à une lumière indécidable : quel divin projecteur, quelle explosante fixe irradie ce spectacle ?
Ici Garel assure sa filiation, tant il est vrai que toute peinture digne de ce nom récapitule l’histoire de la peinture, et jusqu’au courant « moderniste » qui, via Cézanne, déstructure l’espace perspectif : la couleur s’assume comme source d’espace, mais sans renier l’organisation perspective via l’ombre portée, ce qui explique le régime saturé, artificiel des tons où s’incarnent objets, personnages et fonds.
Les deux clés exigées par la divinité : chaos « organique » premier, fond pseudo-naturel de la caverne, et l’espace classique des représentations d’objets à ombre portée, entrent donc en choc frontal, en contrepoint, et se soutiennent comme les tenants d’une clé de voûte. Faut-il encore que ce moment de forces vacille, car tout effet de vie est vacillement : le magma
lumineux des fonds est déjà sillonné des traces capricieuses où nous lisons l’écriture de Garel, elles font écho – et rime plastique – à tous les signes précaires qui disent les objets : arceaux de chaise assonant avec une queue d’oiseau, feuilles et fleurs, parures, bijoux oscillant pour s’extraire de l’ombre, tout fait écho dans cet univers peuplé. À écouter le peintre, on l’entend épingler ses créations d’objets comme « simple truc » visant à escamoter les évidences, suggérer plutôt que tout dire est un devoir de plasticien. Mais Garel est poussé bien plus loin : quelque chose a exigé qu’il fasse exister en volume des objets chimériques, inexistants ailleurs que dans le hasard manuel qui les a fait naître en deux dimensions, ils font retour dans un autre tableau à partir de leur nouvelle existence matérielle. C’est dire que l’exigence de cette divinité ne le lâche pas : faire vrai, rendre vrai par le détour du mensonge, de l’artifice, semble donc un parcours obligé. Une contrainte majeure dont la véritable raison d’être réside dans le dehors de la modernité : l’univers de facticité creuse où la photographie prétend régner sur tout le visible, attester de tout le vrai.
La réponse de Garel à ce totalitarisme consiste à matérialiser des objets fantasmatiques et des rejetons du hasard : photographier des objets « pas vrais », cela les rend-il plus vrais ? Non !… mais les peindre les fait exister !
Ni figuration réelle, ni réalisme : transe – figuration. Car il faut dire un mot de ce qui ne trouvant pas de mot se dit en peinture : les rythmes, le sonore est au seuil des tableaux : élégance des accents syncopés, saillie métaphorique des objets, stridence des tons saturés, bruits et raclages des silices, musique qui râpe, écorche et siffle sur le grondement sourd des fonds marins. Mais de mots : point.
Il fallait rien moins qu’une transe pour ressourcer la figuration, échapper au cliché qui guette, ce dont attestent les rythmes croisés où foisonnent et la trame fondamentale et les accents des objets : à ce prix un monde est fondé, de main d’homme, pour résister à l’invasion des images machiniques. Le rite à son tour convoque un procès pour borner la caverne : d’où l’attention superstitieuse portée aux cadres où nous verrons les portiques d’un univers, un au-delà où seule la peinture permet d’accéder… « Vous qui entrez ici »… Il vous faut frapper à ces huisseries monumentales, éprouver les rugosités des montants qui sacralisent le ventre premier, annoncent les frottements pigmentaires de la gésine.
Ces portiques monumentalisent encore le spectacle, consacrent la filiation aux grands styles, font seuil à l’autre monde, celui de la peinture… et bornent la narration. Car l’un des dangers qui guettent toute figuration, c’est que l’ennui bavard d’une histoire vous tombe dessus : chez Garel, on arrive toujours trop tard, trêve de parlotte, il faut que le sens cède la place à la force de la peinture et à elle seule.
Nous voilà encore avec un contrepoint paradoxal : nous assistons à la naissance des objets mais l’histoire où ils furent impliqués est déjà finie : nous sommes donc dans le temps où la divinité convoquée déjà s’est retirée, ayant accompli son prodige. Restent les bribes : objets-lapsus, hésitations de chimères, échos dans l’aube indécidable de cette bouche d’ombre. L’histoire se fait chuchotement : des bribes de dialogue résonnent entre les grands ancêtres : Garel parle avec les morts, les peintres qu’il a convoqués pour se protéger de la table rase figurative de notre époque, croulant sous le poids des images creuses.
Curieuse piété filiale que celle qui convoque Goya, Rembrandt et d’autres, en bustes estampillés, alors que Picasso nous rappelle que l’on peint par superstition, pour se protéger de la terreur qu’inspire la femme, l’enfant… Garel convoque ses pères en peinture pour mettre son dire en écho de leur oeuvre : l’ombre des géants tutélaires n’est pas de trop pour traverser la transe.
À vouloir mettre en perspective les moments forts ou maillons créatifs du travail de Garel, nous retrouvons : le creuset primordial qui imprime son régime au tableau (la lumière de la couleur) ; l’espace perspectif attesté par les ombres portées – mais dont la source lumineuse est fictionnée, indécidable - ; les objets et les figures qui naissent de leur ombre propre, objets fantasmatiques exhaussés vers une véracité strictement picturale. Enfin, le cadre ou portique sanctuarisant un au-delà : espace propre à la peinture, d’où les dieux se sont retirés, ne laissant comme histoire qu’un écho de leur passage, le dialogue entre les vestiges.
On mesure alors le travail acharné que la levée de ces forces représente, et l’on s’interroge sur les poussées antagonistes qui ont pesé sur le désir de peindre « au moins un beau tableau ». Encore.
À vouloir tenir debout la peinture, au milieu du XXe siècle, Garel s’est trouvé contraint à une considérable intervention sur la matérialité de ses figures, ce qui au-delà de satisfaire ses talents de sculpteur, l’a transformé en scénariste, mécanicien, charpentier, éclairagiste, décorateur… La consistance de la fiction – condition incontournable de la vérité en peinture – passe pour lui par son existence en trois dimensions. Cette débauche d’énergie visant à garantir la dignité du fictionnel atteste de la nature des forces antagonistes qui ravagent l’espace de la représentation, dans lequel nous sommes tous pris. Les fleuves d’images machiniques qui, depuis l’invention de la photographie, ont expulsé la peinture hors de son domaine « documentaire », l’ont surtout dépossédée de toute sa formidable capacité d’humanisation, telle qu’elle se donne au premier clin d’oeil, dans le moindre Velázquez. C’est encore le corps de la littérature qui trouva un temps son prolongement dans la fiction au cinéma (un art qui construit plan par plan des effets de sens en image), qui se trouve mis en pièce par la télévision et ses avatars : celle-ci se présente bien comme une gigantesque excavation où dégringolent « la totalité » des images possibles du monde… mais privées de toute syntaxe, donc de véritables effets de sens.
Faire sens, dégager un effet de vérité, passe toujours pour l’humain par la fiction : « le mensonge vrai » pour citer Artaud, devenu de nos jours un « mentir vital ». En essayant d’éclairer le combat désespéré de Garel pour faire tenir debout sa peinture, nous nous étions surpris à évoquer R. L. Stevenson et son île au trésor, tel qu’il est convoqué dans l’un des derniers romans de Léonardo Sciascia. Le grand Sicilien, qui fait vivre à son inspecteur de police les derniers soubresauts d’une société gangrenée par une décomposition terminale, lui offre comme ultime refuge cette lecture d’enfance et une eau forte de Dürer intitulée Le chevalier et la mort. Tel nous apparaît Garel : précisément, l’enfant puisant dans le sable les trésors inouïs du visible n’est autre que le chevalier face à la mort de son art. Qu’aura-t-il réussi à sauver dans son inlassable effort pour « rendre vrai » ? Une saveur dont la délectation nous fait dire : « Se non é vero e ben trovato »

Joseph Assouline
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