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Dossier Gérard Guyomard
Le stratège de l’atelier
Dossier Gérard Guyomard Le stratège de l’atelier par Jean-Luc Chalumeau
par Jean-Luc Chalumeau
Gérard Guyomard, Stratégie de l’atelier, 1989. 89 x 116 cm. Acrylique sur toile.C’est avec La stratégie de l’atelier, la série commençant en 1989, que Gérard Guyomard a décidé de se mettre personnellement en scène, de survoler son atelier pour y saisir des fragments du monde à la manière de l’occupant de la cent-unième chambre de La vie mode d’emploi que venait de publier son ami Georges Perec. Narratif, Guyomard l’a toujours été plus ou moins consciemment, mais désormais il va s’agir d’un parti pris mûrement réfléchi. Guyomard a mis au point, depuis quatre ans, un procédé de report de photocopie dans sa peinture inspiré de la technique de la décalcomanie en usage chez les restaurateurs de tableaux : le graphite fixé par aimantation sur le papier s’incorpore à la pellicule d’acrylique posée sur la toile. De la sorte, n’importe quel élément est susceptible de nourrir la composition : découpages pris dans les magazines, photographies, morceaux de tableaux anciens, dessins etc… et l’on comprend la jubilation de l’artiste se projetant par dessus la trame de ses trouvailles : "le peintre perdant les pédales sur la marche de l’escabeau, il fait l’avion pour se rétablir" ; "L’atelier à la campagne ; le peintre est rouge, le pinceau vert" ; "Le peintre en graffiti blanc, la main réaliste, le pinceau courbé blanc" ; "Couteau à la palette signé sur le manche Guyomard 1989 ayant servi à faire la transposition d’une photographie de Sophie Marceau, d’une photocopie de l’agrafeuse, d’un tire-ligne, d’un deuxième tire-ligne, d’une chaussure du peintre qui peint le portrait de S.M." Et ainsi de suite. Guyomard vient de nous faire remarquer qu’il aime bien Sophie Marceau, et il lui est arrivé de faire le portrait de Brigitte Bardot. Guyomard a un faible pour les actrices de cinéma, et nombreuses sont celles qui traversent sa peinture pour la bonne raison qu’il les apprécie sur le grand écran. Elles sont en concurrence avec les stars du porno, ces dames s’insérant toutes sans exception dans des compositions d’une complexité formelle croissante. "Dans La stratégie de l’atelier, a expliqué Guyomard cité par Philippe Curval, j’utilise ma peinture comme un rétroviseur.
Les images saisies au premier regard ne ressemblent pas exactement à celles que l’on voit. Quant on se met à réfléchir à leur propos, le trouble intervient, l’inquiétude visuelle. Une part d’entre elles, en effet, émergent d’une coupe rétrospective de mon œuvre. Ce sont des icônes, des signifiants plastiques qui appartiennent à mon propre passé mythifié, sans référence à la nostalgie, à une quelconque complaisance vis-à-vis de mon intimité affective. Les autres proviennent de mon parcours actuel, des perturbations que j’introduis en zappant sur les chaînes cryptées de ma télévision intérieure… j’avance." Ainsi, dans un même tableau, indique Philippe Curval à titre d’exemple, sont représentés à la fois un vélo d’enfant tel que Gérard en dessinait à dix ans et la transposition d’une roue de bicyclette à partir d’une photocopie. On voit à travers les rayons une jeune femme nue dont les formes sont modifiées par un effet de perspective temporelle. Il y a là de quoi intéresser Gérald Gassiot-Talabot. C’est en effet le théoricien de la Figuration narrative qui préface l’exposition de 1990 à la Galerie du Centre, La stratégie de l’atelier.
Gérard Guyomard, De la rue Montorgueil à Ouaga, 2004. 91 x 116 cm. Acrylique sur contre plaqué.Il a longuement visité l’atelier de Guyomard quelques semaines plus tôt et il en a résulté un texte très fouillé, sans doute le meilleur publié jusqu’alors sur son œuvre. Une œuvre qui "n’arrête pas d’en rajouter, observe Gassiot-Talabot, peut-être par un souvenir de l’économie privatiste de l’enfance, par un souci de mettre le plus d’images "de côté" comme pour se prémunir contre la pénurie du lendemain pictural. Et il doit trouver son équilibre entre rétention et dépense. Mais Guyomard n’arrête pas non plus d’en enlever, en incluant une iconographie photocopiée, à partir de magazines à forte connotation érotique, dont il édulcore la trace par grattages, frottements, lessivages décapants à l’eau de Javel (…) Et pourtant, cette peinture vouée à la sensualité la plus immédiate, qui a connu la simplicité de l’anecdote, de l’auto-histoire, de l’intégration littérale des documents et des souvenirs de voyage, de la référence au quotidien, au hasard des rencontres et des épisodes vécus, est une peinture de "contrainte", qui s’impose des règles pour se dépasser et s’accomplir."
Tardivement peut-être, mais sans hésitation, Gérald Gassiot-Talabot note ce qui, dans la peinture de Guyomard, relève de la Figuration narrative : "On voit donc, encore, un contraste s’établir entre l’usage que le peintre a fait des procédés narratifs (essentiellement du style continu et de la juxtaposition temporelle), c’est-àdire de la mise dans la durée du sujet, avec son goût pour la fixation, l’immobilisation, l’éternisation de certaines composantes." Par définition, l’anarchiste refuse les principes d’ordre, les étiquetages, les appellations contrôlées (sauf bien entendu en matière œnologique), mais cette fois-ci c’est autre chose : la Figuration narrative n’est pas un groupe fédéré par des critères contraignants, au contraire : Gérald Gassiot-Talabot n’a jamais fait que théoriser une certaine manière de peindre, essentiellement libertaire, qui est celle-là même que Guyomard n’a jamais cessé de pratiquer. Son entrée "officielle" dans la Figuration narrative ne fait alors que confirmer un état de fait que les critiques d’art et les collectionneurs avaient déjà constaté depuis longtemps.
Gérard Guyomard, Été rock clips, 1986. 100 x 81 cm. Acrylique sur toile.N’IMPORTE QUOI TOUT À FAIT
En 1990, un très grand tableau (150 x 510 cm) inaugure une nouvelle période, son titre est N’importe quoi. La série des N’importe quoi va bientôt muter et devenir N’importe quoi tout à fait. Est-ce vraiment n’importe quoi? Le mode de narration par association d’éléments n’ayant aucun rapport les uns avec les autres ne semble pas avoir changé, la technique de superposition a continué de s’enrichir grâce aux innovations techniques mises au point par le peintre, et l’on ne saurait plus s’étonner de voir voisiner dans N’importe quoi la Maja desnuda de Goya et une autre appétissante brune, celle-là tout droit venue d’une revue porno, la bicyclette, la chaise de jardin et cent autres objets et figures aussi guyomardiens que possible.
Alors?
Alors, c’est la guerre dans le Golfe depuis qu’au mois d’août les soldats de Saddam Hussein ont envahi le Koweit : le peintre écoute beaucoup la radio et s’exaspère d’entendre à chaque instant les mots "tout à fait" au lieu de "oui", un de ces tics de langage dont il ne va plus cesser d’observer le ridicule. Par ailleurs, il y a quelques temps, le marché de l’art s’est emballé, et pas mal de petits malins en ont profité pour vendre à peu près n’importe quoi sous couvert d’"art contemporain". L’habitude semble prise par un certain nombre de décisionnaires officiels de l’art d’acheter effectivement n’importe quoi, même après la retombée de l’emballement commercial, et Guyomard s’en agace aussi. Allons ! De ses deux motifs d’irritation, l’artiste n’a plus qu’à tirer de nouvelles icônes de notre temps bousculé sous un titre tout trouvé. N’importe quoi tout à fait, ce sont deux actualités qui interfèrent dans sa tête et ce sera donc le titre de toute une série. On y voit par exemple Bush père jouer au golf(e) à côté de plusieurs puits de pétrole en flammes. Au milieu de la composition, une jolie fille, dont le bas résille de la jambe droite est traité à l’aide d’une trame mouvante dessinée à l’ordinateur, et, en haut à gauche, une magnifique aile de grand oiseau (un aigle?) dont le modèle a été fourni par Dürer ! Comme toujours, on ne peut jamais épuiser la description d’un tableau de Guyomard, dont les images fonctionnent par strates subtilement emboîtées.
Des tableaux de la série N’importe quoi tout à fait sont exposés Galerie du Centre à l’automne, avec une préface de Jean-Yves Rouzeau qui a bien vu l’essentiel : "C’est la crise. Crise de nerfs. Crise de couleurs. Les neurones déjantent sous l’avalanche et la confusion des signes. Heureusement, Guyomard nous laisse des filins auxquels se raccrocher. Grelins de sauvetage pendant à la coque d’un navire en perdition. Cordes de rappel contre les parois les plus abruptes. Le peintre nous tend des fils d’Ariane qui, d’une vision sauvée du désastre à l’autre, semblent mener au cœur de l’intrigue. Et chaque fil se mue en silhouette, en cadrage, en approche de formes qui recouvrent la surface…»
Gérard Guyomard, Rock pastoral, 1998. 102 x 75 cm, bois découpé.Le champ d’investigation de la série s’élargit au gré de l’actualité, des souvenirs de l’artiste et des associations qu’il en tire : dans un tableau commandé par l’Hôpital Saint-Denis, l’armée soviétique voisine sans problème avec les mains d’une fille en train de remonter très haut ses bas. Dans un autre tableau, le mouvement d’un fouet (accessoire sado-maso?) entraîne avec lui des filles encore, mais aussi un vélo, un buste de Lénine et quelques allusions à la toute récente chute du Mur de Berlin. Un autre encore est mouvementé, joue sur un bel emboîtement de motifs sombres sur fond rouge, et il faut beaucoup d’attention pour distinguer, en haut et à gauche, Florence Artaud en train de gagner la Route du Rhum… C’est ailleurs le thème de la danse que privilégie le peintre : aussi bien celle de grecs en costume traditionnel ou d’africains dits primitifs, que la danse de parade amoureuse de deux grands oiseaux. Ne pas s’étonner de distinguer en bonne place un téléphone : c’est son fil, tracé en mauve, qui court sur la surface du tableau, enlace les formes et finit par nous conduire jusqu’à un visage de jeune fille. "Tout circule commente Guyomard, le téléphone m’a servi à ficeler le paquet, ça organise la composition, ça crée une dynamique…» Comme cela paraît simple ! On regarde, on constate que tout cela tient effectivement parfaitement ensemble, et l’on ne voit pas (on ne doit pas voir) les trésors d’habileté et d’inventivité qui ont été nécessaires pour que le paquet soit si naturellement ficelé. Une note écrite par le peintre au moment de la série Rue Montorgueil, dans les années 80, paraît plus juste que jamais : "Les flashes info se projettent sur la toile ou le papier : l’ambiance se crée, les structures s’organisent, je provoque pour que l’ensemble s’élabore. Douloureusement, patiemment, j’agite mon pinceau, projette ma couleur, l’œuvre s’achemine très lentement pour devenir magique, ludique : la vie quoi !" Eh oui, c’est douloureusement que ces tableaux si gais, si frais et si paillards viennent au jour. L’artiste en fait parfois l’aveu, comme par distraction. On pense à Balzac, sortant d’une séance d’écriture avec de lancinantes douleurs à l’abdomen et murmurant : "c’est par là aussi que nous accouchons, nous autres…» La vie, vraiment, jaillie pour chaque tableau à des conditions dont seul l’artiste connaît le prix.

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Jean-Luc Chalumeau
mis en ligne le 29/10/2004
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