A propos de " Hardcore "

L’ engagement n’est pas l’ hacktivisme par Jean-Luc Chalumeau


La très ancienne question des relations de l’art à la politique vient d’être une nouvelle fois posé par le rassemblement international de quelques hacktivistes (de hacker, pirate informatique, et activiste), dont les propositions ont été enfermées, l’espace d’un printemps, dans le Palais de Tokyo. Ce fut un échec, dont rendent compte Thierry Laurent, Humbert Fusco-Vigné et Gérard-Georges Lemaire. Echec dont restera cependant l’excellent catalogue en tant qu’archive des modes d’intervention de ces " artistes " jouant (ou faisant semblant de jouer) avec l’illégalité pour contester le monde actuel.
Archive en effet, et non pas réflexion, car cette exposition n’était curieusement pas pensée : le commissaire se contentait d’une brève et très générale introduction, et laissait ensuite la parole à ses invités qui devaient se débrouiller avec ses questions passe-partout du type " quel est le rôle de l’artiste aujourd’hui ? " ou " quels sont vos projets futurs ? ". Le seul texte du catalogue prenant un minimum de recul était celui de Roberto Pinto, notant en particulier que l’exposition était d’abord le reflet d’une mutation en cours du monde de l’art qui n’est plus " blanc, mâle, occidental et hétérosexuel, mais, comme le monde réel, riche de multiples points de vue, de cultures différentes, et d’approches diverses de la sexualité ".

Dans l’histoire de la rencontre de l’artiste avec le réel, Roberto Pinto citait avec raison les noms des pionniers dont nous avons gardé la mémoire : " Des performances comme celles de Gina Pane, Urs Lüthi et quelques autres ont repoussé toujours plus loin les limites et les possibilités de l’expérience ". Oui, les limites ont déjà été repoussées fort loin, et nos actuels hacktivistes bien médiatisés paraissent pour le moins décalés par rapport à la totale sincérité du témoignage que délivra Gina Pane dans un environnement autrement plus hostile à ce type d’action que la société platement consensuelle d’aujourd’hui. J’écris ces lignes avec sous les yeux une des dernières œuvres de Gina Pane : un autoportrait aux crayons de couleur qu’elle m’avait donné alors qu’elle avait abandonné les performances et qu’elle retrouvait les modes d’expression traditionnels des artistes plasticiens. Gina avait rythmé l’évocation de son visage par l’apport de pansements et compresses autocollantes, faisant du dessin une évocation pathétique des souffrances qu’elle s’était imposées des années durant pour démontrer que le corps humain n’est pas seulement biologique : il est situé socialement, donc politique, donc susceptible de contribuer à dénoncer les interdits culturels qui le mutilent. Le nouvel humanisme annoncé par l’art corporel de Gina Pane était social, critique, authentiquement subversif et totalement inadmissible par les bonnes consciences bourgeoises qui avaient effectivement fini par réussir à écarter Gina des institutions du monde de l’art : je peux en témoigner.

En visitant Hardcore, on avait l’impression d’un rassemblement d’exposants déjà consacrés par l’institution mais encore à la recherche des bonnes consciences bourgeoises à déranger ! Particulièrement ridicules et vaines à cet égard étaient les prétentions des Guerilla Girls on Tour, cyberféministes américaines affublées de masques de gorilles prétendant nous enseigner que les femmes sont exclues des instances de l’art. Tout le monde sait que cela est évidemment faux : les femmes sont maintenant autant et peut-être même plus visibles que les hommes sur la scène artistique, ce qui d’ailleurs est fort bien après tant d’années d’occultation, et l’on ne compte plus les institutions qu’elles dirigent. Le manque de crédibilité de ce genre de pseudo-combat sans risque suffit à expliquer l’absence d’impact de Hardcore. Ce qui ne veut pas dire que des artistes, ailleurs, ne s’engagent pas légitimement pour dénoncer de vrais problèmes dans l’océan des misères et des contradictions de la société où il leur est donné de vivre.

Ainsi, dans le même domaine que Hardcore, bien plus intéressante et pertinente à mes yeux aura été l’exposition C’est(-)à(-)dire ! Etats du monde, états d’art présentée quelques jours en mai par Sophie Jaulmes dans le cadre du Palais des Papes d’Avignon. Point de départ de la jeune commissaire (25 ans) : l’ancêtre moderne des artistes engagés, Picasso, dont elle citait une phrase rapportée par les Lettres Françaises du 24 mars 1945 : " L’artiste est en même temps un être politique, constamment en éveil devant les événements du monde " pour introduire, notamment, les œuvres très actuelles du palestinien Taysir Banitji, de la croate Renata Poljak ou encore de Carmela Uranga, Mariusz Grygielewicz, Davide Bertocchi et Carole Monterrain...

L’art. Picasso. La politique. Trois termes intimement liés depuis longtemps dans l’imaginaire social. Picasso était un grand artiste, et Picasso avait été communiste : cela suffisait, et peu importait finalement que la proportion de ses œuvres " politiques " soit infime au-delà de Guernica. En 1971 et 1973, au Palais des Papes, on avait cependant eu l’occasion de se rendre à l’évidence : les tableaux exposés ne parlaient que de la relation de Picasso avec la Peinture en tant que véritable personne, de la formidable liberté du peintre vis-à-vis d’elle, et de lui-même en elle, puisqu’à chaque instant il se peignait. Dans les dernières années comme sans doute durant toute sa vie, rien n’avait été plus important.

Si bien que l’on se dit que l’on n’avait pas bien compris et que, dans le sempiternel débat " art et politique ", on avait été trop vite. L’art n’est pas politique : il est engagement, et ce n’est pas la même chose. " En peignant, on s’engage, disait Sartre, et par conséquent, en se peignant, on s’engage et, par conséquent, on se trouve solidaire de tous les caractères qui font qu’un engagement politique vient après ".

Sophie Jaulmes avait parfaitement vu que les jeunes artistes contemporains (qui, naturellement, ne peignent pas, et s’ils " se peignent " en effet, c’est avec d’autres moyens que la peinture) ne se tiennent à bonne distance de la politique que pour mieux s’engager. En cherchant à éclairer le débat, elle évoquait avec pertinence, non seulement Thomas Hirschhorn et Hans Haacke – des références indispensables, compte tenu de son sujet – mais aussi Lygia Clark, que je croyais oubliée par la jeune génération.

Vers la fin des années soixante, Lygia Clark s’était attaquée à la plupart des problèmes posés à l’art de son temps : mouvement, participation, environnement, fin de l’objet. Ses " bêtes ", simples plaques de métal unies par des charnières, exigeaient la participation du spectateur. Ce dernier, en manipulant l’œuvre, avait la surprise d’être engagé dans un véritable dialogue : car l’objet réagissait de manière imprévisible et s’animait quasi organiquement. L’intervention humaine modifiait la " bête " qui s’évanouissait pour devenir manifestation.

Lygia Clark allait plus loin avec le Cheminant, simple bande de papier que le spectateur était invité à couper comme il le voulait. L’acte fini, le papier était jeté, non pour signifier l’éphémère, mais pour montrer que seul compte l’acte pur : l’acte artistique se confondait avec l’acte tout court et le concept d’art se trouvait dilué dans la réalité quotidienne. On peut dire que Lygia Clark avait tenté de supprimer le dernier intermédiaire entre le créateur et le monde. Ni image bien sûr, quel qu’en soit le support, ni le moindre objet, mais l’invitation faite à chacun de refuser la passivité et d’entrer dans le réel pour le transformer. L’artiste, selon Lygia Clark, n’était qu’un proposeur : " nous avons enterré l’œuvre d’art en tant que telle et nous vous sollicitons pour que la pensée vive par votre action ".

C’est exactement contre cette idée que le vieux Picasso s’était battu : il affirmait que l’œuvre d’art n’est pas un " panier à provision " où chacun met ce qu’il veut ; si l’art est signifiant, il comporte bel et bien une vection dirigée que le spectateur peut accepter ou rejeter, mais non utiliser à sa guise grâce à l’on ne sait quelle part d’indétermination laissée par l’artiste.

Les artistes invités par Sophie Jaulmes en mémoire de Picasso n’étaient pas de simples " proposeurs ". Leurs travaux étaient signifiants : comme l’art l’a toujours été d’une manière ou d’une autre, même là où l’on ne l’attendait pas. En 1501, Giovanni Bellini peint une Vierge et l’Enfant qui se trouve aujourd’hui à la Pinacothèque Brera de Milan. On voit, de part et d’autre d’un rideau placé derrière la Vierge, deux vedute : l’une montre une cité et l’autre un paysage campagnard. Ce n’est peut-être pas par hasard, note Pierre Francastel. À un moment de son histoire où Venise hésite entre le renforcement de sa puissance maritime et l’extension de son domaine terrestre, Bellini prend parti. Il présente à son public " les aspects descriptifs d’un domaine en voie d’extension continue et sur lequel doit régner le nouvel ordre vénitien et il sert le parti qui milite en faveur de la conversion maritime en une puissance également terrestre ".

Rien de semblable chez nos jeunes artistes contemporains ? Sans doute : il n’y a plus d’art officiel, ni d’art militant aujourd’hui, à moins que les nouveaux artistes, en étant, selon les mots si justes de Thomas Hirschhorn cités par Sophie Jaulmes, des militants " sans cause et sans organisation ", ne renouent bel et bien avec une juste compréhension de l’engagement. Le contraire en tout cas du radicalisme prôné par Jota Castro à Hardcore, qui affirme qu’être radical, c’est " ouvrir une brèche, se griller pour les autres, se frotter à la loi, au discrédit, à la morale et à l’idéologie dominante et tout cela pour que les autres puissent vivre mieux, comprendre mieux. Même ceux qui ne sont pas d’accord avec les changements que vous souhaitez " (c’est moi qui souligne). C’est à peu près ce qu’ont dit tous les dictateurs ayant décidé une fois pour toutes de ce qui était bon pour leurs peuples. Méfions-nous de ceux qui veulent faire notre bonheur malgré nous, et observons plutôt avec intérêt ceux qui se contentent de s’engager sans faire eux-mêmes l’apologie douteuse de leur propre " radicalisme ".

" L’engagement, c’est sévère, c’est plutôt une manière d’être dans une direction sociale, humaine, et de lui donner un sens ". Après, si elle le mérite, ajoute Sartre, l’œuvre reçoit sa valeur politique. La politique dans l’art, c’est quelque chose que l’artiste n’a pas mis " mais qu’on peut y mettre du dehors, vraiment ". Les œuvres réunies par Sophie Jaulmes à Avignon étaient à regarder avec attention : elles nous parlaient de leurs auteurs, de nous et de notre temps. Il nous appartenait ensuite de décider si nous leur accordions une valeur politique. Nous pouvions le faire. Vraiment.


Hardcore. Vers un nouvel activisme. Palais de Tokyo site de création contemporaine, éditions Cercle d’Art, 2003
C’est(-)à(-)dire ! Etats du monde, états d’art. Palais des Papes, Avignon, éditions Cercle d’Art, 2003

Jean-Luc Chalumeau
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