A propos de " Hardcore " :

Contresens
Par Thierry Laurent


Le Nouvel Activisme, sous titre de l'exposition HARDCORE au Palais de Tokyo, constituerait-il la mouvance artistique de la décennie 2000, l'équivalent du Nouveau Réalisme" des années 1960 ? Certes l'action, comme forme d'art, voila un procède bien connu : Dadaïstes, Fluxus, Actionnistes Viennois, Beuys, Gina Pane, etc, tous y ont eu recours.

Seulement voila : les Nouveaux Activistes interviennent sur un mode inédit : non plus sur scène ou face a un public spécifique, mais au cœur même de la société. Leur méthode ? Des coups d'éclats au sein de la réalité sociale, destinés a mettre à jour ses dysfonctionnements, ses injustices, ses absurdités. L'artiste entend dévoiler à un public sous hypnose les scandaleuses carences de nos administrations. Le geste artistique se fait donc politique : manière d'infiltrer et de perturber les pouvoirs d'une société qui traite en paria les exclus de tous bords. L'artiste s'octroie ici la mission de dénoncer toutes les formes d'ostracismes. Mise à jour d'une tendance ou l'art s'inscrit dorénavant comme combat social ?

QUI SONT CES NOUVEAUX ACTIVISTES ?

Nombre d'entre eux conçoivent leurs actions au sein de groupes ou d'agences spécialisées.

Témoin le groupe AAA corporation , qui avec le dispositif Raffinerie entend produire une huile à partir du concassage de graines de tournesol et de colza, huile à la fois comestible et susceptible d'alimenter des moteurs diesels. Nous abordons l'art dans sa dimension politique : trouver une marge d'action dans un système établi, transgresser des lois et des idées, brouiller des pistes nous disent les membres du groupe. En l'occurrence, il s'agit bien de transgresser l'économie de l'échange par une pétition de principe en faveur de l'autarcie : les bidons d'huile a usage universel sont proposés a la vente seulement comme œuvres d'art.

Autre collectif d'artistes, etoy. CORPORATION , crée en 1994, et qui regroupe plusieurs centaines d'agents à travers le réseau Internet. L'idée est, entre autres, d'infiltrer le réseau grâce a un virus baladeur : l' etoy virus menace en ce moment même où vous lisez ces lignes tous nos logiciels ! Heureusement, c'est un gentil virus et n'a d'autre but que d'améliorer le système qu'il pirate.

Les "Guerilla Girls on tour" sortent de la jungle : groupe de femmes dissimulant leur féminité sous des masques de gorille, se livrant a des performances sur les lieux publics : distribution de tracts, affichages sauvages, proclamations. Leur arme : la banane qui se fait pistolet. Leur but ? : affirmer en tout lieu le droit des femmes.

L'agence "Ocean Earth Construction and Development" étudie l'amélioration de l'environnement. Pour cela elle propose des solutions architecturales et urbaines. L'agence s'adresse aux municipalités, aux organismes internationaux davantage qu'aux musées et galeries. Assurer une bonne qualité de l'air, de l'eau, de la circulation, tel est ici le nouvel enjeu artistique.

IL Y A BlEN SÛR AUSSI DES PERSONNALITES INDEPENDANTES.

Jota Castro entend dénoncer l'intolérance, la ségrégation l'exclusion et va jusqu’à envisager le rapt d'un ministre de l'intérieur. L'artiste affiche une formation en droit et en sciences politiques comme moyen d'accès a un art vu comme lutte politique dénonçant l'exclusion : celle des immigrés de l'Est repousses par la police italienne sur les plages de l'Adriatique. Exemple d'action : le terme "extracommunitar" inscrit sur des T-shirts distribués sur les plages calabraises. Autre plaidoyer en faveur de l'intégration : cette image exposée au Palais de Tokyo, montrant un homme nu dont le sexe en érection est recouvert d'un drapeau européen.

Shu Lea Shang introduit, elle, le porno dans l'art contemporain. IKU (iLu est le cri d'orgasme en japonais) est un cyber porno kitsch avec de gracieuses lolitas asiatiques. FLUID est une installation de 70 photos juxtaposées, exposée a HARDCORE, a base de scènes vaguement pornographique : fellation et installation de préservatifs sur des sexes en semi érection.

Minerva Cuevas, autre artiste femme, se réclame ouvertement de l'activisme social : distribution de produits gratuits dans la rue, sabotages en tout genre, détournement de logos publicitaires, etc. même type de démarche subversive avec le français Alain Declerc : l'artiste pousse la provocation jusqu'a s'exposer dans la rue avec un panneau "Attention radar" a proximité de gendarmes affaires a des contrôles de vitesse. Autres œuvres répertoriées : l'artiste filme des policiers dans leur travail de surveillance des quartiers en vue de mettre a jour leurs codes secrets de comportement. Plus culotte encore : le maquillage d'un véhicule normal en voiture de police mise a disposition du public, au risque d'encourir la prison pour les utilisateurs. Pour l'exposition, l'artiste expose en particulier une sculpture objet, a la fois avion et missile, symbole du devenir guerrier de l'économie marchande ( Feed back 2003).

Le Sud-Africain Kendell Geers balance une brique dans la fenêtre d'une institution artistique, a Amsterdam, ou l'artiste est invite. Au Palais de Tokyo, il dispose des ballons recouverts des masques de chefs d'Etats. Libre aux amateurs de donner autant de coups de pied dans les faciès grimaçants.

La française Clarisse Hahn est adepte des reportages filmes: documentaire sur le service de gériatrie d'un hôpital parisien, star du x suivie camera sur l'épaule pendant plusieurs mois, et pour l'exposition du Palais de Tokyo : la vie de Karima, dominatrice algérienne, brune frisée a lunettes et adepte du piercing . Gianni Motti détourne un car de touristes japonais en plein Genève. Au Palais de Tokyo, on peut voir une vidéo d'un concert rock organise à la Villa Médicis a Rome

Parking saccage ( 1994) est une des œuvres marquantes de Hendrick Plenge Jakobsen: sur une place historique de Copenhague des voitures ont été défoncées, d'autres renversées, un bus a été renverse sur le flanc, comme si une violente émeute venait de saccager les lieux. Angoisse assurée pour les promeneurs surpris par cette irruption de la violence dans un lieu voue a la promenade touristique. Pour le Palais de Tokyo, I'artiste présente deux peintures murales: I'une en forme de cible avec au centre la phrase every thing is wrong , I'autre, une tété schématisée de profil, avec la mention a " psychiatry " .

Anri Sala, artiste d'origine libanaise, propose pour le Palais de Tokyo deux dispositifs: I'un consiste a écouter une bande sonore au cours d'un trajet en taxi, ( No formula One no cry ), I'autre est un compte a rebours a l'issue imprévisible ( Final Countdown ).

La démarche de l'artiste Santiago Sierra consiste a rémunérer des personnes en difficulté pour des taches autant ingrates que dérisoires. Manière de dénoncer la régression constatée dans tous pays des travailleurs clandestins au stade de marchandise humaine. L'artiste propose par exemple a une vingtaine d'immigres africains de creuser des trous dans le désert moyennant une rémunération de 54 euro par jour. Autre type de travail rémunéré, propose cette fois-ci a deux aveugles : demeurer assis tout en jouant de la musique a l'intérieur d'une galerie. L'artiste rémunéré des prostituées invitées dans une église à s'enduire les parties génitales de polystyrène. Les photos de ces actions sont exposées au Palais de Tokyo.

Enfin, I'artiste rebelle Sislej Xhafa déclare non sans cynisme que l'art est d'abord un moyen de devenir tres célèbre, tres facilement, tres vite , mais conçoit son travail comme de décryptage de l'underground social. Avec Skinheads swimming , l'artiste nous donne une vidéo de la fontaine de Trevi à Rome avec son architecture baroque, mais sous l'eau, changement radical : deux skinheads se livrent a des jeux érotiques non équivoques.

Bien sûr, on ne peut que souscrire aux revendications politiques de ces artistes. Cependant la question se pose : sous couvert de lutte sociale, I'art n'adopte-t-il pas ici des formes parfois convenues qui édulcorent son impact politique ?

Souvenons-nous des théories d'Adorno à propos de I'art politique émises dans sa Théorie esthétique (1970). Deux ans après mai 1968, I'auteur dénonce ce travers d'un art militant dont la véhémence politique risque de dissimuler un certain conservatisme esthétique. Pour le philosophe de l'Ecole de Francfort, ce sont les formes qu'il faut d'abord bousculer si l'on veut déboucher sur une véritable critique sociale. Tout impact politique en art passe d'abord par une révolution esthétique. Ainsi l'œuvre politique par excellence est-elle le Guernica de Picasso. Qui se souviendrait encore des bombardements des troupes franquistes si l'œuvre de Picasso n'etait pas d'abord le manifeste expressionniste" du vingtième siècle ? C'est donc la structure formelle de l'œuvre qui crée son impact politique.

Adorno cite aussi Kafka, dont le pouvoir subversif repose sur le jeu pur du langage et les innovations littéraires. Pour son récit, nous dit Adorno, à propos de Kafka, I'absurdité est aussi évidente qu'elle l'est désormais pour la société. Seule la déconstruction des formes esthétiques permet donc a l'art d'avoir un réel impact : impact esthétique autant que politique.

A contrario, toute dissidence politique ouvertement revendiquée en art, tout militantisme racoleur, risque de passer à côté de l'essentiel : rechercher des nouvelles formes d'art, bouleverser les modes, mettre en cause les structures formelles. Autre exemple donne par Adorno : Beckett et son théâtre de la dissidence politique, ou aucun enjeu politique ou social n'est explicitement revendiqué. Mais c'est de son innovation formelle que naît l'impact social, politique, métaphysique. "L'art pour l'art" , voila la seule recette finalement pour faire de l'art politique, dixit Adorno.

D’où la question que pose l'exposition HARDCORE: une surenchère politique qui se fait au détriment du pur impact esthétique ! Un art du presque rien, de la déception voulue et programmée, ou le refus de la surenchère visuelle a valeur de principe ? Où est vraiment la surprise dans les quelques voitures calcinées qui occupent le hall central ? Sommes-nous vraiment incommodes par la série de photos pornographiques de Shu Lea Cheang ? Où est le message critique dans ces confessions d'une dominatrice filmées par Clarisse Hahn, aux allures de reportage télé ? Certaines œuvres pratiquent l'attaque intuitu personae, telle ( Mother fucker nether die ) de Jota Castro ou l'installation "A ne pas faire à la maison" du même ; artiste: quoi de novateur sur le plan esthétique dans le fait de prendre pour cible une émission de télé relative a la vie conjugale de Nicolas Sarkozy et de son épouse Cécilia ? Procédé qui rappelle un peu les attaques personnelles en 1936 contre le Ministre de l'Intérieur de l'époque : Roger Salengro. On sourit, certes a la vue des ballons de foot aux effigies des hommes politiques de Kendell Geers, mais on se demande si cela n'a pas déjà été vu sur des stands de foire. Quoi de vraiment surprenant dans cet avion missile, assez décoratif somme toute, d'Alain Declerc ? Nombreuses affiches contestataires revendiquent ici la parfaite banalité visuelle.

L'artiste Maurizio Cattelan opportunément interviewe pour le catalogue, résume intelligemment la position d'Adorno, selon ; laquelle c'est en évitant la critique politique que l'œuvre revêt le plus fort impact esthétique, et donc, par ricochet, politique : "Finalement, je crois que Andy Warhol ou Jeff Koons, dans leur effort pour plaire a tout le monde, pour être parfaitement intègre a la moyenne, sont plus radicaux que beaucoup d'autres qui font semblant de tourner le dos au système."

Mais ce ne sont pas tant les œuvres qui sont décevantes que les conditions mêmes de leur exposition. Les artistes, on l'a vu, se réclament de l'action au sein même de la société. Or, il s'agit ici d'une exposition d'œuvres disposées ; les unes à cotés des autres, sans que rien ne se passe, d'œuvres rendues inactives, mortes. N'est-il pas dommage d'exposer des œuvres immobiles, silencieuses, alors que la revendication des artistes est celle de "I'agir" ? Paradoxe d'un art de l'action qui donne ici lieu a une exposition de l'inaction ! Au palais de Tokyo, les artistes sont transformées en statues de sel. Bien des démarches d'artistes nous paraissent bien sur pertinentes : le principe voulu par Santiago Sierra (a nos yeux la révélation de l'exposition) d'inviter, moyennant salaire, dix-huit prostituées de l'Est a s'enduire les parties génitales de mousse de polyuréthane a l'intérieur d'une église, ou le fait de rémunérer des travailleurs clandestins à creuser des trous en plein désert : voila un art en action porteur par lui-même d'impact social fort. Encore aurait-il fallu présenter ces actions au moment où elle se produisent, et non par de simples " photos souvenirs" en noir et blanc.
Mais objectera-t-on, les actions ont déjà eu lieu, et on ne peut ; recommencer dans un contexte muséal ce qui s'est déroule déjà ailleurs ? Si justement ! Et c'est l'objet de notre propos : à condition d'oublier l'idée d'un musée destine au seul regard d'œuvres inanimées. Peut-être aurait-il fallu demander aux artistes d'inventer des formes spécifiques d'actions permettant aux spectateurs d'agir et de réagir ici même, à l'intérieur du Palais de Tokyo ? N'y avait-il pas une possibilité de présenter des dispositifs de façon à susciter, comme le revendiquent ici même les artistes, des attitudes, des comportements, des chocs. L'idée d'organiser un concert rock dans la villa Médicis (Gianni Motti) est tout à fait séduisante : pour une fois, il se passe vraiment quelque chose à Villa Médicis : des comportements, des sons, des figures qu'on n'avait pas l'habitude de voir et d'entendre dans un monument classique. Mais du concert in live, la seule trace est une vidéo perdue au milieu de l'exposition. On peut regretter que la machine a produire de l'huile (groupe AAA corporation) ressemble ici à n'importe quelle installation et qu'il faille lire la notice du catalogue pour en saisir les enjeux. N'aurait-il pas été judicieux de la monter en marche et de permettre que toute une série d'évènements autour de celle-ci puisse avoir lieu ? On peut déplorer que les ballons aux effigies d'hommes politiques dépérissent tristement dans un coin sans que nul enfant n'ait envie d'y mettre un bon coup de pied. La pire frustration de l'exposition ? : pas la moindre intervention in live d'une "guerilla girl" venue secouer le spectateur, hormis quelques affiches a l'entrée de l'exposition. Quant a l'installation du groupe "etoy CORPORATION", elle reste le plus souvent inemployée.

Pourtant des précédents ont déjà eu lieu ou l'évènement, l'action, le mouvement les réactions des spectateurs, les attitudes constituent le cœur même de l'expression artistique. Mais pour cela il faut transformer le musée en tout autre entité qu'un simple musée : terrain d'aventure, de jeu, d'ébullition, de production, de commerce, boite de nuit, cabaret, lieu d'art en activité, (Biennales de Venise, Musée d'art moderne de la Ville de Paris, Documenta de Cassel, Nuit blanche a Paris, etc). C'etait le moment ou jamais de faire évoluer le musée avec les artistes de HARDCORE, dont l'art repose précisément sur l'action en train de se faire.

À lire le catalogue, on se réjouit des contours d'une mouvance esthétique dont l'action sociale, le mouvement l'effervescence, les comportements dans le réel, l'interactivité entre artistes et public, la provocation, la dissidence et la critique, sont les composantes. Force est de constater que rien de tout ca n'apparaît, hormis l'errance de quelques visiteurs assoupis, déambulant entre vidéos, objets inanimés, installations fixes, et une " médiatrice culturelle " baillant aux corneilles.

Une réussite pourtant : le catalogue, en forme de manifeste, instructif, prometteur, bien conçu, nourris d'interviews ; mais pour ce qui est de l'exposition : “deceptive”.

Par Thierry Laurent
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