Dossier Sandrine Hattata

L’exigence de l’attention
Par Jean-Luc Chalumeau


A l’origine des portraits peints par Sandrine Hattata, il y a des deuils : celui éprouvé par une amie qui venait de perdre son frère, en particulier. Une amie elle-même peintre, dont Sandrine " voulait peindre la douleur. "
Et puis les portraits se sont multipliés : visages de personnes proches et vivantes, masques d’artistes historiques et morts comme Francis Bacon, Picasso ou Frida Kallo. Il y a aussi Duchamp. Pourquoi Duchamp qui méprisait tant le plaisir rétinien donné par les tableaux ? " Peut-être parce qu’aujourd’hui, il militerait pour la peinture, puisqu’il n’y en a plus ! " répond-elle en plaisantant à moitié. Mais elle sait bien que son choix de faire des portraits qui sont aussi des faces n’est pas innocent.

La touche paroxystique des autoportraits de Van Gogh a marqué le dernier grand soubresaut d’un processus réducteur commencé dès les premiers temps de l’histoire de l’image peinte, qui a obstinément cherché dans le visage la raison de l’instabilité de l’être, pour ne pas dire la vérité de l’inconscient. C’est Francis Bacon qui a parlé, une fois pour toutes, du visage " qui recèle ce trésor, cette pépite, ce diamant caché qu’est le moi infiniment fragile, frissonnant dans un corps ; le visage sur lequel je fixe mon regard afin d’y trouver une raison pour vivre… "

Il est de l’essence de l’art d’être obsessionnel, mais Sandrine Hattata ne fait pas d’autoportraits. Son propos est ailleurs : il me semble qu’elle est avant toute chose une militante de la peinture ; elle parle volontiers des procédés par lesquels elle obtient les étranges effets de matière qui semblent saturer les visages et qui pourtant en dégagent la vérité avec une intensité parfois bouleversante (la cire qu’elle chauffe et qui se mélange à l’huile…) Ces portraits sont exigeants : on sait tout de suite, en les apercevant pour la première fois, que l’on va rester longtemps devant eux. Pas seulement pour chercher à en percer le mystère, mais parce que ces peintures sont de celles qui ne peuvent être regardées sans une certaine attention.

Non pas la méditation, si importante dans les doctrines classiques de la peinture, mais bien l’attention. " Le beau est quelque chose à quoi on peut faire attention " a écrit Simone Weil dans La Pesanteur et la Grâce. Au-delà de l’évident " plaisir de faire " dont témoignent ces portraits, plaisir revendiqué par l’artiste, la faculté de capter l’attention dont ils font preuve corrige ce que la conception classique (kantienne) fondée sur le sentiment de plaisir peut avoir d’exclusivement esthétique.

Ici, l’attention laisse être l’objet qu’elle découvre, elle est la clé de cet élan vers le Beau décrit par Platon dans Le Banquet (" élan érotique ", comme on sait). L’attention suscitée par les étonnants portraits de Sandrine Hattata est au cœur d’une expérience de la beauté dont l’art contemporain ne nous donne plus que très exceptionnellement l’occasion. L’attention ne se laisse définir ni par les sensations que j’éprouve, moi le sujet regardant, et qui devraient se rapporter à un objet, ni par les qualités intrinsèques de cet objet, mais par les deux mêlées.

Les portraits de Sandrine Hattata me guident, et pourtant c’est à moi de m’orienter parmi les apparences fragiles qu’ils me proposent. L’artiste me rend la possibilité (que je croyais sans doute disparue) d’une contemplation active, elle m’invite à une exploration interrogative et, d’une certaine façon, naïve. Une contemplation qui, décidément, doit laisser être l’objet et se déployer dans la durée. C’est Simone Weil, encore, qui a mis en lumière l’aspect temporel de l’attention et donc de l’expérience de la beauté : " L’attention consiste à suspendre sa pensée, à la laisser disponible, vide et pénétrable à l’objet… "
C’est précisément cette expérience qu’offrent les portraits de Sandrine Hattata à qui veut bien les aborder sans a priori, et c’est ce qui en fait l’inimitable saveur.

(Sandrine Hattata est née en 1969 au Caire. Etudes à l’Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris (atelier de Jan Voss). Expose en permanence à la galerie Bruno Delarue, Paris)

par Jean-Luc Chalumeau
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