LES TRAHISONS DU MODELE
MUSEE ANDRE MALRAUX
LE HAVRE

par CLAIRE NEDELLEC

" …imaginez-vous, à me lire, que je fais mon portrait ? Patience : c’est seulement mon modèle … " Colette.

Parmi la pléthore estivale d’expositions d’art contemporain qui font rage sur l’hexagone et bénéficient souvent d’un fort battage médiatique et de budgets adéquats ( Biennale de Lyon, La Beauté en Avignon, Présumés Innocents au CAPC de Bordeaux … ), il en est certaines qui se font remarquer autrement …

L’exposition présentée au Musée du Havre fait partie de celles-là ; " les trahisons du modèle " constitue un ensemble de manifestations qui associent institutions, lieux d’enseignement et lieux de diffusion de l’art actuel. Ce projet a vu le jour grâce à un partenariat avec l’association Café Crème basée au Luxembourg .

Tous ces partenaires associés ont souhaité provoquer des rencontres, des échanges et surtout donner à voir ce que la photographie des années 80 et 90 avait pu apporter au large éventail de la création autour de l’image du siècle " tout fraîchement passé ".

Toute une génération d’artistes souvent jeunes, parfois issus des écoles d’art ont développé une sensibilité particulière sur des supports multiples mettant en jeu de nouvelles approches de la photographie, du multimédia, des nouvelles technologies. En cela, ils se réapproprient ou même transforment des expérimentations déjà visitées par leurs aînés qui, dès la fin des années 70, affirmaient haut et fort que la photographie n’était plus un ersatz de la création visuelle contemporaine .

De par sa nature et aussi par son positionnement devenu central depuis une trentaine d’années dans les arts plastiques, la photographie s’est retrouvée dans la situation de proposer et d’inventer différents modèles de projets et de comportements. La photographie a peut-être reposé de manière radicale ce que la peinture de chevalet avait aussi parfois magistralement inventé, à savoir la très étrange relation que l’artiste peut tisser avec son modèle …

Les œuvres choisies et proposées par Françoise Cohen ( Conservateur en chef du Musée Malraux ) proviennent de collections publiques françaises et luxembourgeoises à savoir pour l’essentiel du FNAC ( Fonds National d’Art contemporain / France ) et de la Collection de la Banque et Caisse d’Epargne de l’Etat du Luxembourg . La qualité des photographies réunies
( une quarantaine environ ) sous le titre générique les années 80 : la dépose des modèles, et aussi l’intelligence de l’accrochage sobre et efficace, battent ici en brèche l’idée souvent à la mode que des institutions publiques seraient en peine de travailler et de proposer des axes de recherche ou du moins de curiosité aux visiteurs avertis ou non .

Portraits et autoportraits, jeux de re-présentation, images de miroirs, simulacres et travestissements, manipulations ou évictions des modèles jalonnent le parcours de cette exposition .
Avec les portraits de la Callas d’Ange Leccia, de Joseph Beuys et d’Andy Warhol signés Robert Mapplethorpe, nous nous rappelons que les années 80 ont souvent véhiculé des icônes. Annette Messager et Cindy Sherman ne cessent de s’auto-représenter désarticulant avec cynisme et parfois complaisance leur propre image .
Joël-Peter Witkin dans Négro’s fetishist (1991) s‘attaque quant à lui à la figure tutélaire de Gustave Courbet en nous offrant une variation photographique rehaussée à l’encaustique et crayons de couleur, la fameuse peinture " l’atelier de l’Artiste " …
Les auto-portraits de Dirk Braeckman nous font penser aux images de Urs Lüthi (curieusement absent de l’expo) qui voisinent avec les effigies religieuses colorées et impeccables d’A.Serrano qui feraient presque référence à la touche sombre et voluptueuse de Zurbaran !…
Mention spéciale aux Studies for hologram de Bruce Nauman (1970) , belle série de ses grimaces, mimiques à la fois burlesques et dramatiques qui stigmatisent une intériorité simultanément tendre et perverse.
Après des études de musique puis de photographie Dieter Appelt aborde l’art corporel dans les années soixante, où il se passionne déjà pour l’interrogation des choses, le point de fuite, le silence. Le visage devient une des préoccupations essentielles de son travail tout comme Arnulf Rainer né en Autriche en 1929 qui, obsédé par le devenir de sa propre image et sa confrontation avec la mort, réalise depuis plus de trente ans des autoportraits avec corps écartelés et croix .
Plus sucrées mais non moins symptomatiques sont les images d’Aziz et Cucher dans le Distopia May de 1996 et de Gilbert and Georges .
En contrepoint austère, et malheureusement partiellement exposés, les portraits photographiques de Roman Opalka qui en 1965 décide de conduire un projet unique pour toute une vie : peindre -en blanc- la suite des nombres de 1 à l’infini en éclaircissant imperceptiblement les fonds de 1% de blanc supplémentaire à chaque nouvelle toile …
Simultanément, il enregistre sa voix chuchotant cette numérotation et photographie son visage. Rigueur d’un dispositif et apparente simplicité sont l’apanage d’une ambition presque métaphysique dont l’accrochage ici ne peut rendre compte .

Ce n’est pas le cas de l’aperçu du travail des trois femmes artistes qui, en quelque sorte concluent ce parcours de qualité : Sophie Calle avec sa parodie d’un mariage (1993), Florence Paradeis dont on aimerait qu’une expo monographique lui soit consacrée prochainement et enfin et surtout la très belle série du FRAC Haute Normandie des Gentlemen ( 1981-1983 ) de Karen Knorr, version photographique et viscontienne de l’irréversible décadence de l’aristocratie anglaise . Une superbe série d’images noir et blanc dont chaque légende (judicieusement traduite) oscille entre fiction et réalité . Exemple de l’une d’entre-elles sous l’image d’une bibliothèque d’esthète :
His ideas began to take form of words to group themselves into sentences .
The rythm of his own language swayed him .
Something to lift their minds to awake sentiment .
Instinctively, he alliterated .


Ses idées commenceraient à se formuler en mots
A s’articuler en phrases
Le rythme de son propre langage le berçait
Quelque chose qui porte leurs esprits
Qui éveille le sentiment
D’instinct, il procédait par allitération .

Fin d’un parcours d’exposition qui n’est qu’un chapitre de cet ensemble consacré à la photographie dont les dates d’ouvertures dans les différents lieux du Havre ne coïncident malheureusement pas toujours, puisque seule l’expo du Musée est ouverte en août et septembre .
A noter également l’excellent accueil qui vous est réservé et l’emplacement assez exceptionnel du Musée dont la transparence architecturale ne met que très rarement en péril la visibilité des œuvres . Et pour les nostalgiques rappelons que le Musée Malraux possède une superbe collection d’Eugène Boudin ( 1824 – 1898 ) ainsi que de très beaux tableaux d’Othon Friesz
( 1879 – 1949 ) dont on oublie qu’il est né au Havre …

CLAIRE NEDELLEC

Musée Malraux : 2, boulevard Clémenceau 76 600 Le Havre / tél : 02 35 19 62
Du lundi au vendredi de 11h à 18h
Samedi et dimanche de 11h à 19h
Jusqu’au 4 septembre 2000
Relations presse : Marie-Claude Bourienne