E V É N E M E N T
"LE" FROMANGER DE SERGE JULY


par Jean-Luc Chalumeau

Tout le monde sait que Serge July est un grand journaliste politique. D'innombrables articles, interventions à la radio ou à la télévision et plusieurs livres en témoignent. Mais qui sait qu'il est licencié en histoire de l'art et que de nombreux artistes sont ses amis? Il ne faut donc pas s'étonner qu'il consacre aujourd'hui un grand texte à celui d'entre eux qui lui est le plus proche depuis des décennies: Gérard Fromanger. Il faut plutôt se demander pourquoi il ne l'a pas fait plus tôt. Il se trouve qu'il a failli écrire sur lui il y a près de vingt ans, à ma demande, pour une revue d'art. Il avait accepté avec plaisir, semblait-il : Gérard et moi comptions sur lui... Quelques semaines avant l'échéance, il avait déclaré forfait sans vraiment donner d'explication et était remplacé au pied levé par Félix Guattari...

Depuis lors, Serge July n'a jamais rien écrit sur aucun autre artiste, il s'est contenté (ce qui n'est pas rien) de laisser de temps à autre Buren, Christo ou tout récemment le photographe Paolo Roversi s'emparer de la totalité d'un numéro de Libérahon. En allant le voir dans son grand bureau vitré du sixième étage de l'immeuble du journal, je comptais lui demander pourquoi cette dérobade ancienne, mais je tenais surtout à l'interroger sur ce qui, à la lecture du livre, m'était apparu comme un curieux mimétisme entre son sujet et lui. En dessinant le portrait de Gérard Fromanger, n'était-ce pas aussi une image de lui-même qu'il reconstituait?

Un passage, en particulier, m'avait frappé, où il était question du Fromanger de 1968 :
« il est depuis longtemps agitateur de sa propre vie, un tourmenteur d'institutions, un homme d'avant qui fend les événements, un cristallisateur de rapports sociaux (...), un duelliste dangereux que l'affrontement aiguise et grandit » (p. 40). C'est évidemment, et très fidèlement, le vrai Gérard Fromanger, mais ne serait-ce pas là, aussi, une bonne définition de July lui-même ?

Ainsi interpellé, le directeur de Libé prend le temps de réfléchir. « Il y a plein de choses à dire... Quand on fait un travail sur quelqu'un, et que l'on entreprend de raconter sa vie, il est certain qu'il y a toujours un rapport de miroir qui s'établit entre celui qui écrit et ce qu'il va chercher chez son sujet. Mais je voudrais d'abord dire que ce livre, dont le point de départ est une initiative de l'éditeur, Philippe Monsel, est un acte d'amitié. Monsel nous a réunis, Gérard et moi, à l'occasion d'un déjeuner, et la question de savoir si oui ou non je voulais rédiger ce livre s'est posée. C'était compliqué pour moi, parce que, une fois de plus, je ne me sentais pas forcément légitime pour faire ce travail. Vraiment, le fait d'écrire dans un domaine où j'apparais évidemment comme un amateur posait question. Habilement, Philippe Monsel ne m'a parlé au début que d'une grosse préface d'une trentaine de feuillets. Alors j'ai accepté. Comme il fallait s'y attendre, Monsel m'a vite suggéré d'aller jusqu'à 60 feuillets... Pour finir par conclure que 120, ce serait mieux! La grosse préface est devenue un vrai livre...»

Acte d'amitié, donc. Serge July s'inscrit depuis trente-cinq ans dans les « amitiés avec Gérard » dont il dit dès les premières pages de son livre qu'elles sont « pleines et entières comme des vies homériques: sans cesse discutées, disputées, frictionnées, partagées, exigeantes, admiratives, toujours quotidiennes. »

Dans le duo July-Fromanger, il s'agirait d'une complicité politique rapidement devenue amitié d'exception. « Avec Gérard, on s'estrencontré en 1968 : c'étaitévidemment très politique. » Précisons que le jeune Serge July - il avait alors vingt-six ans - était un des dirigeants de la Gauche prolétarienne. Quant à Gérard, vingt-huit ans, il était l'un des animateurs les plus radicalement politiques engagés dans le combat gauchiste du célèbre Atelier populaire de l'Ecole des Beaux-Arts.

« Cette relation s'est poursuivie sur le plan de l'amitié tout court. Elle est forte. Et c'est pour ça que je ne voyais pas comment il m'aurait été possible de décevoir Gérard qui tenait i beaucoup à ce que ce soit moi qui fasse ce livre. J'avais déjà refusé plusieurs fois de lui écrire des préfaces pour ses catalogues au cours des dernières années... Cette fois-là, il y avait l'amitié, et puis, c'est vrai, j'avais envie de faire ce livre. J'avais envie parce que j'aime beaucoup Gérard. Et j'avais aussi envie de dire pourquoi je l'aime beaucoup. »

La durée de la relation entre les deux hommes garantit aussi à July la légitimité de celui qui a observé le créateur aux différentes étapes de son évolution, de même qu'il a rencontré chacun des êtres qui ont compté pour l'artiste, les femmes en particulier.

« C'est vrai, je connais pas mal de peintres, mais Gérard est le seul dont je connais vraiment bien tous les ateliers. Je l'ai vu faire des paquets de fois! Et puis, c'est vrai aussi que je connais les femmes qui ont réellement compté pour lui, les trois seules dont les prénoms apparaissent dans le livre : Elisabeth, Florence et Anna. Cela m'a aidé à me lancer dans l'entreprise. Je ne voulais pas tricher avec moi-même. Je savais qu'il était de toute façon intéressant de faire un portrait aussi complet que possible de Gérard. D'abord parce qu'il n'en existait pas. Curieusement, il y a peu de matériel précis le concernant. J'ai lu à peu près tout ce qui le concerne: au bout du compte, sur la question blographique comme sur les rapports du peintre Fromanger à l'histoire de l'art, il n'y a quasiment rien. Seulement des éclairages souvent intéressants sur tel ou tel point. Mais avec souvent aussi des erreurs, notamment sur les dates: j'ai relevé plusieurs contradictions chronologiques dans les catalogues des expositions. C'est pourquoi j'ai essayé de mettre de l'ordre dans tout cela, avec l'aide précieuse de Marianne Mathieu qui entreprend actuellement le catalogue raisonné de l'œuvre de Fromanger ».

J'observe qu'il ne devait pas être facile de mettre de l'ordre dans la vie et l'œuvre d'un peintre qui n'a jamais cessé de se « cogner aux autres » et de vivre à peu près toutes les situations dans leur aspect systématiquement le plus conflictuel. Je cite la page 70 du livre, particulièrement bien venue, où le témoin privilégié qu'est Serge July note que « Dans un dîner avec des inconnus, avec ses amis pareillement, dans un débat public, face à une institution, face à la maladie et aux médecins : il est sur le pied de guerre, dans une épreuve de force, faisant feu de tout bois. Toujours en formation de combat, il tente systématiquement de déstabiliser ses vis-à-vis, à propos de tout et de rien, aimant les mettre en position d'obligé. Aucune vérité n'est acquise : il multiplie les questions en rafale, ne serait-ce que pour vérifier l'assise de la moindre affirmation. Toujours à l'assaut, il avance frontalement et crée d'emblée une tension, sorte de témoin lumineux de l'intensité de sa liberté (...) Il entend ne rien devoir à personne d'autre qu'à lui-même, à ses actes et à sa peinture. La bataille lui permet de n'être jamais passif...»

La bataille ! Mot-clef cent fois entendu dans la bouche de Gérard par ses amis, mot dont SergeJuly a fait un des axes majeurs de son livre. Il y a une jubilation dans l'écriture qui ne trompe pas: ce sont bien deux authentiques révolutionnaires qui s'y rencontrent, non d'anciens militants
« mao-sp ontex » (maoïstes-spontanéistes, pour les lecteurs trop jeunes pour avoirconnu 1968).

Serge July approuve, et précise: « Gérard a traversé les quarante dernières années de manière particulière: il y a eu la diversité de ses engagements, de ses batailles, qui ont fait croire aux observateurs superficiels que l'homme est velléitaire et, partant, l'œuvre superficielle. Or c'est exactement le contraire qui est vrai : il y a à la fois une impressionnante unité de l'homme et une non moins étonnante unité de sa création. Il fallait un livre pour le faire voir et comprendre. »

Je demande alors à Serge July comment il a jugé certaines des grandes épreuves subies par Fromanger, qui ont pu être intimement liées à ses triomphes, par exemple en 1980, avec la grande exposition du Centre Georges Pompidou. « Exposition extraordinaire selon moi, s'exclame le biographe, peut-être la plus émouvante qu'il ait faite, immédiatement suivie par son départ! Il quitte tout et tout le monde tout de suite pour aller vivre en Toscane, alors qu'il est au sommet de sa carrière et qu'il devrait occuper le terrain à Paris. Mais c'est aussi qu'il a vécu cette exposition comme un échec personnel : elle n'a pas été invitée à circuler à l'étranger et il n'y a pas eu de ventes à partir de l'événement. Surtout, à peu près personne n'a compris ce qu'il voulait dire, et je ne parle pas des réactions venimeuses de certains commentateurs et le silence de tant de gens qu'il croyait proches. Il a vraiment été blessé, et j'ai vu cela de près. Mais il faut dire que le jeu de miroir entre nous n'est pas seulement biographique. C'est toute notre époque qui est en jeu et, ce livre achevé, je constate qu'il est porteur d'un autre que je devrais maintenant écrire, celui de quarante ans de l'histoire du monde dont nous avons été, ensemble, les témoins passionnés et même, à notre minuscule échelle, des acteurs engagés. Gérard Fromanger sera le meilleur fil conducteur d'une histoire de mon époque que je voudrais écrire. »

C'est à ce moment que la secrétaire de Serge July annonce avec une joyeuse excitation la visite de Fromanger en personne. Le peintre approche, saluant les dames dans les bureaux voisins avec une drôlerie qui les ravit visiblement. Il est chez lui ici, content d'être accueilli à Libé comme un membre de la famille. Aussitôt qu'il est installé dans le bureau de Serge, la conversation roule sur la dernière série de tableaux qui a failli s'appeler «A quatre pattes le cul de jatte», titre du roman policier dont Picasso avait donné le titre, mais n'avait pas écrit, précise Gérard. Je demande pourquoi le peintre de la couleur qu'il a toujours été donne aujourd'hui tant d'importance au noir
(« c'est un jaune en lutte avec le noir » précise July). « Mais il y a aussi un arc-en-ciel, répond-il, et un fragment de l'arc-en-ciel donne une note, un regard sur un détail de l'image. Ce peut être un bout de toit, un bout de nuage, un morceau d'arbre, trois feuilles... C'est tout ce qui fait que dans ce bordel généralisé on est heureux de vivre quand même. Qu'est-ce qui fait que l'on regarde ? Qu'est-ce qui fait que l'on résiste ? La série a aussi failli s'appeler (mais c'aurait été trop prétentieux) L'écharpe d'Isis. Car, comme vous le savez parfaitement tous les deux (sourire entendu), Isis est une déesse envoyée par Zeus pour porter la lumière aux hommes. Tous les matins elle s'envole avec son écharpe arc-en-ciel autour du cou et elle apporte la lumière aux hommes. Ce n'est pas du tout une série sombre, même si elle s'inspire de l'univers du roman noir, il s'agit d'un réel violent, mais arrosé par la lumière du matin. »

Serge July sourit avec attendrissement, il retrouve son Fromanger, celui pour qui, il l'a écrit, « la contradiction est indispensable à sa respiration, consubstantielle à son existence, comme une hygiène de vie, une manière de se situer, d'exister, d'avancer en toute occasion et à tout propos...»

Le réel violent, la lumière du matin: c'est si simple, mais en même temps tellement explosif. Allons! Fromanger n'a pas fini de mettre le feu à la peinture pour mieux contredire ce qui ne va pas dans le monde. Attendons le prochain livre dont il sera le centre, écrit par son ami Serge.

Serge July; Fromanger, éditions Cercle d'art.
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