Dossier Kafka

Les clefs du château (1)
par Max Brod


Après avoir lu ces Conversations avec Janouch (2) et les Lettres à Milena, il devient plus clair pour moi que ce thème était au fondement du Château, cette prodigieuse ballade d’un étranger sans patrie qui s’efforce vainement de pousser des racines dans la patrie de son choix.
Tout à fait parallèlement aux significations les plus évidentes, l’allégorie religieuse universelle implicite dans Le Château ne peut être comprise si l’on ne prête attention à ce facteur biographique. Nous trouvons des indices significatifs dans les écrits de Janouch. Une confirmation plus approfondie me vient d’une lettre de Milena qui m’était adressée, des choses qu’elle disait dans nos conversations, et mes notes sur cette période de la vie de Kafka à travers le miroir de son scepticisme et d’une certaine amertume. Les événements contemporains qui lui servirent peut-être à surmonter sa crise, sont rendus d’une manière déformée. Milena, représentée dans le roman par la figure très caricaturale de Frieda, entreprend des démarches décisives pour sauver Kafka. Elle vit avec lui, monte son ménage avec lui et reste gaie et inébranlable malgré la pauvreté et le renoncement ; elle voulait être sienne pour toujours et, grâce à son aide, elle le ramena à la naïveté et à l’immédiateté de la vraie vie. Mais dès que Kafka accepte et prend la main offerte, les anciens liens qui entravaient la femme dans le passé reviennent à la surface. (Le « Château », la populace, la société mais, par-dessus tout, le mystérieux Klamm, qu’on peut regarder comme une image exagérée et démoniaque du mari légal de Milena, avec lequel elle ne pouvait pas rompre complètement d’un point de vue émotionnel). Le bonheur rêvé arrive rapidement à son terme puisque Kafka ne peut se contenter de la moitié de la tartine. Il veut sa Frieda pour lui tout seul, immédiatement débarrassé de la domination constante des émissaires du Château, du mystérieux assistant de Klamm. Elle le trahit néanmoins et retourne dans le royaume du Château d’où elle venait. Il devient évident que Kafka est beaucoup plus fervent que Frieda dans sa détermination à mener à son terme un salut intégral. Elle se satisfait d’un simple gage de salut ou, tout du moins, elle succombe trop vite à la désillusion. Au cours de nos conversations, Milena m’expliqua que l’intérêt dfe son mari pour elle se mit à revivre lorsqu’il apprit que Kafka était un rival et voulait se marier avec elle.

Les parallèles entre le roman et la vie pourraient être menés encore plus loin. Si nous les poursuivons ainsi, le fait que Kafka s’auto-tourmente, s’auto-châtie, y ressort avec force. Dans le roman, il se représente comme un escroc qui prétend avoir été appelé pour remplir un certain rôle. Les amies de Milena qui étaient prévenues contre sa relation avec Kafka, entrent dans le roman au prix d’une légère métamorphose, devant la figure mythique de la « logeuse », qui a les qualités de l’une des Parques. Elle représente pour ainsi dirz le choeur d’une tragédie grecque. La curieuse jalousie et le mépris de Frieda pour Olga dans le roman peut être vu comme la contrepartie de l’attitude prise par Milena à l’égard de Julie Woheizek avec laquelle Kafka était engagé à ce moment. Comme nous le voyons grâce aux lettres de Milena, elle insistait pour que Kafka rompe complètement avec Julie Wohrizek et sa famille. Kafka lui obéit, tout en protestant contre la dureté et l’injustice de son ordre. Le caractère de paria de la famille d’Olga a aussi son pendant dans la réalité. Il existe un grand nombre de piliers de construction réalistes qui sont à chercher dans Le Château – ce qui nous fait admirer le roman bien plus encore, quand on se rend compte à mesure que sa structure s’élève, comme un ensemble oeuvre de tous, bien au-dessus de ces piliers de soutènement. A côté des faits prosaïques de sa propre situation, l’imagination de l’écrivain a bâti un vaste édifice crépusculaire, glorieusement transcendant. Je ne crois pas que nous devions surestimer l’importance des détails biographiques pour la genèse d’une oeuvre d’art ; en revanche, si nous refusons de leur accorder une place, nous sommes conduits à tirer des conclusions erronées.

Le Château incorpore donc les réflexions et les sentiments à la fois des Conversations et des Lettres à Milena. Kafka était occupé à ce roman entre 1921 et 1922. La première date que j’ai à ce sujet est le 15 mars 1922, lordsque Kafka me lut à voix haute de larges fragments du début de son ouvrage en cours. Toutefois, le but du livre était apparu bien avant dans ses carnets. (Par exemple : 11 juin 1914 : « Tentation au village »). Les expériences de Kafka à Zürau en 1917 permirent d’esquisser le canevas du roman. J’ai même été capable de démontrer le lien entre la substance du roman et sa lecture récente du beau roman tchèque, Grand-mère, de Bozéva Nemkova, dans lequel se trouve le thème d’un château hostile qui règne sur un village. Les lettres de Milena contiennent aussi une allusion à cet écrivain tchèque classique. Les faits sont cependant aléatoires. L’image du château peut avoir préexisté dans l’imagination de Kafka. Il a fallu pourtant la rencontre avec Milena pour remplir l’âme de Kafka de ce contenu turbulent qui l’embrasa pour écrire sa grande oeuvre finale. Les lettres de Kafka à Milena, mais aussi celles qui me sont adressées et les souvenirs de Janouch fournissent une documentation indispensable pour la période de la vie de Kafka pednat laquelle Le Château était en gestation – documentation qui est de la plus haute importance parce que le Journal de Kafka cesse complètement pendant l’écriture du roman ; cette documentation reste relativement pauvre pour le peu d’années qui lui restait encore à vivre.

(1) Traduit de l’allemand par Olivier Kervella.
Ce texte est différent de celui qui a été utilisé comme postface à l’édition française du
Château, traduit par Alexandre Vialatte, Gallimard, 1947.
(2) Conversations avec Kafka, Gustav Janouch, traduit par Bernard Lortholary, Maurice
Nadeau, 1978.

Max Brod
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