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Les artistes et les expos
Le microcosme ambigu de Laurie Karp
Les artistes et les expos : Le microcosme ambigu de Laurie Karp par Gérard-Georges Lemaire
par Gérard-Georges Lemaire

Tout chez Laurie Karp fait d’elle une excentrique. Mais j’emploie ce terme au sens propre. Ce qui signifie qu’elle ne se reconnaît pas dans la « tradition du Nouveau» édictée par l’art moderne et qu’elle ne saurait s’identifier aux déplacements conceptuels que suppose l’art soi disant contemporain. Les matériaux qu’elle emploie - surtout la faïence émaillée et le tissu -, les techniques aux-quelles elle a recours (en particulier la broderie) ne font que renforcer ce sentiment d’extraterritorialité car elles sont traditionnellement associées aux arts décoratifs et populaires. Mais ce serait lui faire injure que d’envisager son oeuvre sous ce seul éclairage. Il faut plutôt la regarder comme une complexe machinerie esthétique qui fait que chaque création constitue la pièce d’un grand jeu dont l’artiste se garde bien de révéler les règles. Chacune d’entre elles est une petite fiction autonome mais qui entretient avec les autres des relations secrètes, ludiques et symboliques. Si l’on veut comprendre la démarche de Laurie Karp, il convient alors de s’attacher à ses extrapolations à partir de motifs floraux. Elle a réalisé des fleurs exhubérantes en faïence dont la tige est placée dans des vases individuels aux formes organiques et étranges, avec des coudes et des renflements, et qui ont souvent la couleur du plomb. Ces fleurs sont imaginaires. Elles ont quelque chose d’onirique et de maladif, de somptueux et d’excessif. Leur nature est charnelle, lourdement sensuelle, ne s’inscrit pas dans un jeu métaphorique spécifique. Et toutes ces plantes sont sujettes à d’incessantes métamorphoses : des pétales peuvent se changer en vases aux contours extravagants couleur céladon.

Sa relation avec le monde floral se traduit en outre par de singulières transformations morphologiques qui veulent que chacune des tiges se change en un squelette avec ses articulations noueuses et que chaque corolle devient un fragment d’os aux contours improbables. Ces plantes inconnues et fossilisées sont suspendues au plafond par des câbles d’acier et semblent de bien dérisoires découvertes pour un muséum imaginaire. Ces Squelettes-fleurs en faïence émaillée, mi-végétaux, mi-animaux (voire humains) se révèlent être des sculptures flottant entre ciel et terre L’artiste a complété cet ensemble d’oeuvres par une série d’objets encore plus ambigus comme ce vase d’un rose outrageant qui fait songer à l’organe d’un corps inconnu, à l’un des habitants fabuleux des fonds marins ou un organe sexuel d’une espèce disparue – ou jamais apparue. A la fois fascinant et à l’origine d’un certain malaise, cet objet percé de trois orifices est l’une de ses inventions les plus troublantes.

Laurie Karp a enfin donné le jour à une curieuse collection d’objets en faïence émaillée qui détournent avec une belle constance – et une certaine insolence doublée d’une douce et tendre ironie – des thèmes classiques, en général de caractère mythologique. C’est le cas de Jeune fille et ours, une poterie polychrome où dominent le bleu et le vert, où la jeune vierge entièrement nue est renversée, le corps arqué, un ourson couché sur son ventre et ses cuisses. Ce même thème, isolé cette fois, se retrouve sur l’une de ses broderies (ouvrages manuels, soit dit en passant, parfois truqués, puisqu’il peut s’agir d’images électroniques). En fait, il n’est pas rare qu’un des thèmes qu’elle a choisis soit décliné sur des supports différents et dans des situations elles aussi différentes. C’est le cas, par exemple, du Garçonnet à l’ourson, dont il existe à ma connaissance quatre versions sous forme de sculptures de poche ou de travaux d’aiguille.

Enfin, elle a voulu présenter ses oeuvres miniatures dans des vanity cases : elle propose ainsi l’idée d’un art à la fois très fragile et pourtant destiné à voyager en compagnie d’une femme, en ville mais aussi loin, très loin, dans ce continent où les corps retournent à l’âge trouble, vraisemblablement entre l’âge d’or et l’âge d’airain.
Gérard-Georges Lemaire
mis en ligne le 07/07/2006
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