Lecture de l'art

Véronique Bigo lectrice de Fra Angelico

Véronique Bigo a occupé le cloître de l’abbaye de Mondaye, à Juaye-Mondaye en Normandie, au cours de l’été 2006, avec une série de sept tableaux qui lui ont été inspirés par le thème de l’Annonciation tel qu’il a notamment été traité par Fra Angelico. Elle répondait ainsi à l’invitation de l’association Art à Mondaye qui demande à des artistes contemporains de dialoguer avec des maîtres du passé ayant traité des sujets bibliques (en 2005, Velickovic avait médité sur la Crucifixion de Grünewald). Verso publie la présentation de l’exposition Bigo par Jean-Luc Chalumeau.

L e récit de l’Annonciation selon Saint Luc est le texte que méditent, chacun en son temps, Fra Angelico, Francesco del Cossa, Andréa del Sarto, Domenico Veneziano, Léonard et tant d’autres. Pour le traduire en image, ils s’aident parfois de l’exégèse, laquelle peut d’ailleurs leur compliquer la tâche, en particulier quand elle indique qu’à l’instant même où Marie prononce son acquiescement à la parole de l’ange, elle est fécondée par l’Esprit Saint : comment exprimer en peinture un tel mystère ?
Véronique Bigo se place devant la même question en 2006 : elle dispose des mêmes sources écrites, des solutions formelles proposées par les artistes du passé, et aussi des remarquables travaux récents de Georges Didi-Huberman ou Daniel Arasse sur les Annonciations en général, et celles de l’Angelico en particulier. C’est en peintre qu’elle entend rendre compte de l’ensemble.
Deux personnages seulement sont en scène : l’ange Gabriel et Marie. C’est le seul épisode de l’Évangile qui donne autant d’importance à un ange. La mission de Gabriel est en effet essentielle dans le projet divin de rédemption de l’humanité : son nom signifie " homme de Dieu " ou encore " Dieu s’est montré ". Dans l’iconographie chrétienne traditionnelle, il a les traits d’un beau jeune homme blond, sa tunique est rouge, blanche ou or, mais surtout, il porte des ailes magnifiques: dans sa fresque de la chapelle Scrovegni de Padoue, Giotto les a imaginées multicolores. Simone Martini fera de même, et Fra Angelico aussi. Mais pour Piero della Francesca dans sa fresque d’Arezzo, les ailes de Gabriel sont blanches, tout comme pour l’auteur anonyme du vitrail de l’Annonciation de la cathédrale de Bourges. Pour Véronique Bigo, il est clair que le signe distinctif de toute Annonciation, c’est l’aile de l’ange. C’est par elle qu’il lui faut donc commencer sa série. Grande économe de la couleur, puisque sa manière consiste à dessiner avec le pinceau sur la toile écrue, elle trace la forme idéale d’une aile incolore qu’elle invente à partir de celles, innombrables, qui s’offrent à son regard dans les musées et les églises.

Cette aile, en tant que signe du mystère central de la foi chrétienne, à savoir l’incarnation de Dieu par l’action de l’Esprit Saint sur une femme, ne peut être figurée seule : avec elle doit être désigné cet Esprit dont Gabriel annonce la venue. Un trait immaculé l’accompagne donc, impérieuse diagonale qui sépare la toile en deux parties inégales. Le premier numéro d’une série de sept est ainsi donné. Au-dessus ou à côté de chacun, l’artiste décide de placer une ou plusieurs références iconographiques de petit format qu’elle recouvre d’un voile coloré spécifique. Pour le numéro 1, ce sont naturellement deux exemples d’ailes venues de l’histoire de la peinture, qu’elle traite avec la couleur argentée : la version de Pérouse par Piero della Francesca (1470) et celle de fra Filippo Lippi visible à Corsham Court (1466). Chez Piero, Gabriel parle les bras croisés, mais chez Filippo Lippi il offre une fleur à Marie, qui l’a déjà prise dans sa main droite : introduction à la deuxième composition de Véronique Bigo, sur le thème de la fleur, elle-même accompagnée d’une reproduction de Piero Donzello traitée en violet.

Cette fleur, dans la tradition, c’est le lys, image de la pureté de Marie dans la symbolique chrétienne: Saint Bernard n’a-t-il pas désigné la Vierge comme le "lys à la chasteté inviolable " ? La tige, dans le tableau de Filippo Lippi choisi précédemment par Véronique Bigo, se termine par trois fleurs qui symbolisent la triple virginité de Marie : ante partum (avant l’enfantement), in partum (dans l’enfantement), post partum (après l’enfantement). Mais ce n’est pas le parti qu’elle prend: elle invente une fleur comme elle a inventé une aile, faite de toutes les fleurs associées à Marie (il y a aussi la rose et l’ancolie, cette dernière pour indiquer les souffrances que Marie connaîtra au moment de la Passion de son fils). Une fleur qui dit peut-être surtout, dans l’esprit du peintre, le fait que Marie est une femme. Cette grande fleur occupe toute la surface de la toile, et la composition est traversée horizontalement par le cheminement lumineux de l’Esprit qui se poursuit avec davantage d’intensité.

Troisième étape : les mains. La toile se réfère, dans la dominante turquoise, 1) à Fra Bartolomeo-Volterra (1497): mains de l’ange croisées vers sa poitrine, main levée exprimant la surprise de Marie, 2) à Léonard (1470) qui insiste avec une extraordinaire préciosité sur la finesse des mains de la jeune Vierge et sur le geste plein d’autorité de l’ange, deux doigts levés, 3) enfin à Domenico Veneziano (1445) et l’index pointé vers le ciel de Gabriel. Trois de ces mains se retrouvent sur le tableau, toutes de Gabriel, toutes déterminées: à chaque fois l’Esprit parle par ce geste, et c’est pourquoi trois pans blancs ordonnent la surface.
Quatrième étape: le sac. Quoi, un sac à main? Que vient-il faire là, associé au lys en dominante rose selon Andréa del Sarto (1528)? – d’ailleurs ce même lys est gravé sur le sac. Véronique Bigo entend souligner que la Madone est une femme, une vraie. Comme la Madone del Parto de Piero della Francesca, peinte pour une petite église champêtre, donc pour des paysans. Cela se passe quelque temps après l’Annonciation, puisque Marie est visiblement enceinte: " Solennelle comme une fille de roi sous ce pavillon doublé d’hermine, nous dit Roberto Longhi, elle est rustique toutefois comme une jeune montagnarde qui paraît sur la porte de la charbonnière." Femme rustique, Marie, ou femme raffinée ? Véronique Bigo adopte le deuxième parti: la jeune fille de Nazareth était une princesse. C’est bien ce que pensait Carlo Crivelli, par exemple, en la représentant en maîtresse d’un véritable palais richement meublé dans son Annonciation (1486). Princesse ou paysanne, peu importe: une femme véritable en tous les cas, qui ne pouvait donc pas ne pas avoir l’équivalent d’un sac, synonyme pour Bigo de l’éternel féminin.

Cinquième étape : les chaussures. Ce tableau est associé (dominante verte) à l’Annonciation de Francesco del Cossa (vers 1470). On dira que, justement, on n’y voit pas du tout de quoi Marie est chaussée, puisque sa robe tombe à terre. Eh bien justement, del Cossa prend le plus grand soin à décrire la forme des pieds de la Vierge, forme exactement épousée par le mouvement du tissu, ce qui a provoqué l’imagination de Bigo. L’apparition d’un pied de Marie dans l’iconographie crée- tienne de l’Annonciation est rarissime (Filippo Lippi, Luca Giordano…) mais alors il est nu. Aucun peintre n’a donné de réponse à la question de savoir comment Marie était chaussée au moment de l’Annonciation. Véronique Bigo est persuadée, quant à elle, que Marie portait au moins des sandales, plus sûrement des bottines dans le goût supposé du temps, de celles que devaient porter les jeunes mariées. Mais elles sont ici calcinées : la fiancée de Joseph vient de consentir à être arrachée à ce qui était jusqu’alors son avenir, son destin. Il y a pour le moins commotion, dont témoigne symboliquement l’état des bottines. Peintre de l’objet depuis toujours, Bigo a laissé fonctionner son mode de création favori à l’occasion de ces étapes numéros quatre et cinq, mais sans oublier la présence, toujours lumineuse, de l’Esprit Saint qui est partout, y compris évidemment dans l’environnement des objets.

Sixième et avant-dernière étape : l’explosion. Comment cela une explosion? Saint Luc ne parle de rien de semblable, et c’est tout juste si Bonifacio de Pitati, en 1540, a imaginé que Dieu le Père déléguait l’Esprit Saint vers Nazareth dans un grondement de tonnerre avec formation d’un grandiose nuage noir, puisque l’Écriture dit que la puissance du Très-Haut prendra Marie "sous son ombre". Sa composition est associée, en dominante orange, à la version de Véronique Bigo qui nous montre tout autre chose. Son nuage traduit une fantastique déflagration, équivalente au big-bang de la création du monde. Véronique Bigo a lu Stephen Hawking, l’astrophysicien anglais qui, dans sa Brève histoire du temps, a aidé nos contemporains a imaginer ce qu’a pu être l’instant originel du monde. Pour elle, l’autre instant originel, celui de la conception du Sauveur par intervention divine dans le sein d’une jeune fille, en est forcément l’équivalent : l’incarnation de la Divinité vaut la création du monde par cette dernière.

Septième tableau: l’aboutissement et, en même temps, le retour au point de départ : l’Annonciation de Fra Angelico, celle peinte à fresque en 1441 dans la cellule n o 3 du Couvent San Marco à Florence, celle qu’a si bien décrite Georges Didi-Huberman dans un texte célèbre médité par Véronique Bigo (1). Pour le visiteur pressé, a indiqué l’historien de l’art, entre l’ange Gabriel à gauche et la Vierge Marie à droite, il n’y a rien. Rien que du blanc qui se diffuse dans l’espace de la cellule. Mais il n’y a pas rien puisqu’il y a le blanc ! Certes, il n’est pas visible au sens d’un objet détouré, mais il n’est pas invisible non plus. Georges Didi-Huberman propose de le désigner comme visuel. Ce n’est pas un signe articulé (qui serait donc lisible comme tel), mais c’est plutôt un symptôme. Pour dire l’absolue pureté de la Vierge et le mystère de l’Incarnation du Verbe qui se réalise en cet instant de l’Annonciation (et que les exégètes du temps comparaient à une intensité lumineuse), Fra Angelico a renoncé à l’emploi de tout signe. Il s’est donné, avec le simple bianco di San Giovanni, une modalité picturale du mystère irreprésentable constituant le fondement de sa croyance.
Cette surface blanche condense, déplace et transforme une donnée inappropriable de l’Écriture sainte : " Elle donne l’événement visuel d’une exégèse en acte."
Véronique Bigo construit donc son tableau-synthèse autour d’une surface intensément blanche, autour de laquelle des fragments de chacun des éléments contenus dans les précédents tableaux apparaissent (aile, chaussures, sac…) : hommage à la trouvaille géniale de l’Angelico en même temps que rappel des artistes iconographes de l’Annonciation auxquels, guidés par le peintre, nous avons rendu visite. Tout ce cheminement est devenu moyen, pour nous spectateurs, de mieux comprendre l’intérêt prodigieux de ce fond blanc qui s’affirme comme une " force de captation visuelle ", blanc souverain s’offrant comme " ultime objet pictural de la contemplation " (2) auquel une artiste d’aujourd’hui a su redonner vie avec une puissance étonnante. Une fois encore, l’art a nourri l’art de telle sorte qu’un contenu essentiel soit transmis : ne serait-ce décidément pas cela, la force de l’art ?

(1) Je reprends, dans le développement qui suit, mon résumé de l’analyse de G Didi-Huberman publié dans La lecture de l’art, Klincksieck, 2002.
(2) Georges Didi-Huberman, Fra Angelico, dissemblance et figuration. Champs-Flammarion, 1995
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