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Lecture de l'Art
Le monde sur un plateau ou
« Les Petits Hollandais »
dans « le fast food » mondial.
par Olessia Koudriavtseva



Les sujets délicats sont nombreux dans le folklore hollandais, ils attirent l’attention d’artistes qui les présentent dans les scènes dont nous avons perdu l’origine du sens. On voit toujours la partie visuelle où on repère un personnage principal et on voit que dans la peinture de genre ce personnage peut être un objet. Par exemple, « Le verre de limonade » de Gérard Terborch (années 1660, Musée de l’Ermitage), où un objet réunit trois participants autour de lui : un jeune homme qui propose de la limonade à une jeune fille qui hésite à la prendre et une vielle dame qui encourage la fille à accepter cette boisson. Ce verre avec son contenu agréable et frais est un plaisir destiné à la jeune fille, ce verre l’intrigue, l’attire et fait peur en même temps, mais pourquoi ? Qui sont cet homme et cette vieille femme ? Parmi plusieurs anecdotes hollandaises on trouve la scène « Chez l’entremetteuse », où la vieille présente une jeune fille à un chevalier. L’artiste parle ici en langue symbolique d’objets « féminins et masculins » : la longue cuillère que l’homme a mis dans le verre pour presser et mélanger le jus de citron et le verre arrondi et transparent que tient la jeune fille. Cette langue « secrète » nous fait découvrir le sujet réel de ce tableau.

Dans le genre de la nature morte, ce concept d’objets - personnages est encore plus fort, ce n’est pas la présentation des objets pour montrer des objets. Mais s’ils vivent dans le monde humain comme dans la peinture de genre, de cette manière l’homme vit aussi dans le monde des « still leven ». On sent toujours la présence d’homme dans les natures mortes hollandaises. Le sujet des natures mortes de petit-déjeuner se passe toujours dans une maison dont les fenêtres sont reflétées dans les carafes, dans les bocaux et dans les verres. La nourriture est toujours déjà touchée, l’ordre des choses est bouleversé, ce n’est pas le début du repas et ce n’est pas la fin, se sont les objets dans leur « activité », dans l’état de leur utilisation, leur consommation. De quoi parlent ces choses, ces délices ? Quels objets trouve-t-on sur la table hollandaise du XVIIe siècle ?

Dans les tableaux de Willem Claesz Heda ou de Pieter Claesz on trouve une richesse de vaisselles brillantes, des verres remplis de vin et le raisin à côté nous amènent à l’époque des premiers chrétiens qui pour cacher leur religion s’exprimaient dans la langue des symboles : le vin et le raisin (parfois chez des hollandais le raisin est remplacé par des cerises et renvoie à La Passion de Jésus-Christ) sont des symboles du sang du Christ et le symbole de l’Eucharistie (cf. St Jean 15,1). Dans les mêmes tableaux, on trouve aussi le pain blanc, le symbole du corps du Christ. Touts les fruits frais nous amènent au Paradis, mais tous les fruits avec des défauts, avec des insectes comme des mouches ou des vers nous représentent l’Enfer. De l’autre côté, la comparaison des fruits frais et des fruits pourris est un symbole de la vanité, de la beauté, et de la jeunesse qui sont temporaires.

Parfois des artistes nous rappellent sur le fruit du péché qui est montré comme le fruit déjà consommé ou coupé. Les couteaux sont les symboles du mal (évocation de la lance dont Longin perça le flanc de Jésus Christ en croix) presque toujours voisins des symboles de la vanité et de « la chair faible » (cf. St. Matthieu 16,41), comme le jambon déjà coupé et mangé et les gibiers morts. Par contre les crabes, les homards qui ont la propriété de changer de carapace font référence à la résurrection du Christ ; le poisson est aussi un symbole christologique, présenté souvent sur les objets du culte des premiers chrétiens, puisque son nom grec- ikhthus est un acronyme des mots Iésus Khristos Théos Huios Sotèr, c’est ce que veut dire : Jésus- Christ, Fils de Dieu, Sauveur. Donc dans la peinture hollandaise les symboles religieux sont exposés à côté des symboles du plaisir de la vie qui sont temporaires pour une raison didactique.

Le plaisir de la vie, la vitalité sont des sujets fréquents surtout dans les scènes de genre. Dans la nature morte la symbolique d’objets est la même. Le concept de la fécondité composé avec des symboles féminins et masculins sont développés dans les formes géométriques comme les assiettes rondes, les calices et les verres allongés, ainsi que dans les présentations de produits aphrodisiaques comme des huîtres ouvertes et consommées.

La structure du monde entier est placée par les peintres hollandais sur la table : les quatre éléments sont montrés dans des compositions différentes. Un verre de bière mousseuse évoque la mer, le charbon flamboyant dans un pot en terre cuite est une unité du feu et de la terre, les pipes sont liées à l’air. Dans la nature morte de Pieter Claesz (1636, Musée de l’Ermitage) ces objets simples sont unis dans une atmosphère «monochrome » qui souligne encore plus leur simplicité d’ascète qui devient une valeur importante pour la religion protestante. Dans plusieurs « Natures mortes avec des fruits » de Balthasar Van Der Ast (Musée de l’Ermitage, Musée des Beaux Arts de La Caroline du Nord, Musée Norton Simon, Rijkmuseum, Currier Museum, Musée des Beaux Arts de Belgique, Musée Thyssen-Bornenisza) la même structure mondiale est donnée autrement : les fruits sont le don de la terre, les coquillages sont les fruits de la mer, les fleurs, notamment les tulipes suivent toujours la lumière et la chaleur du feu du soleil, les oiseaux, les papillons et les libellules s’envolent dans l’air. Cette nature morte est un véritable tableau du monde où les fruits purs et intacts sont mélangés avec des fruits consommés par les insectes. Les fleurs toutes fraîches se trouvent à coté de fleurs fanées qui nous font penser que la vie terrestre n’est que temporaire. Cette conception naturelle du monde qui semble rester actuelle pour tous les temps et pour toutes les religions cache un autre sens, ici chaque objet-symbole propose une double lecture liée à la religion chrétienne. A partir de seconde moitié du XVIIe siècle les objets présentés dans les peintures restent les mêmes, mais la lecture symbolique se complique et souvent d’autre messages sont passés en plus de postulats religieux, ainsi dans les oeuvres de Kalf, de Helst, de Terborch le luxe, la brillance d’une nouvelle classe de riches arrivent au premier plan.

L’âge d’or de la peinture hollandaise nous montre que parmi les nombreux artistes peintres comme Hals, Rembrandt, Vermeer, Van Ostade, Van Ruisdael, Claesz, Claesz Heda, Steen, De Hooch, Terborch, Potter font leurs découvertes uniques dans le sujet, dans la composition, dans la technique, dans la lumière ou dans la couleur. Leurs trouvailles dans les moyens d’expression de la peinture fascinent toujours, ils influent sur les peintres européens de la même époque et ils annoncent les recherches des artistes à venir. Le marché de la peinture hollandaise était très productif et en même temps démocratique, faisait que les tableaux étaient appréciés pour leurs qualités et leur prix abordable c’est pourquoi ils ont été vendus partout en Europe, par exemple, dans les foires de peinture, comme celle à Paris dans le quartier de Saint Germain. Les natures mortes et surtout la peinture de genre, ou les objets qui étaient chargés de transmettre plusieurs informations jouent un rôle aussi important que les personnages, les tableaux de « Petits Hollandais », souvent porteurs de valeurs religieuses et d’exemples de vertu, inspirent les peintres aussi bien en Italie qu’en France.

Durant le second quart du XVIIe siècle, les plus beaux représentants du genre en France sont les frères Le Nain et plus précisément Antoine et Louis, dont il est encore difficile de différencier les oeuvres. Comme leurs congénères hollandais Adrien Van Ostade, « maître de la vie de paysans » ou le flamand Adrien Brouwer travaillant au début du siècle en Hollande les Le Nain suivent le principe d’un coloris « monochrome » accentuant la pauvreté de la vie des paysans, qui se réunissent autour d’un repas ascétique composé de pain et de vin évoquant ainsi les symboles eucharistiques qu’ils partagent entre trois générations d’une même famille (« Famille de paysans dans un intérieur » ; « Famille heureuse ou le Retour du baptême » ; « Repas de paysans », 1642, Musée du Louvre ; « Intérieur français », 1645, National Gallery of Art,Washington ou « Paysans dans un intérieur », 1642, Kimpbell Art Museum, Fort Worth). Ces personnages souvent comparés avec les personnages bibliques, sont eux-mêmes des symboles des cinq sens humains et des trois âges- sujets tellement aimés par les hollandais.

Le sud des Pays-Bas restait dans la dépendance de l’Empire des Habsbourg espagnols, tandis que l’influence artistique se fît sentir chez les peintres espagnols. Le genre de « bodegones » dont Vélasquez a été le grand maître nous renvoie aux scènes de la cuisine des néerlandais du début du XVIIe siècle, telles que les oeuvres de Pieter Cornrlisz van Ryck (Scène de cuisine, 1604, Herzog Anton Ulrich Museum, Braunschweig) ou celles d’Adriaen van Nieulandt (Scène de cuisine, 1616, Herzog Anton Ulrich Museum) qui placent une scène biblique en arrière plan et une simple cuisinière au premier plan. Fortement influencé par Caravage les « macho » et « mâchas » de Vélasquez vivent dans une atmosphère qui est plutôt proche des espaces « monochrome » des peintres de Haarlem ; les objets qui constituent les natures mortes ascétiques, ainsi que les personnages humains sont des porteurs d’une forte symbolique didactique religieuse, comme la vieille dame qui avec un geste préventif d’avertissement s’adresse à la jeune fille préparant un repas simple avec quatre poissons, des gousses d’ail et deux oeufs dans le tableau de Vélasquez « Le Christ dans la maison de Marthe et Marie » (1618, National Gallery, Londres). Ce motif des âges est exposé dans les natures mortes hollandaises, par exemple, chez Floris van Dijck (Natures mortes avec les fromages du 1613, Musée Frans Hals à Haarlem et celle du 1615-1620 de Rijksmuseum à Amsterdam) qui peint deux ou trois fromages d’âges différents : jeune, mûr et vieux ; chez Vélasquez se sont les personnages de deux (Vieille Femme faisant cuire des oeufs, 1618, National Gallery of Scotland, Edimbourg), ou trois générations (Déjeuner, 1617, Musée de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg) qui se réunissent autour d’une table.

Curieusement, mais après le déclin du siècle d’or de la peinture hollandaise, certains peintres européens du XVIIIe siècle reviennent vers l’héritage des hollandais. La vie quotidienne, réelle ou imaginaire, réunit sous ce thème unificateur des artistes aussi divers que Watteau, Chardin, Boucher, Greuze, Fragonard, Hogarth. Les objets qui font partie de cette vie jouent toujours un rôle très important, ils sont toujours vus aussi vivants et parfois plus actifs que les personnages animés, tels que les ustensiles ou la raie de Chardin. Le regard empirique a laissé la place à un regard admiratif de la nature et il montre la vie telle qu’elle est avec une légère envie de l’imaginer parfaite comme dans « Les fêtes galantes » de Watteau ou dans son dernier chef d’oeuvre « l’Enseigne de Gersaint » (1820, Château de Charlottenburg, Berlin). Même si la double lecture symbolique n’intéresse plus, l’humour didactique si fréquent au XVIIe siècle chez Brouwer et Steen dans la peinture de genre et chez Potter dans le genre animalier, trouve son prolongement dans la satire moraliste de XVIIIe siècle. Par exemple, chez Hogarth dans les séries « Mariage à la mode » (autour de 1843, National Gallery, Londres), ou « Aux élections » (1854-1855, Sir John Soane’s Museum, Londres), ou chez Chardin « Singe antiquaire » (1826, Musée du Louvre) et « Singe peintre » (1835, Musée des Beaux Arts, Chartres).

Dans les oeuvres de Chardin, il y a quelque chose de plus qu’une simple ressemblance plastique avec les hollandais, Elie Faure exprime très justement ce sentiment, en disant que » toute la splendeur est dans la volupté exclusive de peindre que jamais, Vermeer de Delft à part, sans doute, nul ne posséda à ce degré. C’est avec la même attention qu’il (Chardin) a peint la petite fille appliquée à bien dire le Bénédicité pour avoir plus vite sa soupe, la maman qui va la servir et s’amuse à la regarder, et les harmonies bourgeoises qui les entourent l’une et l’autre, les tabliers, les robes de laine, la raie bleue courant sur la nappe, la soupière, les meubles de chêne verni, l’ombre rôdante et caressante. Il sait que tout cela s’accorde, que la vie des objets dépend de la vie morale des êtres, que la vie morale des êtres reçoit le reflet des objets. Tout ce qui est a droit à son tendre respect. Il est avec Watteau, en France, le seul peintre religieux de ce siècle sans religion. »(2) Watteau et Chardin sont « les peintres religieux » du même degré que van der Ast, Gillis, van Dijck, Claesz, Claesz Heda qui « cachent » dans leurs objets les messages religieux.

Le XIXe siècle est une époque marquée par la redécouverte et la réappréciation des « Petits Hollandais ». La nouvelle culture bourgeoise cultiva les valeurs didactiques de la vie privée et familiale, les marques extérieures de prospérité passaient au second plan, derrière le bonheur domestique entre quatre murs, dans ce qui devenait un lieu de retraite. Des idées bourgeoises comme le zèle, la probité, le sens du devoir, la fidélité, la modestie, furent élevés au rang de principes universels. Cette culture apparut pendant la première moitié du XIXe siècle porte le nom de Biedermeier en Allemagne et en Autriche, où elle touche tous les arts et elle va se propager partout en Europe, cette culture restera fortement présente dans la peinture russe jusqu’aux années 1870. En Allemagne et en Autriche la peinture de genre trouve de nombreuses interprétations : documentaliste chez Menzel, ou romantique chez Waldmüller, mais souvent on y trouve des citations des thèmes traitées chez les « Petits Hollandais », comme les jeunes femmes à la toilette entourées des objets typiques descriptifs : chez Mayer von Bremen dans « La jeune femme mettant les boucles d’oreilles » et « Dans le boudoir » (1870, collection privée) ou « La jeune nounou » devant le berceau (1854, Nationalgalerie, Berlin). Ici les objets donnent un aspect de la description presque romanesque, ils sont utilisés comme les détails littéraires pour « les comédies peintes » par Danhauser (« Der reiche Prasser », 1836, Österreichische Galerie, Vienne), ou chez Spitzweg dans ses « courtes histoires » comiques sur les personnages stéréotypés de l’époque, tels que « le Rat du livre », « le Portraitiste », « le Naturaliste » ou « le Pauvre poète ». Parfois Spitzweg désigne un personnage fortement romantique avec les détails qui ne sont pas nombreux, mais aussi précis que chez les hollandais, tel est le jeune prêtre reconnaissable à son couvre-chef et à son costume noir d’un séminariste ou d’un élève d’un collège jésuite de Bavière qui est le bastion du catholicisme allemand, dans « la Lecture de bréviaire. Le soir. » (1845, Musée du Louvre).

Le personnage humain dans la peinture de genre de l’époque Biedermeier est proche de la vision des peintres hollandais, car ce n’est pas un homme concret, il est présenté en tant qu’un détail parmi les autres, les objets et la nature restent aussi importants que lui. Cela se confirme dans les paysages romantiques de l’époque Biedermeier de Richter ou de Friedrich, où l’homme n’est qu’un petit grain de sable dans la nature toute puissante, cette vision était déjà centrale dans l’oeuvre de Jacob van Ruisdael au XVIIe siècle. La vie des paysans pour la première fois dans l’histoire de l’art a pris une telle importance dans les tableaux de la seconde moitié du XVIe siècle chez les néerlandais Pieter Aertsen et Joachim Beuckelaer qui placent les scènes bibliques en arrière plan dans les marchés et dans les villages néerlandais. Ensuite au XVIIe, ce principe a été repris par Adrian van Ostade qui arrive à remplacer les divinités antiques par les simples paysans hollandais pour créer ses allégories des cinq sens ou des quatre temps. Au XIXe siècle Jean-François Millet en France et Alexey Venetsianov en Russie reviennent à ce sujet en présentant les paysans de façon poétique et idéaliste.

Comme les peintres de Biedermeier certains peintres russes du XIXe siècle comptent parmi les héritiers des « petits hollandais », qui emmènent leur touche nationale contemporaine. Chez Pavel Fedotov l’humour et la tragédie se côtoient dans les histoires qui nous racontent les personnages stéréotypés et les objets, qui se présentent de façon plus symbolique que dans les tableaux des artistes de Biedermeier. Grâce à ces objets on découvre l’histoire d’une jeune veuve croyante et fidèle qui a perdu son époux, officier de l’armée impériale russe (Jeune veuve, 1851, Galerie de Tretiakov, Moscou). L’état de désordre, les bouteilles de vin vides, les restes de nourriture, la guitare avec les cordes déchirées, les objets cassés par terre et un copain ivre dormant sous une table : bienvenue chez un petit fonctionnaire récemment décoré et monté en grade, qui commence sa matinée après une fête bien arrosée, par se refaire une beauté avec l’aide de sa servante (Le frais chevalier ou le matin d’un fonctionnaire décoré par sa première croix, 1846, Galerie de Tretiakov).

Dans les années 60 et 70 l’artiste Vassili Perov se moque de l’hypocrisie de la société de son époque en montrant un « Repas monastique » (1865-76, Musée Russe, Saint-Pétersbourg, Ill. 5) loin d’être ascétique, ou « La procession de Pâques » (1861, Galerie de Tretiakov) dans un village russe dont les habitants ont déjà trop fêtés ce Saint événement. Le congénère de Perov Leonid Solomatkine, l’artiste des pauvres, des paysans, des ivrognes, des petits gens de la rue qui faisait partie de ses personnages en menant une vie de désoeuvré comme son prédécesseur Adrien Brouwer. L’absence de règles académiques dans l’anatomie et dans la composition font que les scènes de Salomatkine sont pleines d’un humour qui n’est pas méchant, mais qui est plutôt touchant par le sentiment de désespoir de ses pauvres héros, dont les bonheurs sont simples, tels sont les paysans de « La procession de Pâques » (1882, Musée National des Beaux Art de Biélorussie, Minsk) et « Les policiers -glorificateurs » (1872, Musée des Beaux Arts d’Oulianovsk, Russie, Ill. 6) qui viennent à l’occasion de la fête dans la maison d’un négociant aisé pour chanter la Gloire du Seigneur et pour obtenir ensuite une rémunération. Son style proche de Brouwer et Ostade où les détails son minimes, mais très parlant ne trouvera pas un équivalent parmi les peintres du quotidien russe du XIXe siècle, qui vont pourtant continuer de décrire les histoires très chargées avec les personnages et les objets stéréotypés, parmi eux : Vassili Poukirev, Fedor Jouravlev, Constantin Savitsky.

L’intérêt pour la vie de tous les jours, dont les objets font partie de façon importante, développe la nature morte qui d’un second genre devient un terrain fertile pour les découvertes majeures dans l’art de la fin du XIXe – début du XXe siècles. Paul Cézanne réinvente la nature morte pour créer les représentations d’objets dans l’espace. Dans ses oeuvres nous retrouvons les doubles et les triples perspectives, les objets présentés dans les dimensions imposées par la composition, car dans ses natures mortes il renonce à la perspective linéaire. Ces expériences ont été déjà annoncées par les natures mortes hollandaises. Dans la nature morte « Cerises et pêches » (1883-1887, County Museum of Art, Los Angeles) le plat de cerises est très incliné vers l’avant, on le regarde d’en haut, ainsi que la partie arrière de la table. L’assiette de pêches et le pichet sont plus légèrement inclinés, mais pas de la même façon que le plat avec les cerises. La partie avant est présentée comme si elle se trouvait au même niveau que le spectateur. Les objets sont en train de glisser de la table qui elle-même semble être inclinée, ce motif venant du Moyen Age est encore fréquent dans les natures mortes néerlandaises du début du XVIIe siècle. Osias Beert dans la Nature morte avec cerises et fraises dans des coupes de porcelaine (1608, Staatliche Museen, Berlin) crée une composition « inclinée » pour pouvoir donner une vision non faussée sur ces objets reproduits de manière très précise, pour pouvoir les observer entièrement avec la précision empirique encore liée à l’esthétique du Moyen Age. Cette oeuvre est traditionnellement chargée de symboles, rattachée au principe de « disguised symbolism » qui approfondit en pensées la vision empirique.(3)

Ce principe du « symbolisme caché » a été reprit par Cézanne sous la forme d’association entre les objets : il place une simple serviette blanche dans le centre au fond de la table, pliée d’une façon particulière pour témoigner encore une fois son admiration pour la montagne Sainte-Victoire avec sa tête blanche et avec les carrières de Bibémus arrondis, de couleur orangée (La Montagne Saint-Victoire, vue de Bibémus, 1898-1900, Baltimore Museum of Art) comme les fruits dans la nature morte du 1879 du Musée de l’Ermitage. Nous retrouvons cette composition pyramidale dans Les Joueurs aux cartes (1890-1892, The Metropolitan Museum of Art) avec le blanc gris dans le centre comme la montagne préférée de Cézanne. Il reprend ce sujet en comprimant la représentation pour aboutir à une composition à deux personnages dont le caractère évoque une nature morte (Les Joueurs aux cartes, 1890-1892, Le Musée d’Orsay), cet effet a été auparavant proposé par Van Gogh dans Les Mangeurs de pommes de terre (1885, Musée Van Gogh, Amsterdam). Dans cette idée, de composer les natures mortes comme des paysages et voir les scènes de genre comme des natures mortes, est la découverte de la matérialité ou de la vision du monde « à la nature morte » que Cézanne a établi dans la peinture du XXe siècle et qui a été revue ensuite par Matisse et Picasso.

Pendant tout leur parcours artistique, les deux maîtres s’intéressent au genre de la nature morte, ils voient les objets en tant que source d’inspiration pour tous les autres genres. Le principe de présenter « le monde sur une table » se retrouve chez les deux artistes. Dans les années 1900, Picasso crée une série de personnages comme l’Amatrice d’absinthe (1901, Musée de l’Ermitage), l’Arlequin et sa copine (1901, Musée Pouchkine, Moscou) qui partagent une table avec les verres et les bouteilles, comme s’ils étaient les créations du même univers. Cela amène Picasso à présenter la femme comme si elle avait la même structure qu’un objet, telles sont : la Fermière (1908) et la Dame à la mandoline (1909) du Musée de l’Ermitage ou la Reine Isabeau (1908) et la Dame à l’éventail (1909) du Musée Pouchkine. Picasso voit l’homme composé des mêmes atomes qu’un objet dans les Portraits de Kahnweiler (1910, the Art Institut of Chicago) et de Vollard (1910, Musée Pouchkine) ou dans l’Homme à la clarinette (1911, Museo Thyssen-Bornemisza). L’imitation d’objet dans la représentation humaine produit ce phénomène symbolique basé sur le principe d’association qui peut agir dans le sens inverse et présenter l’objet qui évoque un personnage humain. Cela notamment se réalise dans une nature morte « dédicace » de Picasso, lié probablement à une personnalité proche de l’artiste et aux évènements qu’ils étaient en train vivre. Il s’agit de la Nature morte avec le cran (Musée de l’Ermitage) peinte en automne du 1907, dans la période où l’écrivain Alfred Jarry meure à l’âge de trente quatre ans. L’association de ce tableau « requiem » qui par son sujet symbolique de la vanité évoque la vie et la mort du jeune écrivain est d’autant plus forte dans le choix d’objets présentés dans le tableau et les jeux de mots qui correspondent à ces objets : une jarre peinte à côté du cran, symbole de la mort qui renvoie au nom de Jarry décédé. L’idée d’attribuer à un objet la même puissance informative qu’à un mot, va conduire Picasso plus tard à réaliser ces compositions associatives mélangeant la nature morte matérialisée avec les textures réelles et le mot (la Nature morte à la chaise cannée, printemps 1912, Musée Picasso, Paris ; la Bouteille de Pernod, 1912, Musée de l’Ermitage).

La pratique d’associer une tête de mort en tant que symbole de la « mors absconditus », de la putrescibilité, nous la retrouvons dans le portrait de Jean Carondelet, doyen de l’Église de Besançon et Conseiller de Charles V exécuté par Jan Gossaert en 1517 ( Diptyque de Carondelet, Musée du Louvre) qui réalise sur la face arrière du volet un cran, dont la mâchoire inférieure déboîtée a été poussée de côté en signe de décomposition de la personne, au-dessus on voit une citation de Saint Jérôme : « Facile contemnit omnia qui se semper cogitat moriturum » (Celui qui considère toujours la proximité de la mort méprise facilement tout »). Dans la nature morte avec le cran de Picasso qui se présente probablement en tant que portrait commémoratif de Jarry, nous trouvons les mêmes symboles traditionnels de la vanité que la pipe posée sur un livre comme dans l’Autoportrait avec symboles de vanité de David Bailly (1651, Stedelijk Museum De Lakenhal, Leiden) et une oeuvre d’art à côté d’une palette avec les pinceaux comme dans la Grande Nature morte de vanité de Pieter Boel (1663, Musée des Beaux Arts, Lille).

Olessia Koudriavtseva
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2) Elie Faure, Histoire de l’art, Art Moderne, IV, vol. 2, Paris, Gallimard, 1988, p.226-227.

3) Erwin Panofsky. Early Netherlandish Painting. Its Origins and Character. Cambridge/Mass., 1953, vol. 1, p.131.

mis en ligne le 06/09/2008
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