Dossier Liu Ming

Liu Ming, une école du regard
par Jean-Luc Chalumeau


Liu Ming, Chinois né en 1957 à Nankin où il a été formé, a semble-t-il complètement échappé à l’influence de la tradition picturale de son pays, ce qui est exceptionnel dans sa génération (mais est devenu la norme pour ses compatriotes nés dans les années 70 et 80 dont certains obtiennent le succès que l’on sait sur la scène internationale). Liu Ming est un pionnier, dont la démarche a souvent été mal comprise. Apparemment, il se réfère à certains pop américains, au premier rang desquels Warhol et Lichtenstein, mais il pourrait aussi revendiquer une parenté avec les pop français Alain Jacquet et Martial Raysse, et ce n’est sans doute pas par hasard qu’il a choisi de s’installer définitivement en France. Mais de toute façon ce n’est pas un simple artiste pop, même si l’on pourrait s’y laisser prendre. Pour traiter du corps des baigneurs sur la plage de Monte- Carlo, il adopte un pointillisme qui n’a certes rien à voir avec celui de Seurat ou Signac (il ne s’agit ici ni de lumière ni d’atmosphère : Liu Ming n’a que faire des préoccupations du postimpressionnisme), mais rejoint évidemment la facture neutralisante de Lichtenstein et les thèses sur l’« hygiène de la vision » de Raysse. Liu Ming peint aussi des vues urbaines désenchantées : barres H.L.M. avec terrain de sport réglementaire à la base, toujours désert. Voilà pour les apparences.
Or Liu Ming définit sa peinture comme « indirecte », dont la particularité, selon ses termes, s’explique par le fait « qu’il existe nécessairement une distance entre l’artiste et son oeuvre ». Là est en effet l’essentiel de sa démarche : c’est sur cette distance qu’il travaille, et seulement elle. Pas d’émotion visible, donc pas de traces de pinceau (l’idée de « touche » lui est étrangère), mais seulement des points évoquant des pixels pour traiter les corps ou bien de vastes aplats voilés par une pellicule transparente de couleur uniforme pour rendre les paysages urbains.

La peinture de Liu Ming se rapproche ainsi de l’expérience visuelle collective de notre époque : celle fournie par les écrans des postes de télévision et ceux des ordinateurs. Peintre, il milite très sérieusement pour une « peinture non picturale », la seule à ses yeux qui, à la suite des pop historiques et des hyperréalistes, peut relever aujourd’hui le défi de la société postindustrielle, retourner ses armes contre elle, et rendre leur dignité aux « consommateurs » qu’il s’agit d’aider à redevenir des humains. Encore faut-il pour cela que les tableaux recèlent une force particulière.

La peinture « non picturale », loin des afféteries des formules plus ou moins décoratives, n’est pas non plus une anti-peinture : tout le monde voit que cela est fort bien peint ! C’est une condition nécessaire pour pouvoir contribuer à « conscientiser » le spectateur, mais non suffisante. Martial Raysse voulait que sa « mademoiselle Ambre Solaire » ait « la sereine évidence des réfrigérateurs de série ». Sans doute l’avait-elle, cette évidence, mais elle fut mal comprise et l’artiste passa à autre chose. Quarante ans plus tard, Liu Ming entend reprendre l’expérience à zéro, et sa manière de rebondir sur la démarche historique des pop de manière profondément originale a fait de lui l’un des chefs de file des Nouveaux pop, révélés depuis 2006 par d’importantes expositions collectives, particulièrement en France et en Corée.

Des commentateurs trop pressés se désolent en croyant comprendre que les Nouveaux pop, et Liu Ming en particulier, forment simplement le constat glacial d’un monde en train de devenir quasi inhabitable : le nôtre, hélas. Mais nous avons dit que ce n’est pas d’abord, ou pas seulement, un constat. S’il s’agissait de nous faire savoir qu’une barre H.L.M., c’est monotone, triste, vraiment désolant à tous égards, il suffisait d’une photographie. Mais il est question d’autre chose : de même que les pop, et après eux les hyperréalistes, se sont emparés de certains des plus détestables facteurs de pollution visuelle de leur temps, préalablement photographiés, pour les introduire dans un monde spécifique qui est celui de l’art, de même Liu Ming prend la barre H.L.M. ou une multitude de baigneurs anonymes pour en faire autre chose. Une autre chose qui échappe aux définitions et surtout, dont nous ne percevons pas tout de suite comment elle est devenue autre.

Résumons-nous : « Quoi de moins gai que l’air du temps ? » semble nous dire Liu Ming en inversant une phrase mélancolique de Gilles Deleuze (Quoi de plus gai…) dont l’artiste Fury, précurseur des Nouveaux pop, avait fait sa devise dès les années 70. Mais nous ne devons pas nous arrêter aux sujets des tableaux du peintre chinois et essayer plutôt de regarder avec attention cette peinture dite par son auteur non picturale sans aucune intention provocatrice. C’est en cherchant à évaluer la distance séparant l’artiste de son sujet et de son oeuvre elle-même que nous nous apercevrons que c’est précisément cela qu’il veut nous montrer (nous « présenter » aurait dit Kant) : une distance qui, bien entendu, est « imprésentable », mais justement, nous savons que l’art au sens kantien consiste à « présenter qu’il y a de l’imprésentable » ! Une peinture « non picturale » ? Sans doute, mais obtenue par des moyens bel et bien picturaux, ce qui fait finalement le paradoxe et l’intérêt exceptionnel de cette démarche exigeante. Nous voici prêts à regarder les H.L.M. et les foules sur les plages avec un nouveau regard, ce qui était le but de l’artiste. La peinture de Liu Ming ne tient aucun discours : elle est une école du regard dont il est urgent de recueillir l’enseignement.

Jean-Luc Chalumeau
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