Les artistes et les expos

Chauffe, Marcel
par Thierry Laurent

Fond régional d’art contemporain
Languedoc Roussillon.
Tanguy Viel
Emmanuel Latreille
Daniel Dezeuse
Bernard Marcad”
Chauffe Marcel, allez chauffe, chauffe encore. De qui parle-t-on ? D’un coureur cycliste ? D’un chauffeur de limousine? Chauffe, chauffe encore ! Du boxeur ? Boxeur à l’échauffement, de lui, du grand Marcel, car il n’y a qu’un seul Marcel, lequel est-ce? Cerdan bien sûr, qui s’échauffe avant de monter sur le ring ? Mais non, devinez, le grand Marcel, le vrai, le seul, c’est Proust! Proust à l’échauffement avant d’entamer la Recherche. Mais non! Comment? Il y aurait un troisième Marcel? Qui alors ? Duchamp bien sûr. Mais on le connaît par coeur, ce gars- là. Marcel version Duchamp, la cause est entendue depuis belle lurette. L’art comme abandon du "faire " de l’artiste ! Vu! L’art comme choix de "ready-made", pelle, porte-bouteille ou urinoir ! Vu! L’art comme mise en scène, comme spectacle, au sein du musée! Vu! L’art comme faisant intervenir le seul regardeur: merci, on la connaît la formule " Ce sont les regardeurs qui font les tableaux " ! L’art comme abandon de tout jugement esthétique, " beauté d’indifférence" précise le grand Marcel : le ready-made, pur objet banal, ni beau, ni laid, objet qui ne vaut que par sa présence! bon, ok, on a compris. L’art aussi comme interrogation sur l’art ! Un art pour agrégé de philo en somme. Non franchement, resservir Duchamp après tant d’expositions, de considérations, d’études savantes, de monographies pompeuses, voilà qui peut sembler rébarbatif. Rien de potentiellement inédit dans une exposition dont le thème est " l’imitation de Marcel Duchamp", selon la formule employée par le commissaire d’exposition, Emmanuel Latreille.

Mais il y a le titre de l’exposition. "Chauffe, Marcel" ! Et avec un titre pareil, on se dit que le commissaire d’exposition est peut-être un marrant, qu’il a effectivement des idées, qu’il est plein d’enthousiasme et qu’il a quelque chose de nouveau à présenter. Un risque à prendre. Alors on y va. Direction Montpellier.

Et c’est la bonne surprise : l’exposition est à l’image du titre, inattendue, ironique, et chaleureuse. Voilà que Duchamp, par delà sa haute stature, nous apparaît comme une formidable machine à vapeur, une locomotive qui tourne à plein régime et entraîne derrière elle une multitudes d’autres locomotives. Car Duchamp, c’est d’abord un catalyseur d’énergie (l’énergie, ça chauffe, on le sait !) insufflée en continu à une foultitude d’artistes qui ne cessent de bénéficier de son formidable impact.
L’exposition se répartit en plusieurs sites, Montpellier donc, la vieille ville, ses ruelles étroites, Sète, le port, les étangs, mais aussi Ales, Villeneuve- lesAvignon. Pas de lieu sacralisé, fini le musée imposant, mais une multiplicité d’endroits, église, salle de réunion, cour de lycée, salle de FRAC. L’art est partout. et le spectateur est marcheur, avant d’être regardeur. C’est ça la force de Marcel, il nous fait marcher. C’est par les pieds qu’on découvre Duchamp. Une oeuvre d’art ne saurait être autonome, elle appartient à un circuit, un itinéraire, elle coexiste avec ses consoeurs, elle est une étape dans un parcours: plus rien de sacré donc, terminé l’oeuvre sur son piédestal. Seulement voilà. Une oeuvre qui provoque comme un petit choc désagréable. Une oeuvre qui nargue le spectateur par son incongruité. Dans le dispositif duchampien, une " oeuvre", un readymade donc, est un incident de parcours, quelque chose qui nous fait trébucher, qui nous dérange, quelque chose qu’on ne voit pas forcément, mais qui nous fait un croc-en-jambe. On se retourne, et on dit, mais c’est quoi ce truc là, qui n’a l’air de rien, mais qui a bien failli me faire me casser la figure. D’abord, on lui en veut au ready-made. Et puis on est bien forcé de le regarder, lui, le responsable de notre patatras mental. On s’interroge. C’est quoi ce machin banal qui nous nous fait un pied- de-nez ? Pourquoi ce truc aussi terre-à-terre a réussi à me faire décrocher? Et voilà que l’objet nous apparaît soudain autre que ce que nous voyons sans trop y prêter d’attention. Le réel se dévoile. Oui, le réel. Le réel de l’objet. Car ce que nous ne savons pas, et que Duchamp a compris, c’est que le réel est d’abord une fiction, disons une vieille dame fardée, en représentation, sur une scène de théâtre, celle de la vie quotidienne. Cette théâtralité du réel nous aveugle. Le réel se cache derrière luimême. Le truc de Duchamp? Changer le contexte de l’objet pour le faire apparaître dans sa dérangeante et banale réalité. L’objet se démaquille, abandonne toute comédie, il devient réalité et non réalité en représentation. Eh oui, le réel n’échappe pas à cette dualité : réalité et spectacle de sa propre réalité. Cette notion bien connue, " alethéia ", celle de " dévoilement" selon Heidegger est au centre de toute démarche "esthétique ". La vocation de l’art ? Ni le beau, ni l’émotion visuelle, encore moins la représentation, mais d’abord montrer le réel, montrer l’objet dépourvu du voile qui le cache, ce voile qui est mise en spectacle. Van Gogh serait selon Heidegger l’artiste qui aurait le mieux excellé dans cet exercice de dévoilement du réel avec sa fameuse paire de souliers qu’il parvient à montrer dans leur pure vérité. Ils sont bien vrais ces souliers de paysans, des souliers authentiques, plus vrais que nature, en cuir épais et salis, faits pour résister aux durs labeurs des champs, des souliers qui se révèlent dans leur essence, en leur matérialité, leur " solidité ", leur " résistance " au travail de la terre. Des souliers vrais, et non des souliers imités, des souliers mensonges. N’empêche. Heidegger n’a pas cité le bon artiste. C’est Duchamp qu’il fallait évoquer. L’artiste qui a compris ce rôle de l’art comme dévoilement de vérité, c’est bien Duchamp. Et son instrument, c’est le ready-made, objet tout fait, présenté hors contexte initial, et ainsi " mis à nu" sur son nouveau lieu. La vocation du ready-made est de faire éclore la réalité de l’objet hors de la gangue de son apparence. L’urinoir-ready-made donc, mieux que des souliers peints. L’art est de l’ordre du réel. Un réel défini comme " ouverture" à lui-même, émergence du réel au sein d’un voir trompeur.

De fait, Emmanuel Latreille se plaît à définir la démarche duchampienne comme mise en évidence de cette ambivalence du réel, à la fois présentation et représentation. " L’espace réel, s’interroge-t-il, peut-il être lui même sa propre représentation ? C’est à dire la réalité peut-elle se dédoubler avec elle-même pour exister intrinsèquement (ontologiquement diraient les philosophes) en tant qu’elle même et en tant que représentation d’elle-même… Voilà donc ce qu’a réussi Duchamp: la mise en évidence de la part fictionnelle de la réalité, avec laquelle on est désormais contraint de s’arranger ".

La sélection des oeuvres apporte une démonstration parfaite à cette problématique du " dévoilement", cet aller-retour entre réalité brute et sa représentation oblitératrice. La force des "oeuvres" exposée résulte de leur aptitude à montrer aux spectateurs à quel point le réel et sa représentation fictionnelle coexistent dans une rapport dialectique, l’un ne pouvant se passer de l’autre. Ne pas s’étonner alors que le plupart des oeuvres montrées aient leur côté pile, et leur côté face, leur côté " urinoir " et leur côté " fontaine ", leur réalité et leur épiphanie. Un ready-made est forcément un objet à double tranchant.

Cette oeuvre de Pascale Rive d’abord (IH, 2002). Voici un tracteur copie exacte d’un tracteur réel pris en photographie. Un tracteur tout ce qu’il y a de plus tracteur. Un tracteur banal, sans fioriture, un tracteur pour agriculteur. Une fois le tracteur réalisé, l’artiste l’installe dans son contexte initial, chez un agriculteur. Et prend le tout en photo. Voici donc un faux tracteur dans un vrai environnement de tracteur. L’artiste inverse ici la logique de l’urinoir : non plus un objet réel hors contexte, mais une copie dans le contexte initial de l’objet. " L’oeuvre complète, nous dit Emmanuel Latreille, est donc constituée de la sculpture et de ses mises en situation, et rend compte de ce double mouvement du réel vers la fiction, puis de la fiction vers le réel ".

Ces sculptures aussi (Ghosts, 2004) rassemblées par l’artiste luxembourgeoise Simone Decker, dans une grande salle, des sculptures classiques, celles même qui figurent sur les grandes place de la ville de Luxembourg et de toutes les grandes villes d’Europe en général. Des sculptures dénaturées par l’habitude de les voir, donc de ne plus les regarder, des sculptures qui se cachent à elles-mêmes, des sculptures qui ne sont qu’absence. C’est cette absence que l’artiste veut nous montrer par une opération de dévoilement. Le dispositif? En fait, il s’agit de sculpture enduites d’un liquide fluo, et lorsque les lumière du musée s’éteignent, voilà qu’elles s’illuminent d’une lumière un peu verdâtre. Existentt-elles pour autant ? Non. Les voilà transformées en fantômes d’un rêve évanoui, les voilà confrontées à leur existence qui n’est qu’absence, les voilà en spectres, comme autant de pères d’Hamlet. Toujours cette dualité, ici entre des sculptures absentes dans leur présence diurne et présente dans leur évanescence nocturne.

Les oeuvres de Daniel Dezeuse sont emblématiques aussi de cette volonté de saisir cette essence ambiguë du réel. Témoin cette oeuvre intitulée "Châssis aux clavettes bleues", constituée d’un immense châssis dépourvu de sa toile, et qui semble tenir en apesanteur, une majestueuse aile d’oiseau, si ce n’est qu’on s’aperçoit vite que le châssis est scellé à un établi lui même retenu au sol par un poids compact de vingt kilos, un poids discret, qu’on voit à peine, mais qui est la clé du dispositif. Manière de montrer la réalité de la peinture, de la déconstruire, de révéler la peinture comme illusion. Non, la peinture, ce n’est pas forcément cette grande envolée lyrique des musée, c’est même autre chose que de la peinture, c’est d’abord un mur, un châssis, et si on a l’impression que la toile flotte par enchantement, c’est qu’elle est accrochée par un dispositif tangible, retenue, prisonnière en somme de son lieu. Cette "Porte" aussi, plus vraie que nature et pourtant, fausse en ce sens qu’elle est tronquée par le haut et que la partie inférieure fait office de monochrome encadré.

Duchamp a initié une pratique d’interrogation du réel dans son ambiguïté ontologique : le réel comme présence en représentation. Le vrai ne s’oppose pas au faux, mais à son double. Témoin cette oeuvre fascinante, d’Éric Duyckaerts et Jean-Pierre Khazem, "The Dummy’s Lesson, (2000)", ou "La Leçon de marionnette". Un dispositif complexe qui repose sur le principe d’une personnage étrange, grandeur nature, qui apprend à dessiner à son double, un double sous forme de marionnette que le personnage manipule à souhait. Autre oeuvre duale, cette toile de Pifarreti (Sans titre, 1991)où se juxtapose avec un délicieux humour enfantin deux motifs identiques de la tête à toto, en réserve blanche sur peinture verte. Cette oeuvre aussi de Bertrand Lavier (La Boca sur Zanker, 2005) qui pose un canapé en forme de lèvres sensuelles sur un congélateur qui réfrigère aussitôt l’érotisme induit, manière aussi d’interroger, à la suite de Brancusi, le rôle respectif du socle et de la sculpture qu’elle supporte. Autre oeuvre qui joue de sa présence duale, celle de Simon Starling, qui confronte, d’une part une chaise de réunion de Charles Eames utilisant le métal d’une bicyclette Marin Sausalito, et d’autre part une bicyclette Marin Sausalito refaite avec le métal d’une chaise en aluminium Charles Eames. Mise en évidence du sens abstrait de l’oeuvre comme indépendante de tout matériau? Ici l’artiste joue avec les inversions pour jeter le trouble identitaire. Cette oeuvre aussi de Partrick Saytour, qui montre douze rouleaux de sangle industrielle déployées dans l’espace selon six mises en formes différentes, combinées en deux positions possibles de chacune d’entre elles, horizontale ou verticale, pour montrer que le réel ne saurait échapper à une infinité d’angles de visions et donc à une infinité de doublures, de caches, d’oblitérations. Le réel ici n’existe qu’à travers la multiplicité de ses mises en scène.

La présentation du catalogue est attrayante. Sous forme de journal intime, où l’auteur consigne jour après jour ses impressions et les événements de sa vie quotidienne. Emmanuel Latreille, directeur du FRAC Languedoc-Roussillon, semble content de son sort: il va aux sports d’hivers au mois de février, se passionne de handball, (plus chic que le foot) il est bien sûr à tu et à toi avec les acteurs du monde parisien, en particulier Marc-Olivier Wahler, qui au fil des pages devient Marc-Olivier (Wahler), il téléphone à ses homologues de la foire de Miami pour échanger ses impressions artistiques. Bref, Emmanuel Latreille s’expose lui-même en oeuvre d’art. Un "ready-commissaire général" en somme, qui chauffe, qui chauffe, qui chauffe…


Thierry Laurent
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