Les artistes et les expos

Le noir est mis à Mexico
par Justine Lacoste


Le musée Jose Luis Cuevas se trouve dans le quartier historique de Mexico, à deux pas du Zocalo et de la cathédrale. C’est là, au premier étage, que j’ai visité une exposition très singulière qui a été baptisée Leçons de ténèbres. Elle a été imaginée par Gérard-Georges Lemaire et a été produite par l’Ambassade de France au Mexique. C’est Marc Sagaert, son attaché culturel, qui s’est occupé de la section latino-américaine. En quoi consiste donc cette manifestation au titre si intrigant ? Composée pour l’essentiel d’oeuvres sur papier, elle met en scène la relation particulière que des artistes majeurs de la seconde moitié du XXe siècle ont pu avoir avec la couleur noire.

Dans une première salle, j’ai pu découvrir un beau triptyque de Gianni Buratonni d’inspiration néoclassique, trois collages d’Arthur Aeschbacher réalisés à partie d’affiches anciennes, des compositions figuratives, de Jose Luis Cuevas reposant sur le contraste entre blanc et noir, des encres abstraites de Bernard Rancillac, exécutées en noir sur noir, des variations de Robert Groborne, des visions stellaires de Vladimir Skoda, quatre armes blanches sur fond noir de Daniel Dezeuze, deux superbes extrapolations noires de l’artiste colombien David Mansour, quatre gouaches étonnantes d’Albert Bitran et une composition spatiale de Lucio Fontana. La seconde salle est consacrée à l’art d’aujourd’hui. J’ai commencé par les paysages au lavis noir gris et blanc d’Oliver de Champris, puis je me suis arrêtée devant les fusains nerveux de Marc Aurelle et les séries de pochoirs d’Ivan Messac. Et me voilà devant des oeuvres monochromes de Massimo Arrighi et de Giampiero Podestà qui présentent à leur surface des dessins géométriques pour le premier, une ondulation sensuelle pour le second.

Entre ces deux Italiens, se trouvent deux fragments de mur en brique intitulés Boîte noire par Etcheverry, un jeune créateur colombien. Au fond, Michel Gérard, un sculpteur français vivant à New York, a imprimé des décors industriels hallucinants dans un espace charbonneux. Des paysages improbables d’Étienne Assénat, au jeu de décomposition de la forme d’un crâne de Robert Blanc, aux expressions vernaculaires utilisant le mot noir représentées par Nathalie du Pasquier (comme « broyer du noir », « être noir », etc.) et au parapluie couvert de figures siamoises de Marisa Lara & Arturo Guerrero, deux artistes mexicains qui ne travaillent que sur ce thème de la gémellité, j’ai pu me faire une certaines idée de la manière d’utiliser le noir pour engendrer des situations plastiques radicales ou ludiques qui dépassent presque toujours les termes du langage plastique de notre temps.

Les dessins qui m’ont le plus frappée sont sans hésitation possible les deux compositions du Mexicain Ruben Maya, qui allient avec force un imaginaire sombre, saturé de rêves angoissants et un sens vertigineux de l’expression dramatique. J’ai ensuite pénétré dans une plus petite salle où a été accrochée une toile abstraite d’Armando Morales.
Là, j’ai été littéralement saisie par le tableau de Beatriz Zamora : il s’agit d’une prodigieuse accumulation de différents matériaux calcinés. En face de cette création si prégnante, une impressionnante série de dessins abstraits de Luce Delhove, un treillis de lignes noires et grises sur un fond blanc qui décline le jeu de la lumière au sein de cette trame dominée par le noir. Me voici dans la dernière salle : ici les six artistes présents ont travaillé à partir de la fiction de Patrizia Runfola, Leçons de ténèbres (Editions de la Différence, 2002).
De cet ouvrage mélancolique et placé à l’enseigne de la maladie et de la mort, six artistes ont donné leur interprétation plastique : Solange Galazzo a produit une série de lavis en noir et blanc qui mettent l’accent sur l’esprit baroque qui règne dans les pages de l’écrivain ; Sergio Birga, qui a lui aussi concentré son attention sur l’esprit baroque de Prague et sur la sensation d’étouffement naissant de la relation entre les deux soeurs ; Claude Jeanmart, qui a utilisé les ressources de l’ordinateur pour exprimer sept passages du livre ; Anne Gorouben, qui a entrepris un récit onirique au crayon noir des scènes qui l’ont le plus impressionnée.

Pour sa part, Catherine Lopès- Curval s’est ingéniée à figurer l’écrivain, assise, nue, dans un grand fauteuil alors que dans le lointain se découpent des scènes de désastres. Enfin, Nathalie Du Pasquier a raconté à sa manière cette oeuvre romanesque dans une tonalité qui rappelle les dessins de Lewis Carroll pour son Alice au pays des merveilles. Passionnante et enrichissante, cette exposition a puisé sa substance dans le livre de Gérard-Georges Lemaire, Le Noir (Hazan, 2006). Elle m’a fait comprendre qu’une couleur – et une couleur aussi problématique que le noir – a pu échanger ses valeurs symboliques et ses attributions traditionnelles contre de nouvelles et paradoxales fonctions au sein de l’art moderne et, encore plus, à l’heure qu’il est.

Justine Lacoste
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