Bonnes feuilles

Peinture et photographie
par Jean-Luc Chalumeau.

Les éditions Chêne-Hachette publieront en novembre un livre de Jean-Luc Chalumeau qui étudie un certain type de relation entre peinture et photographie à travers les expériences du Pop art, de la Figuration narrative, de l’Hyperréalisme et des Nouveaux pop : PEINTURE ET PHOTOGRAPHIE. Voici, en bonnes feuilles, le texte d’introduction de cet ouvrage.


Une large histoire commence au début des années 50 et se poursuit de nos jours : celle de la naissance et de l’épanouissement d’un nouveau type de relation entre la peinture et la photographie. Cette histoire n’a été que partiellement étudiée jusqu’ici : elle mérite sans doute aujourd’hui une approche globale.

En 1954, Robert Rauschenberg efface symboliquement un dessin de Willem De Kooning (le peintre expressionniste qui « s’exprime ») et commence à inclure des objets bruts dans ses propres tableaux (il y a déjà des tissus et papiers imprimés dans Yoiks en 1953) en attendant de sérigraphier sur toile, à partir de 1962, des photographies prises dans les magazines : Rauschenberg est avant tout un peintre qui « représente ». De même, c’est en 1956 que l’anglais Richard Hamilton compose le célèbre collage de photographies Just what is it that today’s homes so different, so appealing ? Ces deux peintres fondent sans le savoir le pop art, mouvement qui, pour l’essentiel, va représenter, non pas « le réel », mais la représentation du réel par la photographie et divers autres procédés techniques. Observons que c’est en 1953, en France, qu’avaient été publiés simultanément Les Gommes d’Alain Robbe-Grillet et Passage de Milan de Michel Butor : le « Nouveau roman » était né, qui déclencha des débats passionnés. Désormais vont coexister, en France et ailleurs, deux grandes écoles littéraires : le romantisme où l’on s’exprime et le réalisme où l’on représente. Ce réalisme est apparu comme une nouveauté qu’il faut bien entendu relativiser : dans l’ordre littéraire, il y a eu, avant le Nouveau roman et le rendant possible, Proust, Joyce et Faulkner. Dans les arts plastiques, une rupture comparable s’est donc opérée presque en même temps aux Etats-Unis et en Grande Bretagne. Mais là encore, comme en littérature, il convient de relativiser la nouveauté : en 1863, le fondateur de la modernité en peinture, Edouard Manet a, selon toute vraisemblance, utilisé une photographie à l’occasion du Déjeuner sur l’herbe, au moins pour représenter Victorine Meurent, dont Jean Clay nous apprend qu’elle pose alors aussi pour un photographe, nue dans des compositions à caractère licencieux, et que Manet a disposé de l’un de ces clichés : « Manet aurait peint en quelque sorte non Victorine Meurent mais sa photo, non son image, mais sa reproduction…» (1).

Bref : quelle que soit la date choisie pour marquer son début, il y a bien eu crise de la représentation, en littérature comme en peinture, et pour en sortir, il a fallu « boucler le réel dans la répétition pure », selon la formule énoncée par Jean Baudrillard en 1976. Avec le pop art et bientôt l’hyperréalisme, on observe une tendance à déplacer le sens dans une imagerie minutieuse, tendance dont une des manifestations les plus spectaculaires a sans doute été la duplication des portraits photographiques de stars par Andy Warhol sévèrement (et injustement) jugée par Baudrillard : « Ici, non seulement la dimension syntagmatique est abolie, mais aussi la dimension paradigmatique, puisqu’il n’y a plus flexion de formes, ni même réflexion interne, mais simplement contiguïté du même, flexion et réflexion zéro. » (Jean Baudrillard, La réalit? dépasse l’hyperréalisme, in Revue d’esthétique, 10/18, 1976,
p. 141. En exergue de son texte, Baudrillard avait placé une citation symptomatique de Jacques Darriulat : « A l’ère de la reproduction, les dieux se portent mal, et le sacré s’effondre. C’est la déchéance des dieux et l’effondrement des stars. Andy Warhol fut sans doute le premier à le comprendre : ses sérigraphies, où le visage de Marilyn se répète inlassablement, disent l’exaltante et frustrante multiplication de l’idole dans l’imagination, déesse inaccessible vénérée un million de fois, mais en elle-même intouchable, introuvable comme un original perdu ».)

Il est frappant de constater combien, pour Jean Baudrillard, le pop art et l’hyperréalisme obéissent fondamentalement à la même démarche. Trois ans plus tôt, Jean-François Lyotard avait, quant à lui, étroitement associé l’oeuvre de Jacques Monory, un des fondateurs de la Figuration narrative, à l’hyperréalisme, et ce dernier à Andy Warhol, c’està-dire au pop art, tout en notant bien entendu des différences fort importantes (Contribution des tableaux de Jacques Monory… in Figurations, 10/18, 1973). C’est que le Pop art, la Figuration narrative et l’Hyperréalisme ont un point commun essentiel : ils fonctionnent à partir de la photographie, non pas pour mieux représenter « le réel », mais en la prenant en tant qu’objet de la représentation. Ces mouvements ne sont donc pas vraiment réalistes : parce qu’ils « représentent la représentation », ils sont tous trois, comme leurs héritiers à venir (les Nouveaux pop), des m?tar?alismes, selon le terme que nous empruntons à Lyotard.

Les métaréalismes, et surtout l’hyperréalisme, ne doivent pas être compris comme des réactions « contre » le minimalisme, qui occupe le devant de la scène artistique internationale à partir de 1960. Au contraire : nous verrons que l’affirmation de la seule surface par les peintres minimalistes est un des éléments essentiels de la réflexion de plusieurs hyperréalistes, dont Malcolm Morley, un des artistes « historiques » du mouvement, qui a notamment déclaré : « je n’accepte le sujet qu’en tant que dérivé de la surface ». C’est bien en opposition à la représentation « classique » que se définissent les métaréalismes, cette dernière étant transcription, interprétation, commentaire qui ne les intéresse pas. Eux prennent en compte une situation nouvelle, dans laquelle « la réalité n’a pas besoin de signature pour être d’emblée esthétique, c’est-à-dire pour se redoubler en elle-même par anticipation » (Baudrillard).

Cependant, s’il est vrai que la rigueur du minimalisme trouve un écho dans la précision impersonnelle de beaucoup d’artistes pop et hyperréalistes (pas tous), elle est généralement absente des préoccupations des peintres de la Figuration narrative. Le véritable dénominateur commun de toutes les expériences plastiques décrites dans le présent livre est décidément l’usage de la photographie.

Les relations peinture-photographie se sont posées dès la naissance de la seconde : si la première n’est qu’imitation, la photographie est sa concurrente victorieuse. Telle est la proclamation de Marcel Duchamp pour condamner la peinture, lui qui cessa d’être un peintre « au sens professionnel du terme » en 1912 et qui laissa facétieusement, à sa mort en 1968, une oeuvre posthume, Etant donn?s, une scène au réalisme trompeur : un nu (sans doute la Mari?e enfin dévêtue), étendu sur du véritable feuillage dans un paysage panoramique réalisé comme celui d’une vitrine de musée : le vieux fantôme de l’illusionnisme était ainsi réactivé. Rien de nouveau, dès lors, depuis le très vieux mythe des oiseaux de Zeuxis et Parrhasios venant picorer des raisins peints sur un mur ? Evidemment non : la notion de l’art comme imitation de la vie est totalement dépassée depuis l’enlisement de la peinture pompier du XIXe siècle, et si le Musée d’Orsay a cru devoir exhumer d’Edouard Detaille, celui-là même que Malraux croyait à jamais enfoui dans les réserves, c’est pour des raisons sociologiques (de manière à nous dire : « voici ce qu’aimait le public, hélas, vers 1888 ») et non pour des motifs esthétiques.

Il y a aussi le cas du peintre devenant maître ès photographie. On sait que Degas, dont le « réalisme » n’avait rien à voir avec l’imitation, fut un grand photographe, mais en aucun cas il ne se servait de la photographie pour peindre ses tableaux. Il lui arrivait plutôt de demander au modèle de la Femme au tub de prendre plus tard la même pose devant son objectif, de telle sorte que c’était la peinture qui nourrissait la photographie, non le contraire. Cette problématique, fort intéressante par elle-même, ne sera pas la nôtre : c’est à l’emploi de la photographie pour produire en peinture autre chose qu’une imitation du réel que nous nous attacherons. Depuis les reproductions sérigraphiques de photographies par Warhol au début des années 1960 jusqu’aux tableaux de grands formats reproduisant des photographies de barres HLM par Liu Ming quarante-six ans plus tard, il y a une fascinante continuité qui mérite sans doute d’être étudiée.

Il s’agit dans tous les cas de reproductions de reproductions, avec il est vrai des intentions et des résultats extrêmement divers, voire contradictoires. Certaines déclarations de peintres dits hyperréalistes par la critique et le marché apparaissent déconcertantes : Chuck Close ne veut pas être appelé hyper ou photo-réaliste, pas plus que Don Eddy et quelques autres alors que leur travail correspond entièrement aux critères définis par les observateurs faisant autorité, en particulier le marchand et théoricien américain Louis K. Meisel. Même chose pour la Figuration narrative, dont les protagonistes ne sont pas d’accord pour déterminer qui en est et qui n’en est pas.

Quant à l’origine de la photographie, les uns prennent eux-mêmes les clichés qu’ils utilisent (Estes, Klasen…), d’autres découpent des images dans des magazines et des catalogues (Rauschenberg, Malcolm Morley…). Fromanger fait travailler un photographe professionnel, Rancillac achète des épreuves aux agences de presse etc… Les méthodes de collecte de l’image-matrice sont extrêmement variées, mais un fait demeure : absolument tous ces artistes peignent « avec » des photographies.

Remarquons enfin que les métaréalismes reviennent de loin : jusque vers 1960, un art était dit « réaliste » lorsqu’on le jugeait « légèrement idiot, vulgaire, médiocre » (Michel Troche, in OPUS International, n° 44-45, juin 1973), même si on rendait par ailleurs hommage à ses éventuelles « bonnes intentions ». Les Pop, véritables pionniers dans notre affaire, ont bien failli être rangés dans cette catégorie, et il a fallu l’intuition remarquable de la critique Lucy R. Lippard, réussissant à démontrer qu’Andy Warhol appartenait en fait à la plus rigoureuse démarche abstraite pour que le pop art entre de plein pied dans l’histoire des avant-gardes ! L’abstraction constituait encore le dernier mot de la modernité pour les décideurs patentés sur la scène artistique, au moment où Lucy Lippard publiait son livre (Pop art, Thames & Hudson, Londres, 1966). Initiative libératrice : le pop art a eu une influence déterminante sur les artistes de la Figuration narrative et de l’Hyperréalisme, presque tous abstraits à leurs débuts bien que tous plus ou moins dégoûtés par l’académisme abstrait, qu’il soit expressionniste ou géométrique. Pour sortir de l’impasse, les pop ont indiqué une voie, celle de la photographie, dont l’importance aura été absolument décisive dans la fondation d’une nouvelle manière d’aborder la peinture. L’hyperréalisme en a été la manifestation la plus spectaculaire, tout en n’étant finalement qu’une variante importante de la relation peinture-photographie. « Si la photo n’existait plus, il faudrait que je me recycle, d’ailleurs je n’aurais peut-être jamais été cyclé ». Cette phrase à la fois ironique et lucide de Jacques Monory pourrait être reprise par chacun des artistes traités dans le présent ouvrage : elle sera en somme son fil conducteur.

(1) Cit? par Michael Fried, Manet’’’herbe avec des d?veloppements ult?rieurs de l’histoire de la peinture : anachronisme effet contestable, mais n’qu’il faut donner &Mac246; l’’e ‘professionnelle’’ailleurs conventionnel du nu ; elle serait due &Mac246; l’int?gration d’une pratique figurative ext?rieure &Mac246; la peinture. La photo contamine l’image peinte – acc?l?rant ici encore ce que Walter Benjamin nommait le ‘d?clin de l’aura’È. Fried observe qu’e È ; Fried, quant &Mac246; lui, d?fend l’id?e selon laquelle Manet aurait voulu totaliser au contraire la Ç tradition È et refonder les relations qu’entretiennent peinture et spectateur sur de nouvelles bases (ce qu’pour les contemporains de Manet, ?tait que Victorine les regardait, eux, au lieu de regarder ses partenaires).

par Jean-Luc Chalumeau
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