Manifeste

LETTRE AU PHILISTIN
par l’Artiste Moderne Accompli

Nous recevons par courriel ce texte qui circule sur le web. Certains des lecteurs de Verso n’en ont peut-être pas eu connaissance : nous le publions à leur intention, car il nous semble que le peintre anonyme auteur de « l’ultime Ready-made » fait preuve d’une lucidité rare quant à la situation extraordinaire où nous nous trouvons et sur laquelle nous aurons l’occasion de revenir.
Verso


L’ULTIME READY-MADE
œuvre d’art immatérielle, gratuite et anonyme
En trois parties

PREMIÈRE PARTIE:
LE BAISER DU PHILISTIN

Monsieur le Philistin,
Par la présente, j’ai l’honneur de vous demander de subvenir à mes besoins jusqu’à la fin de mes jours. En échange de quoi, je m’engage à ne rien créer, ni produire, que cela soit objet ou concept, ni même à oeuvrer dans le domaine social, encore moins à proposer ma vie en exemple.
Ce faisant, je deviendrai l’Artiste Moderne Accompli, l’aboutissement de cette aventure qui débuta entre vous, Monsieur le Philistin et moi l’Artiste, il y a plus d’un siècle déjà, et dure encore de nos jours. J’admets, après avoir passé tout ce temps à vous fuir, être épuisé. Dans cette course qui m’a semblé, un temps, pouvoir durer indéfiniment, il m’a fallu, pour calmer votre empressement à mon égard, vous abandonner d’abord mon métier que j’avais mis des siècles à acquérir ; me défaire, pour fabriquer vos chromos, de la couleur et de la forme que j’aimais tant ; de l’oeuvre et du talent enfin pour combler vos loisirs. J’ai dû aller jusqu’à m’amputer de toute créativité pour en nourrir les appétits de vos « créatifs ». J’en suis arrivé, pour garder ma liberté à m’auto-mutiler ! Je n’en peux plus. Je suis au bord de la folie.
Je vous demande solennellement de me délivrer de toute obligation de produire, et, ainsi, de révéler enfin le rôle qui fût le mien dans cette affaire. Celui d’incarner pour nos contemporains, la Liberté, la Gratuité, l’Authenticité, autant dire des valeurs qui vous sont à jamais étrangères. En faisant métier de refuser les principes de votre raison utilitaire, j’offrais à tous les gens, déjà soumis aux impératifs de production et de consommation, un espace symbolique où ces valeurs étaient à l’abri de vos convoitises. Car le jour où le roi cessa d’incarner le souverain et d’établir le lien entre haut-delà et ici-bas, ce fut ma tâche, dans une sorte de théologie négative, d’incarner l’Autre, on pouvait me distinguer, en creux, au centre du contrat social lorsque Dieu en fut expulsé.
Cette lutte, entre vous et moi, agissait dans les reins de chaque artiste. Elle seule, savait encore générer le Tragique, en témoigne les chefs d’oeuvres que vous conservez dans vos musées comme autant de trophées de chasse. De Van Gogh à Journiac en passant par Rothko, Klein ou Gasiorowski, tous les véritables artistes ont représenté pour chaque personne en particulier ce combat entre votre raison utilitaire et tout ce qui n’est pas elle (que certains le nomment sacré, transcendant, ou négatif n’importe pas ici). Ils étaient les officiants d’un rite laïc, l’Art, qui actualisait notre viscéral antagonisme, génération après génération.
Pourquoi, alors, prendrait-il fin ?
Je vous l’ai dit, je suis vidé. Depuis trente ans maintenant je ne fais que me survivre. D’ailleurs que le jeune Debord quitte le champ symbolique, notre champ de bataille pourtant bien réel, pour le champ social, sonnait comme un avertissement. Je n’ai pas voulu l’admettre à cette époque mais aujourd’hui où vous en êtes à interpréter mon rôle pour mieux cacher ma défaite, je préfère en finir.
Je vous propose cet accord comme un baroud d’honneur, dans le même mouvement qui me fera incarner l’Artiste Moderne Accompli, celui qui ne vous laissera pas même une trace en pâture, vous m’annihilerez de votre baiser assassin. La boucle est bouclée. Fin de la tragédie.
Veuillez agréer, Monsieur le Philistin, mes plus plates salutations.

DEUXIÈME PARTIE:
«JE SUIS ARTISTE PARCE QUE JE NE SUIS PAS…»

Précisons les rôles.
Le Philistin : Très bien défini par Hannah Arendt dans le texte «la crise de la culture». Il est ce personnage historique du XIX éme siècle qui utilise l’art «comme… une arme… pour parvenir socialement et s’éduquer en sortant des basses régions où l’on supposa le réel situé, jusqu’aux régions évoluées de l’irréel, où l’Esprit et la Beauté étaient, supposait-on, chez eux. Cette fuite loin de la réalité par les moyens de l’art et de la culture est importante, non seulement parce qu’elle donne à la physionomie du Philistin cultivé ou éduqué ses traits les plus caractéristiques mais parce que ce fut probablement le facteur décisif dans la révolte des artistes contre leurs nouveaux patrons». Il s’agit donc de ce personnage historique caractérisé avec lequel les artistes ont eu à faire, cet homme entreprenant et dynamique, pas nécessairement conformiste, qui inventa l’économie politique dont le postulat principal est : à partir d’un homme a–moral, rationnellement soucieux de ses intérêts égoïste, on peut légitimement penser construire une société juste, humaine et bénéfique pour le plus grand nombre.
Le Philistin, dont la figure est mouvante au cours du siècle, (marchand d’art, critique, musée…), représentera pour moi, bien au delà des caractères habituellement associés au philistinisme, la Raison Utilitaire, qui fonde notre société. Cette société, il ne faut pas l’oublier, basée sur le droit et la pénicilline. (voir Alain Caillé : Critique de la Raison Utilitaire).
L’Artiste : La figure de l’artiste peintre qui apparaît clairement, fin du XVIII ème siècle, avec l’académie Royale, en opposition au peintre des corporations, évolua jusqu’à nos jours (la vocation, la bohème, l’artiste maudit, l’avant garde… etc. voir la sociologue Nathalie Heinich « être artiste »). Mais pour le situer paraphrasons Marcel Gauchet parlant du Christ : «L’artiste n’est pas expressif seulement par les oeuvres qu’il a délivrées, il l’est bien plus encore par la place que, de fait, il occupe par rapport à l’organisation du monde en lequel il intervient». (le « désenchantement du Monde » de l’Anthropologue Marcel Gauchet)

Le regardeur : nous mêmes qui naviguons entre le Philistin et L’artiste.

L’ensemble : Le champs symbolique dont «le monde de l’art» est une partie et, où chaque oeuvre est une représentation de ce dialogue conflictuel, datée et signée.
Pierre Francastel dit à propos de Vasari : «les changements profonds de compréhension sont aussi rare dans la vie des sociétés que dans celle des individus. Il faut du temps pour édifier un système, et ce système n’est complet qu’au moment même où il cesse d’être valable, de produire ses dernières conséquences». Voilà pourquoi, la figure abstraite de l’Artiste Moderne Accompli en tant qu’ultime conséquence de l’aventure de l’art moderne permet, en tous cas propose, un regard rétroactif. On me pardonnera ici d’avancer caché derrière les mots de grands esprits mais je n’échappe, je le concède volontiers, à aucun des défauts de l’autodidacte.
Le paradigme de lecture de l’histoire de l’art moderne qu’implique ce modèle opère le même retournement par rapport au paradigme courant que celui de Darwin par rapport au Lamarckisme. Je rappelle que, devant la même collection de phénomènes, tous deux étaient convaincus de l’évolution des espèces, Lamarck pensait que l’évidence était ce qui était fixe, en l’occurrence, l’espèce, et cherchait donc par quel moyen elle pouvait évoluer (c’est la thèse de l’accumulation des caractères acquis) alors que Darwin, et c’est une révolution conceptuelle, partit de l’évidence inverse. Pour lui ce qui était sûr était le changement (il n’y a que des individus qui dérivent naturellement de génération en génération) et restait à comprendre et à démontrer ce qui réduit cette dérive, ce qui fixe la forme au point de faire apparaître comme une évidence le concept abstrait d’espèce. Il découvrit alors le rôle de la sélection naturelle.
Le paradigme officiel du monde de l’art est : l’artiste est un découvreur, un conquérant de la liberté, il permet à l’art, grâce à l’invention de langages nouveaux, d’intégrer des pans entiers de réalités. Le territoire de l’art s’étend… le concept d’art est d’une élasticité formidable… L’Artiste va de l’avant et la société, du grand public au philistin est à la traîne, peine à le suivre.


Le paradigme induit par l’Artiste Moderne Accompli :
L’Artiste vise à camper une position fixe par rapport à la société (ceci en accord avec l’ethnologie). Il représente la négativité, le transcendant, l’au-delà du contrat social utilitaire (que cela soit Dieu, le champ inconnu de l’inconscient, l’avenir radieux, le merveilleux, l’exagéré…) et, c’est bien le mouvement du Philistin vers l’Artiste, mouvement d’assimilation des territoires nouvellement découverts par celui ci qui le contraint, s’il veut garder sa position vis à vis du corps social, à une fuite en avant. Assimilation qui advient non par un conformisme du grand nombre mais au contraire par l’acceptation par une élite. Loin de toute ringardisation du Philistin, on peut dire que cette acceptation anti-conformiste lui est utile à se constituer en tant qu’élite (élite légitimement représentative, je n’en doute pas, des valeurs de notre société). Ce qu’a bien perçu l’Artiste moderne qui est à la fois, dépositaire des valeurs non utilitaires et dépendant du Philistin. C’est ce paradoxe qui est le moteur du modernisme en art. C’est cet intime déchirement, à chaque génération renouvelé, que les artistes vont représenter et dont les oeuvres sont des témoignages.

«Dans « mille plateaux », Deleuze dit de manière très impressionnante que même les animaux qui s’enfuient font certaines conquêtes, que même la fuite, par conséquent, est créatrice d’espaces ; il ajoute que, ce faisant, l’animal s’appuie sur son « milieu intérieur » comme sur des béquilles fragiles ». Peter Sloterdijk.

Le premier parti que l’on peut tirer de ce modèle est de dissiper l’ambiance anxiogène des visites de musée d’art moderne et contemporain. Angoisse due au hiatus entre les oeuvres rencontrées et le discours censé en permettre l’approche. (Médiateur en art contemporain est un métier). Le regardeur, face à une oeuvre de Bram Van Velde par exemple, se verra conseillé d’y apprécier la découverte, à tâtons, d’un langage pictural singulier, la tentative d’exprimer le plus immédiatement possible l’émotion… ou encore la force de la transgression que contient cette toile (la transgression allant de soi, nul besoin de se demander pourquoi elle est nécessaire). L’angoisse est si inconfortable que le regardeur finit par en sortir d’un « le roi est nu, c’est n’importe quoi » auquel répond un « t’y connais rien, c’est pas pour toi ».
Or que dit l’artiste à travers cette oeuvre ?
« Voilà, je ne peux plus m’exprimer par la belle peinture, le Philistin l’a tant aimée qu’il l’utilise pour décorer ses sous-préfectures, ni par les accords de couleurs, il s’en sert pour faire des rideaux et du papier peint, ni par la forme géométrique, il en tire de forts jolis meubles, ni par le dessin dont il « design » ses robots mixers ! Voilà ! voilà ce qu’il me reste, et ce que vous avez sous les yeux est ma tentative d’exister en tant qu’artiste. Et, à ce moment, loin du discours explicatif ad hoc,(auquel j’oppose un contexte explicatif général et non une illusoire immédiateté spontanée) le regardeur peut se laisser envahir par l’émotion, émotion qui tient de la tragédie grecque et du rite sacrificiel. Effectivement le roi est nu, ou pour mieux dire l’artiste se dénude mais cela a un sens. En quoi, malgré cette course vers le vide suis-je encore un artiste ? (la fameuse photo de Mark Rothko méditant en face d’une de ses oeuvres).
Le modèle de l’Artiste Moderne Accompli installe une toile de fond où chaque artiste vient donner, selon sa personnalité, sa représentation ; il donne un langage commun aux regardeurs, un critère évaluatif (pour moi essentiel mais non exclusif) pour l’ensemble de l’art moderne qui, bien qu’étant précis ne hiérarchise pas les oeuvres, les artistes, les écoles. Un tel peut être plus sensible au drame de l’artiste par l’intermédiaire de l’austérité minimaliste, tel autre par le bouillonnement de l’action-painting. Les regardeurs peuvent, en tous cas, en discuter sans se jeter des «réactionnaires fascistes» et des « petit con snobinard» à la gueule. Il est évident que, plus on remonte dans le temps moins ce critère paraît flagrant. Pourtant le passage, pointé par Nathalie Heinich, dès la période impressionniste, du jugement sur les oeuvres à celui sur l’oeuvre entière de l’artiste (la signature), s’inscrit dans cette direction, vers la question : quelle est la place de l’artiste ?

Par le respect de l’authenticité de l’artiste et la place première qu’il accorde aux oeuvres, le modèle de l’Artiste Moderne Accompli ne peut évidemment pas être sorti de la tête d’un critique d’art contemporain qui, pour appuyer sa position de médiateur, a besoin de postuler un relativisme fort, voire absolu, entre chaque artiste, dont il aura la charge d’être le traducteur (traduttore, traditore).
Il faut avoir, soi même, dû se débrouiller avec le sentiment impératif de vouloir être un artiste et l’impossibilité, tout aussi impérative si l’on veut être authentique, d’utiliser des images (au sens large) rendues inaptes à émouvoir par leur utilisation dans le domaine utilitaire (design, mass média, art républicain officiel « Liberté, transgression, subvention ») pour découvrir rétroactivement le drame qui s’est joué dans le champ symbolique, dans le dernier siècle. L’ultime ready-made (on verra de quoi il est constitué exactement à la fin de ce texte), est bien une oeuvre de peintre, (d’ailleurs les premières douleurs ont étés plastiques) ; il donne à voir : son matériau est l’histoire de l’art, les oeuvres, les artistes (qui parlait de post-production ?). Grâce à son éclairage inédit, c’est le banal ou ce qui l’est devenu, ce qu’on croit connaître mais qu’on ne regarde plus, qui est transfiguré, qui retrouve son pouvoir d’émouvoir.

Je ne suis ni historien, ni sociologue, ni philosophe. Je voudrais tout de même sur quelques points tenter de montrer la cohérence de ma vision.
Ainsi à propos des rapports entre l’impressionnisme et la technique, à insister sur le rôle bénéfique de la photographie, de la peinture en tube, des découvertes de Chevreul dans l’invention d’un langage pictural propre à traduire la nouveauté du monde moderne, on perd de vue le fait principal qui est que l’impressionniste tente de fuir ce type d’homme qui invente ces techniques et qui transforme l’art et la culture en capital symbolique ou en valeurs utilitaires, décoratives. Et s’il y parvient momentanément c’est au prix de la perte du métier.
Nicolas Wacker, grand maître de la technique picturale dira d’eux qu’ils en connaissaient moins qu’un peintre en bâtiment de leur époque (jusque là l’artiste peintre s’attachait à raccourcir les temps de séchage tout en se méfiant grandement de l’huile qu’il savait instable. Les impressionnistes vont eux, « ouvrir » ce temps de séchage en n’utilisant que de l’huile au mépris de la stabilité dans le temps de la peinture). Même si on peut replacer cette perte dans un continuum historique comme la suite logique de la revendication de la peinture à un statut d’art « libéral » (en opposition à mécanique), le caractère définitif de cette perte peut être considéré comme le fait inaugural de l’art moderne. Suivra la perte pour l’artiste de tous ses attributs, jusqu’au body-art.

Voilà un autre exemple du renversement d’optique ou renversement de polarité qu’opère le modèle de l’Artiste Moderne Accompli ; Picasso génie créateur par excellence, fécond, innovant… fait entrer « l’art nègre » dans le domaine de l’art. On peut le voir comme un enrichissement, comme un élargissement, mais il me semble plus juste d’insister sur le fait que le principal soucis était de retrouver l’état d’esprit des créateurs de ces masques, la force et la magie dont ils ne sont que des témoins. Là encore c’est une façon de mettre de la distance entre l’artiste et le philistin (distance que, plus tard, le land-art reprendra au sens propre).
Quant au surréalisme qui, lui, étend le domaine de l’art à l’inconscient, j’y vois surtout André Breton qui, en excluant du groupe surréaliste ceux qui se laissaient aller à la trivialité, s’attachait à modeler la figure de l’Artiste, qu’il voulait désincarnée, sorte de médium avec un monde inconnu. «La peste soit de sa faim malencontreuse et de cet absurde bouillon » (le surréalisme et la peinture. A. Breton). Même si, en anticlérical convaincu, il projette ce monde dans l’en deçà plutôt que dans l’au-delà, son Artiste a des allures christiques (comme Van Gogh d’ailleurs qui lui aussi sacrifie son corps pour « être » artiste). Que ce soit Malevitch, Kandinsky ou Mondrian, on peut toujours souligner que la « silhouette » de l’artiste est découpée en négatif. « Je suis artiste parce que je ne suis pas…». La pureté, l’immédiateté, (la mésaventure de Malevitch avec la révolution prolétarienne le montre) était d’abord une u-topie, un lieu où les artistes se sentaient protégés de la trivialité de leur époque. Et c’est avec cet éclairage en « lumière noire » que leurs oeuvres peuvent être non seulement historiquement intéressantes mais aussi, actuelles et émouvantes.


Passons au rôle du discours critique dans cette aventure, là aussi en prenant appui sur les oeuvres. Son rôle est d’assimiler l’oeuvre, d’atténuer le vertige que procure la confrontation à une oeuvre originale, de le combler de mots et de concepts pour glacer l’émotion. Prenons par exemple, l’oeuvre de Gina Pane, le discours critique la dénature à coups d’arguments positivistes tel que «expérimentation », « vise à révéler », « potentialité » laissant entendre qu’à l’image de la science cumulative, l’art est «découverte». Par la souffrance Gina Pane «explorerait l’ultime continent encore inconnu ». On transforme ainsi l’art en un instrument de savoir. (ce que Hannah Arendt dénonçait comme étant la manière typique du Philistin d’utiliser l’art de manière inappropriée ; autant que d’utiliser un tableau pour boucher une fenêtre). Alors que la symbolique de l’oeuvre de Gina Pane, si on veut bien la replacer dans la perspective du dépouillement de l’artiste, n’a plus tant besoin de commentaire. «Un tableau doit pouvoir sortir sans sa bonne» disait Degas. Ce discours, qui arrivait une génération après l’oeuvre au début de l’aventure, y est, dès les années 60, directement incorporé. On peut voir par exemple un critique comme Restany travailler par dessus l’épaule de l’artiste à rendre son oeuvre inopérante. Car que valent ces niaiseries d’époque sur l’art qui entre dans la vie quotidienne pour se laisser prendre par «les tables» ces tableaux pièges de Spoerri. Il suffit pour cela de recevoir l’oeuvre telle qu’elle est, sans même la connotation biblique de la Cène, c’est à dire la trace abandonnée au Philistin de la présence d’artistes dans ce monde (nous revoilà avec la place de l’artiste). Que Spoerri soit apparemment intoxiqué par l’idéologie de son époque au point de parler de ses tableaux dans les termes même du critique ne me gêne pas. C’est justement le propre d’une oeuvre d’art de transcender l’intentionnalité de son auteur «les artistes en tant que médium ne savent pas ce qu’ils font » Marcel Duchamp. Donc, s’il y a bien une avant-garde quelque part, c’est le critique qui est l’avant-garde de la Raison Utilitaire. Aujourd’hui c’est plus simple : le discours critique est directement enseigné au futurs artistes, précédant et pré-formatant leurs esprits. Ces derniers génèrent du discours sous forme d’oeuvre alors que l’Ultime Ready-made est une oeuvre sous forme de discours.

Venons en à ce moment historique nommé la fin des avant-gardes ou début du post-modernisme. Moment qui s’étend sur les décennies 60 et 70. Moment décrit par Alain Caillé comme étant la généralisation et l’euphémisation de l’utilitarisme, moment où une «vision du monde s’est objectivée » dans les termes de Debord. Moment où la Raison Utilitaire triomphante s’empare à l’occasion du tremblement de terre qu’est Mai 68 de ce qui, jusque là, était hors du champ de l’utilitarisme, de ce qui n’était pas modélisé comme un attribut de l’homme rationnellement égoïste postulé par l’économie politique. Celle-ci va tenir compte, maintenant, après ce réajustement de plaques tectoniques, de la sexualité de l’homo oeconomicus : il se devra d’avoir une vie sexuelle épanouie, une identité sexuelle reconnue en droit quittant le domaine privé pour intégrer le domaine social. Elle tiendra compte de son altruisme, rationnellement égoïste : c’est le début de l’industrie humanitaire, de sa curiosité avec l’explosion de l’industrie du tourisme, de son plaisir enfin avec l’avènement de l’industrie des loisirs. Notons au passage que la philosophie esthétique arrive à point nommé pour théoriser « une conduite esthétique » (J.M. Schaeffer) apte à être calée au micron près dans les modèles mathématico-sociologiques des marchands.

Il me semble important ici de parler de Guy Debord et des situationnistes. Remarquons en premier lieu que ceux qui, dans le monde de l’art, aiment tant à citer Debord, maintenant qu’il est mort, ne s’arrêtent qu’au détournement, dérive, situations construites, en fait à toutes ces propositions qui ont servi de passerelles entre les artistes qu’étaient les situs à la fin des années 50 et les agitateurs politiques qu’ils étaient devenus en 67 au moment du scandale de Strasbourg. Ensuite, il faut bien comprendre que «la Société du spectacle» n’est pas une étude sociologique, et qu’une phrase comme «le spectacle comme inversion concrète de la vie est le mouvement autonome du non-vivant » n’a aucun intérêt pour le sociologue. C’était une théorie révolutionnaire et, en tant que telle, n’avait d’autre but que de doter le révolté d’un outil conceptuel. Il faut donc être ou avoir été viscéralement révolté pour en goûter la saveur. Quant à moi, la rencontre avec les situs quand j’étais encore adolescent et bien que la révolution ne fut déjà plus de mode, a littéralement déterminé ma vie d’adulte. Ce qui ne m’empêche pas de la considérer aujourd’hui comme fausse.

« Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation ».
« Le spectacle n’est pas un ensemble d’images mais un rapport social médiatisé par des images ».
« Les images se sont détachées de chaque aspect de la vie dans un cours commun où l’unité de cette vie ne peut être rétablie ».

Ces trois thèses sont les piliers de la théorie de Debord. On y voit que c’est au nom de rapports sociaux directement vécus qu’il s’oppose au monde moderne et qu’il y voit sa spécificité dans la production d’un système d’images.
Or, il n’y a jamais eu et il n’y aura jamais de rapports sociaux directement vécus, ils le sont toujours par l’intermédiaire d’un système symbolique (que Debord, après Marx et Feuerbach, considère comme l’illusion même). Le monde moderne n’est en rien particulier parce qu’il crée un système d’images. Plus encore, les systèmes symboliques ne sont pas que le reflet passif des rapports sociaux mais interagissent avec eux pour produire des réalités nouvelles. C’est à cet endroit que se situe le travail du négatif, dans le décalage entre le champ symbolique et le champ social (paradoxalement 68 auquel les situs ont largement contribué était le dernier ajustement entre ces deux champs pour que le monde moderne deviennent cette tautologie «tout ce qui est bon apparaît, tout ce qui apparaît est bon »). Ainsi, pour exagérer le trait, les fameux théologiens qui disputaient du sexe des anges, alors que les barbares campaient aux portes de la ville, étaient bien, comme les soldats qui la défendaient, en train de façonner la réalité. En modifiant, précisant, structurant le système symbolique chrétien, ils agissaient, même indirectement, sur les futurs rapports sociaux des chrétiens. Ernst Gombrich n’avait donc pas à avoir honte devant ses collègues scientifiques de ces discussions interminables sur la signification de «fountain » de Marcel Duchamp. A nier que le travail du négatif se tient sur un axe vertical dans une stricte contemporanéité entre le champ symbolique, celui de l’artiste (entre autre) et le champ social, Debord est obligé de le situer sur un axe horizontal, dans l’avenir et de la faire s’incarner dans une classe sociale (la classe ouvrière pour Marx, les cadres moyens, pauvres parmi les pauvres, pour Debord). Il est certes plus valorisant d’être l’incarnation de l’Esprit Hégélien que d’accepter de s’être laissé, tout simplement, envahir par des rêves d’épiciers. Car quelle est la spécificité de la société moderne démocratique ? C’est premièrement que le contrat social y est misérablement utilitaire, ceci implique donc une division du travail toujours plus poussée d’une part et d’autre part, l’extension de la sphère sociale au moindre geste de la vie ; deuxièmement, que le système symbolique est, lui aussi, entièrement colonisé par la Raison Utilitaire par l’intermédiaire de tous ses « créatifs » reléguant l’Artiste, dépositaire des valeurs non-utilitaires dans une réserve isolée, loin de tout, nommée « monde de l’art » voire après Mai 68 « le monde merveilleux de l’art » dont le palais de Tokyo est un des parcs à thème les plus réussis.

Il faut placer la scène de l’Artiste, n’ayant plus les moyens de camper sa position, se rendant au Philistin, à ce moment historique. Cette scène a pour but de synthétiser ce qui s’est réellement passé de manière diffuse. Aussi, les artistes après avoir, par habitude, continué de lancer des ismes et néo-ismes à vitesse redoublée, ont pris conscience d’une rupture. Et du registre tragique, sont passés à la comédie douce amère. Ainsi Jeff Koons fait un dernier pied de nez au Philistin en l’obligeant à décorer son loft New-Yorkais d’affreux cockers kitch, Maurizio Cattelan s’amuse à mettre le critique en devoir de discourir sur un cheval empaillé pendu au plafond qui vaut un demi million de dollars, Gonzales-Torres, lui, renvoie avec une dédaigneuse élégance sa victoire au Philistin avec cette oeuvre constituée de bonbons que le regardeur est autorisé à manger. On sait que Hannah Arendt différenciait justement l’oeuvre d’art, du loisir par le fait que ce dernier se consomme. Ce qui est remarquable ensuite, c’est le foisonnement exubérant auquel on assiste. Ceci remettrait-il en jeu la validité de mon modèle ?
Bien au contraire, les artistes, dit post-modernes, se comportent assez typiquement comme de nouveaux retraités : les uns sont saisis par le spleen et vaquent mollement à leurs occupations quotidiennes (laissant au critique la charge d’y introduire du second degré).

Ils font du thé pour les copains Nikrit Tiravanija
Ils font la vaisselle Ben Kinmont
Ils se marient, ils divorcent Alix Lambert
Ils s’angoissent et refont le ménage Christine Hill
Ils regardent les ouvriers travailler Pierre Huygue
Ils font un tour de bagnole Jason Rhoades

Quand d’autres, débarrassés enfin de la tache ingrate de figurer l’Artiste, redoublent de dynamisme, de créativité. Ne s’imposant plus l’interdit d’être utiles ou d’utiliser des chromos, ils se ruent avec boulimie dans l’activité. Le « monde merveilleux de l’art » dégage ce parfum d’enthousiasme un peu vain que l’on retrouve dans les ateliers de peinture du troisième age. Je ne remets pas en cause ici le talent des artistes, ni celui des créatifs d’ailleurs, mais leur rôle, la place qu’il leur est assignée.


La question essentielle, celle que posait Marcel Duchamp avec « Fountain » était : si l’Artiste peut transformer un objet utilitaire en oeuvre d’art, d’où lui vient ce pouvoir ontologique ?
Le Philistin, s’emparant au passage des pertinentes réflexions du philosophe institutionnaliste, passe à coté de la question (c’est bien son style) et répond sur le statut de l’artiste. « Etudier le statut d’artiste n’a pas pour but d’éclairer les oeuvres d’art, mais d’expliquer ce statut » nous dit le sociologue (Heinich), comme si cela avait un sens.
Il y a art, dit-il, quand il y a artiste et il y a artiste quand une jeune personne, après des études adaptées et si elle a du talent, est reconnue par ceux qui, inter-changeant leurs casquettes, sont tout à la fois ses professeurs, ses critiques, ses galeristes, ses acheteurs et qui forment l’institution « the wonderful artworld ». Or la question était quel est ce pouvoir et par quelle grâce l’artiste le détient-il ?
Parce que le corps social en son entier, le souverain de Rousseau, le lui donne, lui fixant ainsi sa place dans le contrat social, celui de se maintenir hors des normes que la société s’impose par ailleurs, celui de garantir par sa seule existence dans le champ symbolique que malgré l’omniprésence de l’utilitarisme ce contrat préserve la possibilité d’une transcendance. Et de ce fait que l’horizon ne se borne pas à manger, boire, dormir, se reproduire. Qu’il y a peut être un sens à tout ça. C’est son rôle, sorte de rois des fous le jour du carnaval où tout est inversé de préserver la société d’un contrat social exclusivement utilitaire (qui risquerai à tout moment de virer à l’utilement totalitaire). Tant que l’Artiste détient ce pouvoir de « transfiguration du banal » comme dit Arthur Danto, tant qu’il subsiste une différence ontologique entre l’objet utile et l’oeuvre d’art, une tension entre la positivité et la transcendance, c’est la figure de l’Homme qui est préservée. Cette figure qui émerge de l’anonymat de l’univers symbolique chrétien ou l’Homme etait voué exclusivement à l’au-delà, en Italie avec Giotto, qui court jusqu’à nos jours et menace de sombrer (si ce n’est déjà fait) dans l’anonymat de l’univers symbolique marchand ou l’Homme est voué exclusivement à l’ici-bas utilitaire : du métier de peintre à la profession d’artiste. Le pouvoir de l’artiste professionnel ou « créatif » comme Raymond Loewy est de changer l’objet laid, utile, en objet beau qui se vend; ce qui est fondamentalement le contraire de celui de l’Artiste. Marcel Duchamp avec le ready-made, Andy Warhol avec les « boites brillo », montrent ce point crucial où il y a transsubstantiation, où se loge la « sacralité de l’art ». La scène de l’Artiste Moderne Accompli représente ce moment où l’Artiste renonçant à son rôle, les Beaux Arts disparaissent, moment au delà duquel on quitte la période humaniste.

«La question cruciale que tu posais était : est ce que mon travail est de même nature que le type d’activités que propose une entreprise de divertissement ? »
« Ton « expédition »
, me semble t’il, a pour but de « libérer » le mode cognitif de ses déterminations « professionnelles »».

Nicolas Bourriaud, lettre à Pierre Huyghe à propos de « l’Expédition scintillante, a musical »
«Si Beaux Arts Magazine crée les Arts Awards c’est pour… célébrer un milieu professionnel constitué d’artistes, bien sûr, mais aussi de conservateurs, de commissaires d’expositions, de directeurs de centres d’art, de galeristes, de collectionneurs et de mécènes qui travaillent à élaborer les futurs chefs d’oeuvres de notre patrimoine ».

éditorial février 2005.

Tout est dit. L’Artiste et le Philistin « travaillent », ils sont tous deux des professionnels qui composent ensemble ce nouveau secteur économique nommé l’art. (Maurizio Cattelan peut faire ce qu’il veut, jamais plus il ne déstabilisera le Philistin). Tout ce qui constitue l’art, (l’objet, l’oeuvre, l’artiste, les relations internes) est devenu le matériau de base d’un secteur économique. Il est donc vain, à l’intérieur même de ce secteur, d’espérer « libérer » l’activité cognitive (la conduite esthétique) de ces détermination « professionnelle » ; vain ,dans ces conditions, d’espérer sauvegarder la différence ontologique entre l’oeuvre d’art et l’objet utile (l’objet décoratif honni par Clément Greenberg où aujourd’hui le divertissement hautement spirituel cher au Philistin). Je tiens ici à bien faire remarquer à tous que nous sommes d’accord, l’artiste, le philistin et moi-même pour considérer cette différence comme cruciale. Il est pourtant faux, blessant et inutile, de dire que l’art contemporain est nul, les artistes n’ont ni plus ni moins de talent hier qu’aujourd’hui, j’insiste, mais ils s’expriment d’un lieu où ils ne peuvent plus assumer la part de négatif qu’impliquait leur rôle.
Au même titre qu’une collectivité d’indiens d’Amazonie va marquer l’exceptionnel d’une fête en consacrant un nombre incalculable d’heures à sa préparation, l’argent a servi, un temps, à marquer la place exceptionnelle de l’oeuvre d’art. Aujourd’hui il n’est plus qu’un investissement comme un autre. Et les prix pharaoniques des oeuvres actuelles sont la conséquence et non la cause de ce glissement de sens. Par l’intégration de l’art, la société utilitaire est devenue parfaitement lisse et pleine, offrant un service ad hoc au moindre de nos désirs, s’offrant le luxe d’un espace où la liberté, l’inutilité, la gratuité peuvent s‘épanouir, grâce à l’artiste, au service de la communauté . Alors que celle-ci justement lui assignait le rôlede la prémunir contre une vision du monde exclusivement opératoire, construite en termes de service, serait-ce celui du bien commun. Et il ne suffit pas d’accoler à cette critique le mot romantisme en y opposant un état de fait pour s’en débarrasser. Reste à nos mômes pour échapper à ce bonheur insoutenable, à risquer leur vie en traversant les autoroutes ou à prendre une arme et à tirer dans le tas (geste surréaliste par excellence selon André Breton).

« Il faut donc établir une distinction entre le parachèvement et la fin. Même si l’ère que nous avons quittée, l’ère métaphysique, a épuisé ses dernières possibilités, et dans cette mesure atteint le stade du parachèvement, le processus de la pensée, de l’action, du vouloir n’est en aucune manière arrivée à son terme ; on ne peut non plus répondre clairement ni par l’affirmative ni par le refus à la question du prolongement de l’événement révolutionnaire. On ne pourrait parler de post histoire que s’il était sûr que la terreur ayant fait partie de l’histoire se trouve derrière nous. Rien n’est moins sûr ». Peter Sloterdijk

Je suis peintre, je le répète, et les mots ne sont pas mon domaine mais la ligne générale de mon propos est assez claire, nul besoin d’aller dans les détails. A ceux qui se l’approprieront de l’étoffer de leur savoir. L’Ultime Ready-made par sa simplicité schématique se veut une borne de ralliement, un point de rencontre abstrait. Il veut replacer au centre du débat de société ce qui pour bon nombre de personnes n’est qu’une querelle de chapelle (nous revoilà avec les fameux théologiens) à savoir la crise de l’art contemporain. Car il est évident que si la « sacralité de l’art » est à jeter aux poubelles de l’histoire, que si l’Homme n’est plus qu’une pure positivité et son art un gaz aux agréables chatoiements critiques, on ne voit pas au nom de quoi on réfléchirait notre emprise technique sur le vivant.


TROISIÈME PARTIE:
L’ULTIME READY-MADE

Voilà pourquoi, tenant compte de tout cela, je me donne, moi-même, seul et anonyme récusant ainsi le pouvoir de l’institution à le faire, la Grâce d’être Artiste, le rôle d’incarner l’Artiste. Ce geste artistique je le nomme l’Ultime Ready-made. Il prend acte du divorce entre la créativité et la négativité (l’énigme ontologique de l’être-au-monde). Il est une alternative au modèle de l’Artiste Moderne Accompli car il préserve grâce à l’anonymat la figure de l’Artiste des convoitises de la Raison Utilitaire. En effet, c’est seulement dans le coeur du dilettante que les valeurs chères à l’Artiste peuvent agir encore, que la « conduite esthétique » théorisée par J.M. Schaeffer prend toute sa vertu. C’est aux gens, qui refuseront de se comporter comme des matériaux supra conducteurs au flux médiatique, d’intérioriser la figure de l’Artiste et son intemporel « égocentrisme » libre, inutile et gratuit pour se construire un espace intérieur (en refusant l’obligation citoyenne de se tenir informé, par exemple ; lire quotidiennement une chronique d’Alexandre Vialatte plutôt que le journal ?) ;ils deviendront ainsi de potentiels interrupteurs au «système de stress synchrone » qui façonne le corps social (au jeu de go, il faut « deux yeux », deux espaces vides intérieurs insécables pour constituer un territoire viable, même entouré de toute part).

Que je sois un fou mégalomane ou un artiste la différence est « infra mince ». « c’est le regardeur qui fait le tableau ». Et bien c’est vous qui ferez de l’Ultime Ready-made une oeuvre ou non, en débattant de sa pertinence, en la faisant circuler sur Internet ,en vous l’appropriant comme une représentation artistique rendant intelligible la période charnière que nous vivons .Ainsi une partie du corps social peut reprendre, symboliquement et publiquement, le pouvoir qu’elle avait délégué à l’institution informelle du monde de l’art .

« Ce qui nous attend, c’est une ère de la construction de machines et de l’expérience approfondie de l’être humain par lui même, face à sa faculté croissante de se refléter dans les machines supérieures et de réfléchir à la différence entre soi-même et ses créatures qui sont les siennes ». Peter Sloterdijk

La catégorie socioprofessionnelle qu’est devenue le « monde merveilleux de l’art » , en tant que cadre implicitement basé sur le déni de la nature conflictuelle du rapport entre l’utilitarisme et l’Art, ne permet en aucun cas l’exploration critique féconde, par les artistes, des nouvelles technologies, qui aurait pu nous aider à nous défendre contre les inévitables effets pervers qu ‘elles engendrent déjà. Sur ce thème, l’Ultime Ready-made est l’anti-Matrix. A l’oeuvre hollywoodienne, très belle (le générique est un chef d’oeuvre du genre), issue d’une haute technologie et s’adressant à un public passif, correspond l’oeuvre constituée du geste ridicule, simple et gratuit, d’un individu isolé demandant la participation active d’autres individus pour exister.

Il m’apparaît ici, à la fin du parcours qu’a été la rédaction de ce texte - parcours qui a débuté avec l’intuition et la création de l’Artiste Moderne Accompli, qui s’est poursuivi par l’exploration de sa logique qui elle, m’a mené à l’Ultime Ready-made - que celui-ci est bien ce qu’il voulait être : un prolongement du Ready-made. Duchamp, en créant une oeuvre à partir d’un objet insignifiant, montrait que la qualité d’oeuvre d’art était indépendante des qualités propres à l’objet ; l’Ultime ready-made veut lui, en accordant la grâce d’être Artiste à un individu anonyme, montrer que la figure de l’Artiste est indépendante des qualités de la personne qui l’incarne, qu’elle ne vaut que par son existence même, par la place que, de fait, elle occupe par rapport à l’organisation du monde en lequel elle intervient. Ne tenir aucun compte du talent de l’artiste est certes un artifice abstrait mais qui montre bien que désormais, à l’heure des arts awards, la condition nécessaire et suffisante pour incarner la figure de l’Artiste est d’en intérioriser la place et le rôle (ce qui n’empêche ni le talent ni la créativité). Il est aussi un écho au « Grand Verre ». Ce qui est une heureuse surprise, pour moi qui ne suis pas spécialement un Duchampien comme on dit un Célinien de certains écrivants qui ont trouvé une niche écologique dans l’oeuvre de LF Céline. Je redécouvre en passant d’encourageantes et rassurantes résonances (le caractère démesurément onaniste de l’auto-proclamation et la « Broyeuse de chocolat » en tout premier lieu). Citons Marcel Proust « même dans les joies artistiques,… le petit sillon que la vue d’une aubépine ou d’une église a creusé en nous, nous trouvons trop difficile de tâcher de l’apercevoir. Mais nous rejouons la symphonie, nous retournons voir l’église jusqu’à ce que – dans cette fuite loin de notre propre vie que nous n’avons pas le courage de regarder, et qui s’appelle l’érudition – nous les connaissions aussi bien, de la même manière, que le plus savant amateur de musique ou d’archéologie. Aussi, combien s’en tiennent là qui n’extraient rien de leurs impressions, vieillissent inutiles et insatisfaits comme des célibataires de l’Art ».

Ce que, à la suite de Hannah Arendt, je nomme le Philistin, Proust le nomme célibataire, Duchamp aussi probablement. Le sujet de « la Mariée mise à nu par ses célibataires, même » est ce rapport conflictuel du Philistin et de l’artiste comme moteur du processus créatif chez chaque artiste, et comme machine infernale qui en un siècle a dépouillé l’Artiste de tous ses attributs jusqu’à en faire apparaître l’essentielle nudité.
Il faut voir dans le « Grand Verre » le schéma prototype mais non exclusif de toutes les oeuvres du XX ème siècle, à savoir la tentative d’expression du système de tension, intime et social, que subit chaque artiste pour incarner l’Artiste. Une sorte de tragique autoportrait.

« Ne comprenez-vous pas que le danger essentiel est d’aboutir à une forme de GOÛT, serait ce même le goût de la broyeuse de chocolat »
« L’Artiste joue dans la société moderne un rôle beaucoup plus important que celui d’un artisan ou d’un bouffon ».
« Aujourd’hui (vers 1920) l’Artiste est un curieux réservoir de valeurs para-spirituelles en opposition absolue avec le FONCTIONALISME quotidien…».
« Je dûs prendre de graves décisions. La plus dure fut de me dire « Marcel, plus de peinture, cherche du travail » et je me mis à la recherche d’un emploi afin d’être à même de peindre pour moi. (…) Je ne voulais pas dépendre de ma peinture pour subsister ».
Marcel DUCHAMP

Rendons au Philistin ce qui appartient au Philistin : le divertissement de l’esprit, et au dilettante ce qui appartenait à l’Artiste : la négativité, la Liberté, l’Authenticité, l’Inutilité, la Gratuité.

«… la situation de la culture européenne peut se lire, entre autres, dans la manière dont on réemploie l’Antiquité… La forme antique dont on a attendu le plus longtemps la répétition a été l’arène, le nouveau stade de sport, le cirque de la compétition… C’est le lieu de culte du fatalisme, redevenu une religion de masses… Les grands stades sont sa forme architecturale, c’est à partir de celle-ci que l’on peut penser, de la manière la plus concluante, la nouvelle civilisation de masse… La société totalement médiatisée constitue un unique grand stade…»
Peter SLOTERDIJK

En un siècle, l’Art s’étant figé en un pharisaïsme, on a pu voir apparaître clairement puis disparaître la figure de l’Artiste. L’Ultime ready-made, au diable la modération, voudrait permettre par analogie de s’en nourrir, d’en cultiver intimement l’esprit rebelle !

Aux catacombes, citoyens !!!!!



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