Verso#27 : les livres de photographie

KLEIN SUPERSTAR, ENFIN !
parJean-François Conti


Paris + Klein ",
Éditions Marval,
exposition Maison Européenne de la Photographie

Un photographe me disait un jour qu’à moins d’être connu du grand public à quarante ans, il valait mieux ne pas essayer d’être connu du tout. Ce photographe fut connu d’un public à quarante ans, il croupit maintenant dans l’oubli. Klein est né en 1928, à New York dans une famille hongroise. Il arrive à Paris en 1948. Est-il connu du Grand Public ? Pas plus que les autres vrais photographes (je ne parle pas d’imposteurs comme Doisneau), mais cette exposition magnifique et le livre, tout aussi extraordinaire, avec publication de photos dans Le Monde, qui devrait en faire un peu plus dans ce domaine plutôt que de nous imposer les pages consternantes de vide et de bêtise du NY Times tous les week-ends, tout ceci va peut-être donner à Klein une gloire qu’il mérite et dont il est probable qu’il se fout totalement par ailleurs.

La sortie par Arte Vidéo d’un coffret DVD, voir l’excellente chronique de mon collègue Boisdehoux dans ce numéro, contenant l’unique " Contacts " qu’il m’a permis de regarder chez lui, concourt à faire de KLEIN l’événement attendu de cette année.

Un mot sur " Contacts ", la phrase à peu près reproduite ci-après de Klein : " Avec une photo prise au 125 de seconde, vitesse très fréquemment utilisée, 125 photos du même photographe, ce qui est déjà une œuvre, représentent UNE SECONDE pendant laquelle l’obturateur a été ouvert. Si ce photographe a 250 photos, nous avons deux secondes. " Tout est dit ici sur " la photographie ", en tout cas celle pratiquée par Klein, dans la rue. Qu’est ce qui fait qu’ " on a une photo " ou, au contraire, qu’ " on n’a pas de photo ", alors que les deux ont été prises à moins d’une seconde d’intervalle, le temps de réarmer, sans changer de position ou en en changeant si peu que … le miracle arrive.

Et Klein fait des miracles, beaucoup de miracles, dans des compositions étonnantes et qui paraissent naturelles. Ses portraits de villes, dont celui de New York, réédité par Marval et dont j’avais eu la joie de présenter la critique dans le premier numéro de VERSO, sont exemplaires. J’écrivais alors : " Si un photographe a, plus que quiconque, dépassé la photographie au point d’être encensé par la grande critique, c’est William Klein. Alain Jouffroy écrivait : “ Klein a cerné, en effet, tous les thèmes traités par la suite dans la perspective du Pop Art, du Nouveau Réalisme et de la Nouvelle Figuration. “ Klein est inclassable, à la fois parce qu’il a été peintre, cinéaste, graphiste ET photographe, et parce qu’en tant que tel, il est impossible de le mettre dans la “ case “ des reporters, des publicitaires, des gens de mode.... Klein est Klein, et Klein fait du Klein. Et on pourrait ajouter : “ souvent imité, jamais égalé “.

Ici, c’est à Paris que Klein s’attaque, peut-être la plus belle grande ville du monde, au point qu’il est difficile d’en faire des images sans tomber dans la carte postale fatale…..

Aurai-je réussi à traduire, dans ces lignes qui précèdent, mon attente avant d’ouvrir, ENFIN, ce livre ! ? Je suis allé le chercher chez l’éditeur, ayant raté le coursier, c’est le jour du vernissage de l’exposition à la M.E.P., 8.000 invitations ont été lancées, ce sera la foule, ce 16 avril.

En refermant ce pavé (250 x 350 mm, 344 pages, 197 photos), je sais que je vais le regarder 100 fois, plus peut-être, avec un étonnement à chaque fois grandi. Klein, à 75 ans, photographie toujours, sans arrêt, en renouvelant à chaque image le genre, son genre, bien à lui, unique et qui le rend inclassable. Son regard sur Paris est étourdissant, c’est LE livre à offrir à quiconque veut comprendre non seulement Paris mais la France. C’est un miroir aux mille facettes de la capitale la plus cosmopolite du monde, la plus riche de couleurs et de sons (on sait que la " world music " se fait, de plus en plus, à Paris), de passé et de futur, d’un présent à la fois délicieux et angoissant, beau et laid, la seule ville du monde où une pyramide de verre trône au centre d’un bâtiment vieux de plusieurs siècles, où se mélangent tous les styles, toutes les vies, toutes les humeurs.

Cet hymne à Paris, c’est Bill Klein qui l’inspire. Bravo, il a évité toute carte postale, il a fait une œuvre magnifique, indispensable.


La photographie et le rêve américain,
1840-1940
Marval

Il est important ici de bien lire le titre de ce livre et la partie " rêve américain ". Avec un tel titre, le défi est à la fois important et, malheureusement, facile. L’écueil de la facilité est évité, grâce à une extraordinaire collection d’images, des premiers daguerréotypes et cyanotypes anonymes jusqu’aux tirages à partir de 8 " x 10 " de gloires comme Steichen.

Le rêve américain est aussi souvent un cauchemar. Le travail des enfants, la violence des bouleversements du paysage, les accidents de train, le parti nazi américain en pleine action, le Ku Klux Klan aussi, et ces drames ont leur place dans le livre qui échappe ainsi à la tentation de la propagande.

La préface d’un certain William Jefferson Clinton, dont l’Histoire retiendra peut-être son goût pour les cigares et autres articles pour fumeurs, donne un certain poids au texte : il est, à n’en pas douter, une incarnation très forte de ce rêve américain. Je ne sais pas quelle (s) image (s) on gardera de lui.


Le Calendrier Pirelli, Anthologie,
Editions Plume

La société Pirelli fabrique d’innombrables produits, mais celui qui est le plus connu est le pneumatique. Et les pneumatiques font partie de l’univers des garages, des camions, des usines. Et quiconque a déjà passé une journée dans une usine ou à l’intérieur d’un garage automobile sait que, partout, il y a des " pin-ups ", ces photos de femmes plus ou moins dévêtues qui, aux Etats-Unis ornent même les calandres des camions.

Ce type d’image, qui révolte, à juste titre, les défenseurs de la dignité du corps et condamnent son l’exploitation du corps féminin dans la publicité, et à qui nous souhaitons bon courage, ce type d’image existe et, probablement, existera toujours.
Il est probable que la quasi-totalité de ces photos ne présente aucun intérêt, même si quelques pin-ups ont comme nom Marilyn Monroe, Ava Gardner, ou autres.

Pirelli, de 1964 à 2001, a eu l’intelligence de commander ses calendriers à de très grands photographes. Faut-il tous les mentionner ? Avedon, Feurer, Giacobetti, Annie Leibovitz (une femme !), Sarah Moon (une autre femme), Bruce Weber, Peter Lindbergh, Mario Testino, Uwe Ommer, Peter Knapp et d’autres encore.

Ce petit (trop peut-être mais il aurait fallu un énorme album) livre est un bijou, tant il montre à la fois de très belles images mais, surtout, une évolution sensible et incontestable, en ces quelques années, de l’image de la femme. En 1964, la femme ne contrôle pas son corps, son destin. Après 1975 (environ), elle est, enfin, maîtresse d’elle-même. Cette révolution, dont on ne dira jamais assez qu’elle est, avec la télévision, la plus importante de l’histoire de l’homme, de l’humanité, a changé tous les comportements et, accessoirement mais il ne faut pas s’en plaindre, au contraire, modifié l’imagerie de la femme.

Cet objet, ce livre, montre enfin que les mécènes sont, comme ils l’ont toujours été, des acteurs importants dans le monde de la création artistique.


August Sander
Analyse de l’Œuvre
Éditions de la Martinière

Ce livre est le 8° volume d’un coffret intitulé " Homme des XX° siècle " qui, à en juger par le communiqué de presse, constitue une somme extraordinaire. August Sander (1876-1964), photographe allemand qu’il est inutile de présenter, avoue avoir conçu un projet impossible : représenter tout le monde, tous les gens. J’utilise le mot " avouer " parce qu’il n’est pas possible, pour un photographe de personnes, de ne pas désirer follement ce pari impossible, un jour. Sander l’a voulu et, dans la mesure des moyens du possible, l’a fait.

Si le coffret est cher (pas vraiment, moins de 30 Euros par livre), le 8° volume, l’Analyse de l’œuvre, est probablement suffisant pour se faire une très précise idée de l’ampleur de ce travail titanesque. Sander avait fait une classification, les paysans par exemple, et dans ce groupe, le jeune paysan, puis l’enfant de paysan et la mère, la famille paysanne, etc., ou un autre groupe, les artistes, ou le Groupe VII, " les derniers des hommes ", avec " Idiots, malades, fous et mourants. "(Sans commentaire !)

On regrettera le flou très peu photographique dans la biographie de Sander sur son activité entre 1933 et 1945. Il ne fut " dérangé " par le nazisme que par l’arrestation de son fils et la destruction, par les bombardements alliés, de négatifs.


El Norte
Photographie et Textes de Patrick Bard
Marval

Un des films les plus marquants que j’aie eu l’occasion de voir portait le même titre. Il s’agissait de l’espoir de deux jeunes, à peine sortis de l’adolescence, de gagner les U.S.A. à partir de leur Guatemala (ou autre dominion américain de la région).
Pourquoi partir, alors que la vie pourrait être belle, alors que les maisons étaient si belles ? Parce que l’effet " tenaille " des U.S.A. était impitoyable : d’un côté, la culture locale du café, pour laquelle chaque cueilleur est payé … rien ! On sait que si un cueilleur de café de la région était payé au tarif des paysans américains, la boîte de café d’une livre (450 g.) coûterait au consommateur américain environ 100$, au lieu de … un ou deux dollars.

L’autre mâchoire de la tenaille est " House and Garden ", l’équivalent local du Elle Déco, par exemple, dont les invendus, qui représentent plus de 60 % des tirages des U.S.A., sont " donnés " à ces pauvres hères qui, soudain, réalisent que des paysans américains possèdent un réfrigérateur, des W.C. bien blancs, des cuisines intégrées pleines d’ appareils électroménagers les plus sophistiqués les uns que les autres.

Comment font-ils pour s’offrir tout ceci ? On en discute, et en discuter, pour les propriétaires de ces plantations, des Américains, bien entendu, voir deux ouvriers qui discutent, c’est le début des revendications, le début de la fin. Alors, il ne reste pas d’autre moyen, pour protéger le consommateur américain, qu’à armer le régime local, pour lequel le mot même de démocratie est inconnu, de l’armer jusqu’aux dents pour réprimer, dans l’œuf, les révoltes potentielles. Exactement comme les Américains firent, chez eux, à coup de canons et de fusils contre les syndicats à la fin du XIX° siècle.

Il ne reste qu’à nos deux jeunes qu’à partir, leurs parents ont été tués, ils voulaient des W.C. tout blancs, comme dans " El Norte ", au Nord, de l’autre côté de la frontière. Et ils partent, et c’est l’horreur des passeurs, les rats dans les égouts, l’arrivée jamais sûre, le drame de la séparation entre le frère et la sœur…

Il ne s’agit pas de ce film ici, mais de photos de la frontière de " la plus grande démocratie du monde " ( ? !) qui a érigé une MUR en son Sud, pour n’importer, oui, je pèse mes mots, importer seulement la main d’œuvre nécessaire quand c’est nécessaire, les renvoyer quand les oranges ou les tomates ont été cueillies, quand une grosse commande industrielle a été terminée. Les services de l’immigration américaine, " la migra " dans le langage des Hispaniques, estiment eux-mêmes entre 30 et 40 MILLIONS le nombre d’individus importés et réexportés par saison, selon les besoins du patronat américain.

Mais il y a ce mur. Et ce livre montre ce mur, renforcé par le cher Clinton si " sympathique " avec l’opération " Gatekeeper " (gardien de la porte), en 1993 en utilisant les tôles de métal récupérées des pistes d’atterrissage de la Guerre du Golfe (rien ne se perd). C’est le mur le plus long entre le pays le plus riche du monde et … le Sud. Ce Sud où les usines américaines, attirées par un peso dévalué avant l’ALENA, font fabriquer tout ce qui sera encore moins cher pour les si bons consommateurs du Nord. C’est le Mur de la Honte, je pense à un autre Mur, pas moins honteux peut-être, mais qui fut un jour démoli.

Ce livre est un cri énorme, magnifique, sans complaisance aucune. Il décrit les Etats-Unis d’Amérique du Nord (pas l’Amérique, parce que l’Argentine, la Bolivie, c’est AUSSI l’Amérique !) comme ils sont, comme ils ont toujours été, ne se battant que, pour sauver leur peau, affichant un cynisme effroyable à chaque fois que c’était possible et, malheureusement, peut-être comme ils seront toujours dans le futur. À moins que, à moins qu’il y ait un jour tellement de Mexicains et d’autres Latinos qui poussent et détruisent ce mur, parce que dans l’Histoire, il n’y a qu’une loi : celle du nombre. Et quand on pense à tous ceux qui nous vantent, ou essaient de nous vendre, ce modèle américain !


Jean Jaurès
Texte de Jean-Noël Jeanneney
Photo Poche Histoire Nathan

En fin de campagne électorale 2002, regarder ces images de la vie (et la mort) de Jean Jaurès semble " remettre les pendules à l’heure ", comme il se dit aujourd’hui. Quelle ferveur, quel enthousiasme (ou haine) pour LA politique alors, pour les hommes qui, l’incarnant, ont perdu la vie. La chanson de Brel, sur son dernier disque, alors qu’il allait mourir lui aussi et le savait : "Pourquoi ont-ils tué Jaurès ", hante pendant qu’on regarde ces images, très ému.


par Jean-François Conti
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