Dossier Antonio Recalcati :

Souvenir des U.S.A. entretien Fromanger-Recalcati


Extrait d'une conversation entre Gérard Fromanger et Antonio Recalcati Ie 15 janvier 2003 à Paris, deux mois avant la guerre en Irak et après la publication du livre " Fromanger” de Serge July dans lequel une erreur avait situé en 1978 au lieu de 1965 la première expérience " américaine” de Recalcati.

GF : J'ai une idée de la politique des États-Unis par rapport à l'Europe, de New York par rapport à Paris, qui est radicale, non pas anti-américaine mais qui constate que les Américains ne nous veulent pas. Ils sont très protectionnistes, très nationalistes et nous n'existons pas. Quand nous exposons à New York, au fond nous exposons à Paris. On a un retour à Paris: ~ Tiens, il a exposé à New York ! Vous-vous rendez compte I " Mais à New York, tout le monde s'en fout. Moi-même j'ai vu les Français, je suppose que toi, tu as vu les Italiens, le Grec a vu les Grecs, le Turc a vu les Turcs ; les Américains, je ne les ai pas vus.

AR : Oui.

GF : En gros. Je n'ai pas d'exemple d'artiste français ou italien de notre génération—je ne parle pas des amis de Bonito Oliva qui ont fait un triomphe avec une toute autre méthode. Je parle de nous, de notre génération, aucun d'entre nous n'a fait le moindre succès à New York.

Alors, très maladroitement je t'ai mis là-dedans, je n'ai pas fait gaffe aux dates. Avec en tête les coups de téléphone que tu me donnais en larmes, depuis New York : " allô ! Gérard, je n'en peux plus, c'est comme à Paris, ils ne veulent pas de nous *, mais c'était en 65, et j'ai cru que c'était en 78.

Donc grosso modo je t'ai mis dans le lot des artistes européens des années 60 qui n'étaient pas acceptés par les Américains et dont les Américains disaient: " On les emmerde ! ", alors que les Sonnabend et Léo Castelli avaient décidés avec Jouffroy de faire un échange — mais dans le cul, oui, eux ils ont été accueillis à Paris, mais nous, rien à faire à New York. À l'époque c'étaient Erro, Lebel, toi Pommereulle etc. — dehors I Je pense que nous sommes tous deux pareils: nous rêvons le réel, toi tu rêves que les Américains l’ont encensé, et moi je ne vois que leur indifférence. Il doit y avoir un truc entre les deux. Après ce préalable : Quelle est ta position sur nos relations avec les Américains ?

AR : J'ai fait trois séjours à New York à des dates différentes. Le premier, justement, en 1965.Je suis resté quatre mois, j'ai préparé une exposition et je l'ai faite. Après cette période, je suis retourné entre 70 et 71, et la troisième fois de 8-0 à 85. Durant ces trois périodes j'ai fait des tableaux, j'ai préparé des expositions, mais c'est uniquement pendant le premier séjour que j'ai réussi à exposer... à la suite d'un article de Michel Ragon dans le New York Times disant que Paris était fini; et en tête de l'article ils avaient reproduit un tableau de moi, exposé en 64 au Salon de Mai, un tableau politique.

GF :Je me le rappelle très bien.

AR : un tableau politique qui était un tableau sur l'Espagne franquiste. J'avais utilisé un tableau de El Greco, La Nuit de El Greco... vu derrière les barreaux de prison, et derrière les fenêtres on voyait des scènes de Guernica. Ce n'était pas une affiche politique, c'était " parler de la réalité avec l'intelligence”... À la suite de cet article un marchand américain vient à Paris et m'invite tout de suite, et cela m'a fasciné. Moi voyageur, je n'avais pas l'idée en 1964 d'aller à New York. Les gens à New York avaient encore des cheveux courts, rasés comme ça, les pantalons un peu trop courts, on voyait les chaussettes, dans les rues la chanson en vogue était Downtown, chanté par Petula Clark... C'était le New York du pain carré, pas des baguettes comme aujourd'hui. C'était un New York du schéma McCarthyste — et quand j'ai fait l'exposition, selon le marchand, avoir quatre lignes dans le New York à une première exposition d'un inconnu surtout européen était un succès. Mais il y avait la guerre au Vietnam, le Pop Art commençait, c'était insoutenable pour moi de rester là, insoutenable parce que cette société n'avait absolument aucune conscience politique, tandis que nous, spécialement en Italie, nous sommes nés avec un sens inné du politique, créé d'abord par le sens de culpabilité du fascisme et de l'holocauste qui n'a jamais été mis en cause et qui n'a jamais eu de procès. Il y a seulement eu une émotion —tout le monde était fasciste avant guerre et tout le monde était communiste après. La culture c'est...

GF : C'est ce qu'on dit à Sienne: " Prima della guerra, tutti fascisti, dopo la guerra, tutti communisti.

AR : Oui par un sens de culpabilité, c'est typiquement catholique, cette repentance... Notre culture européenne, soit italienne soit française, naît aussi dans les contradictions de la réalité de nos pays respectifs vis-à-vis de la guerre, vis-à-vis de l'oppression des autres peuples. C'est indéniable que notre formation et notre culture étaient largement influencées par le marxisme, notre grille de lecture était celle-là. En Italie n'existait pas d'autre culture. Une culture de droite n'a jamais existé. Seulement une culture " mussolinienne”.

GF : On revient, si tu veux bien, on recentre sur l'idée Amérique - Europe, New York - Paris.

AR : Quand j'étais à New York, j'avais cette formation. Et c'est là que la première rupture s'est faite — pas sous l'effet d'un succès ou d'un échec mais sous l'effet de la société américaine. A l'époque totalement indifférente — c'est arrivé dans une discussion pendant un dîner où c'était vraiment pas par provocation, c'était un prétexte pour refuser cette société que j'ai parlé de la guerre au Vietnam et de la totale indifférence de la société à cette époque. Alors je suis rentré à Paris, c'était dans l'année 66, j'ai fait une série de tableaux sur le Vietnam d'après une photo, une chaîne de prisonniers que j'ai exposé au Salon de Mai encore, en 66 : trois mètres par deux, cela s'appelait La Chaîne — c'était une chaîne de prisonniers amenée par des militaires américains.

GF : Je me souviens très bien — ils avaient une corde au cou, je crois —

AR : en bas, il y avait comme une palude vietnamienne, et en haut il y avait le profil de New York, cette chaîne unissait ces deux réalités — ça, c'était mon idée, l'idée que j'avais de la peinture et des tableaux politiques. Ensuite, il y a eu un moment de vide dans ma peinture, je tourne en rond.

GF : Alors tu montres cela à New York ou pas ?

AR : Non. New York n'a pas voulu, il n'a pas voulu de ces tableaux, donc je rentre à Paris. C'est seulement dans les années 70 quand ma peinture tourne en rond comme ma vie. Alors j'ai décidé de repartir à nouveau pour retrouver cette ambiance que j'avais aimé énormément cette sorte de solitude cette ville n'était pas encore la capitale du monde qui dictait la loi au monde de l'art. Les Américains n'avaient pas encore la main sur l'entreprise créative européenne.

GF : Le pouvoir s'était déplacé à New York à ce moment-là

AR : Pas officiellement...

GF : Après 65, après la fameuse Biennale de Venise où Rauschenberg gagne.

AR : En tout cas, Gérard, je reste à New York, j'y travaille mais j'ai aucun moyen d'exposer mes tableaux. Je vois les mêmes marchands, je vois les mêmes personnes que je connaissais et j'étais totalement dépassé, j'étais déjà comme ils appelaient tous les Européens, ils ne voulaient absolument plus de nous.

GF : Donc là tu es d'accord avec le fond de mon idée !

AR : C'est parfaitement comme cela que ça s'est passé. Mais moi j'ai vécu ce timing. J'ai vécu un accueil en 65 et un refus total en 70. Ainsi je rentre vraiment en très mauvais état avec mes tableaux à Paris à nouveau.

GF :
Un tout petit aparté — parce que j'ai cela en tête. Je pense que les Américains — ils l'ont prouvé — ne respectent que les gens qui leur résistent et que quiconque qui va dans leurs bras perd tout, son âme, son intérêt, son avenir, son inspiration, tout. Par contre, celui qui leur résiste peut éventuellement les impressionner voire les Vietnamiens avec lesquels ils ont les meilleurs rapports.

AR : Oui, mais malheureusement ce n'est pas le cas depuis 20 ans de la culture européenne, pas seulement les peintres.

GF : Pour le moment, non, sauf un type comme Bonito Oliva qui est arrivé à passer entre les mailles du filet et il faut voir comment.

AR : Bonito Oliva a fourni les peintres qui ont fait les danseuses de deuxième rôle pour lancer Schnabel et compagne, et après tous ces peintres sont retournés en Italie. J'avoue, c'est une génération qui a été acceptée, j'observe un mouvement où M. Schnabel est devenu le grand protagoniste et après, à 99 %, ils ont quitté New York. Mais le problème c'est que les Américains ont conquis le marché, les marchands, les critiques, les conservateurs des musées européens qui ont appris le goût d'être à la Une. Et pour être à la Une, il faut être avec les Américains. Quand le Musée Pompidou fait Paris - New York, il met dans les dernières générations de peintres parisiens les imitateurs du Pop Art. Il n'expose pas ce que notre peinture a représenté: une enquête sur l'homme et la destinée des hommes.

GF : Le " Pop français” n'a jamais existé. C'est bidon. Il faut se battre contre l'expression " Pop français " qui nous met éventuellement à la traîne des Américains, c'est totalement faux et bête.

AR : Évidemment, parce que ça, c'était un clin d'œil aux Américains: " Vous voyez, nous aussi..."

GF : Voilà, voilà, l'expression " Pop français” fait de nous des lèches-cul ou des petits commerçants, c'est honteux ! Qui nous oblige à être aimés des Américains. Le marché n'est pas notre problème essentiel.

AR : Si le mythe du Pop Art américain, de l'homme américain tel que le Pop Art l'a décrit c'était la Campbell Soup, pour nous c'était la destinée de l'homme, son environnement, et son idéologie. Nous avons des approches diamétralement opposées. À eux de sublimer la société de consommation, nous on sublimait la solitude et la lutte des peuples, la peinture américaine a totalement colonisé l'Europe. De colonisés, ils sont devenus colonisateurs. Bien sûr, ce qui est plus grave, c'est la complicité de tous les directeurs de musées. Quand ils font l'histoire de la peinture des années d'après-guerre, le mouvement de la Nouvelle Figuration, de la Peinture Narrative n'existe pas pour eux, on passe à l'Arte Povera tout de suite...

GF : Et pour nous Français à Support - Surface. Mais cela change ~ un peu en ce moment dans les musées français pour la Figuration Narrative. Les Américains ont la même politique dans les arts que dans la guerre. " Ah, vous ne voulez pas faire la guerre avec nous ! ", alors tout le monde a la trouille, parce que si tu ne fais pas la guerre à l'Irak avec Bush tu te retrouves tout seul, on n'achète plus mon Camembert ni ta Mozzarella. Si jamais les officiels européens disent: " Mais on a des artistes très indépendants " (politiques en plus), ils ont peur de ne plus avoir le billet pour New York, ni l'oreille des conservateurs de musées internationaux. De ne plus être accepté dans les conseils d'administration, de ne plus avoir Madame de Mesnil dans leur manche, je ne sais pas, des trucs comme ca, j'imagine. C'est la même chose.

AR : Il faut appartenir à cette catégorie des happy few...

GF : Il faut être obéissants dans l'Empire.

AR : Ils se sont déculottés pour y être, et tout commence avec cette exposition qui s'appelle " Paris - New York - Paris " où notre génération était représentée par des peintres qui sont des imitateurs du Pop Art. C'est tout. J'ai vécu ce refus, ce changement radical. La révolte culturelle américaine a créé le Pop Art et cette énorme distance qu'il y a entre la peinture européenne et la peinture américaine — la peinture européenne est centrée sur l'homme et son histoire et la peinture américaine est la sublimation de la société américaine. Par-delà la politique, par-delà tout, par-delà la lutte des classes. Il n'y a pas un peintre qui parlait des réalités historiques.

GF : Un petit peu Warhol, il a peint quelques chaises électriques.

AR : Oui, mais ce sont des chaises électriques où on comprend que personne n'a brûlé dessus. Elles sont présentées de telle manière qu'on ne voit pas l'angoisse de ce qu'elles représentent.
Fromanger & Recalcati
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