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Dossier Denis Rivière
La maîtrise de l’oeil, de la main et du désir
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J.-L. C. : Tu n’as rien à envier à Alphonse Allais !

D. R. : En tout cas j’ai toujours cru qu’une certaine dose d’humour ne fait pas de mal à la peinture. En témoignent des tableaux très récents comme celui-ci.

Denis Rivière,série « mon bestiaire » l’arbre à plume qui pleurait des larmes de sang, 2005. 120 x 120 cm. Huile sur toile.J.-L. C. : Nous voyons maintenant en surplomb trois poules à côté d’un téléphone rouge. Vaste fond très travaillé, dominantes rouges et vertes.

D. R. : Le titre est très important, il est signifiant : « Le Bain Turc par Ingres, copie ». De même, ces six limaces autour d’une salade ne peuvent être intitulées autrement que : « Le Déjeuner sur l’Herbe par Édouard Manet, copie». Voilà… J’aime la peinture-peinture, très travaillée, dans le genre de celle de Courbet et je suis sensible à l’importance des idées.

J.-L. C. : Ton amour de la peinture-peinture t’a condamné à un certain isolement.

D. R. : Il ne faut pas parler au passé, ça continue ! Je sais bien que l’on parle depuis quelque temps d’un nouvel intérêt pour la peinture en général, mais crois bien que cela ne concerne pas ma peinture en particulier !

J.-L. C. : Tu viens de me montrer deux pseudo-copies d’Ingres et Manet. Est-ce pour indiquer une relation particulière à ces deux peintres ?

D. R. : Je ne suis évidemment en rien l’épigone ni de l’un ni de l’autre. Faire ce genre de tableau est pour moi une manière de continuer à aimer passionnément la peinture en imaginant avec une certaine dérision des oeuvres de maîtres du passé inscrites dans notre époque. Ce type de recherche plastique peut paraître loin de ce que l’on appelle l’art contemporain, mais cela fait quarante ans que je peins de cette manière, et je n’ai pas l’intention d’en changer. Je crois que la peinture, art visuel, doit être rattachée au monde visible. Ce qui m’intéresse est de proposer un monde apparemment visuel. Le monde de la réalité objective se trouve en décalage avec ma réalité subjective, comme je l’ai dit au début.

J.-L. C. : Cela laisse-t-il entendre qu’un peintre seulement attaché à traduire la réalité objective, Cézanne par exemple, t’intéresse peu ?

Denis Rivière, sans-titre, 2005, 195 x 114 cm. Huile sur toile.D. R. : C’est le moins que l’on puisse dire ! Je suis un anti-cézannien. Cézanne était peintre, certes, mais sa façon de transcrire son univers plastique n’est pas ma tasse de thé. À partir du moment où l’on veut représenter le monde visible, il me semble qu’il y a des obligations à respecter vis-à-vis de lui pour mieux pénétrer ensuite le monde invisible. Quand Cézanne fait des Montagnes Sainte Victoire à la limite de l’abstraction, tout va bien, mais quand il aborde des choses parfaitement identifiées visuellement, il ne sait pas ou ne veut pas faire et il se plante.
Quand on compare devant moi Les Grandes Baigneuses avec Un Dimanche à la Grande Jatte, je suis scandalisé, car Seurat manifeste une parfaite maîtrise technique, un contrôle de la forme et de la couleur sans la moindre faille, ce qui l’autorise à aller jusqu’au bout de son désir. Ce ne semble pas être la problématique de Cézanne, et cela se voit cruellement.
Bonnard n’était pas non plus un maître de la forme, mais il parvenait à conférer une admirable harmonie à son tableau par la couleur : ce n’est pas du tout le cas des Grandes Baigneuses ! Cézanne est incontesté, mais selon moi pas du tout incontestable.

J.-L. C. : Nous avons évoqué quelques noms, mais aucun d’eux n’est, vivant ou mort, ton frère en peinture : serait-ce qu’il n’y en a pas ?

D. R. : On peut dire cela. Je ne vois que quelques cousinages avec les vivants et avec certains romantiques comme David-Friedrich pour les morts. Mais, sans être cousin de Bonnard, j’admire chez lui la peinture à l’état pur. D’une manière générale, j’aime les peintres qui nous font entrer dans la mer de la peinture.

J.-L. C. : Cette expression « mer» appliquée à la peinture signifierait-elle une prédilection pour les grands formats ? Je n’oublie pas que tu as réalisé des plafonds.

D. R. : Le temps des plafonds est fini pour moi. J’en ai fait deux ou trois pour gagner ma vie : la difficulté est que, dans cet exercice, on se rapproche de la décoration, donc on s’éloigne de la peinture. Je devais faire un ciel clair pour le plafond de la salle à manger privée du palais de l’Élysée : on voit mal le président Mitterrand déjeunant sous de lourds et tumultueux nuages d’orage comme j’aime les faire !
Toutes proportions gardées, naturellement, ce fut la même chose pour Goya : on s’ennuie un peu en regardant ses plafonds, et quand on contemple ses toiles on reste confondu par l’impertinence, la maîtrise et la puissance de celles-ci. En revanche, j’ai fait de grandes toiles, deux mètres par six, sur le thème de la mer, qui ont été de véritables expériences d’immersion, exténuantes d’ailleurs au moment de l’exécution. Il y avait un rapport physique à la peinture intéressant, mais le très grand format n’est pas un mode d’expression dont j’aurai pu faire mon métier.

Denis Rivière,série « mon bestiaire » l’arbre à plume qui pleurait des larmes de sang, 2005. 120 x 120 cm. Huile sur toile.J.-L. C. : Tu n’as pas non plus enseigné la peinture.

D. R. : Pendant trois ans, j’ai animé entre autre un atelier de peinture dans une université américaine. C’était objectivement passionnant, mais je n’ai pas la fibre professorale ! Je n’avais qu’une hâte, c’était de retrouver la solitude de mon atelier. J’ai failli avoir l’occasion d’être patron d’un atelier aux Beaux-Arts de Paris mais ça ne s’est pas fait : l’artiste qui a eu le poste avait une expérience de l’enseignement que je n’ai pas, c’est donc fort bien ainsi. Le fait de ne pas être enseignant a été heureux pour moi, car j’ai été totalement libre de mon temps, et j’ai pu beaucoup voyager. Par exemple, j’ai pu réaliser une commande de la Société des Wagons-Lits : peindre les ciels de six endroits du monde, Hong-Kong, Sao-Paulo, Londres, Paris, New York, Sydney. J’ai passé plusieurs mois à aller observer les ciels sur le motif: c’était passionnant.

J.-L. C. : Le thème du ciel aura décidément été très important dans ta carrière. S’il ne devait rester qu’une chose dans ton oeuvre, ce seraient les ciels ?

D. R. : Je pense que oui.

J.-L. C. : Quel conseil donnerais-tu à un jeune peintre débutant aujourd’hui?

D. R. : Je lui dirais que le plus important, pour un peintre, c’est la maîtrise de l’oeil, de la main et du désir. Je lui dirais aussi de se méfier des sirènes de la mode.

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Denis Rivière et Jean-Luc Chalumeau
mis en ligne le 05/06/2006
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