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Dossier Shanta Rao
Entre absorbement et absence : l’œuvre photographique de Shanta Rao
Dossier Shanta Rao _ Entre absorbement et absence : l’œuvre photographique de Shanta Rao par Belinda Cannone
par Belinda Cannone
Absorbement

Dans les séries I et II des Pretenders (terme qu’on pourrait traduire par « ceux qui font semblant de »), les personnages désignent presque tous une absence : absence de l’objet qu’ils touchent, ou des appuis à partir desquels ils déploient le mouvement de leur corps.
Shanta Rao, 19.11.2003, série Terminaisons nerveuses. Tirages numériques 60 x 80 cm.
On y voit donc : une série de personnes, des personnes simples, manifestement pas choisies pour une quelconque raison mais parce qu’elles se trouvaient là et voulaient bien être photographiées (dans la série Pretenders II, il s’agissait du personnel du château où se déroulait l’exposition). La consigne de la photographe était toujours la même : la personne devait choisir un
geste, un sentiment ou un état qui lui était familier et le mimer. On ne devine pas toujours ce que les modèles ont voulu figurer. L’une semble jouer du clavecin en plein air, l’autre s’accrocher à la corde à laquelle il est pendu, un troisième enfourche-t-il son cheval ? Peu nous importe en réalité. Ces photos ne racontent rien, aucune histoire dont elles seraient le démarrage, un fragment ou l’aboutissement. Elles montrent. A peine une personne – si ce mot désigne une singularité. Elles montrent l’absorbement. Thème fréquent dans la peinture du XVIIIe siècle : Chardin peint des personnages livrés à leurs activités, qui n’ont plus conscience du monde qui les entoure. Ici, l’absorbement dans lequel est plongé le modèle ne correspond pas à un oubli du monde extérieur, mais au contraire à une réponse à l’injonction du photographe. Situation paradoxale mais qui dit bien le projet de Shanta Rao : il ne s’agit jamais de faire de la photo un « document », saisi sur le vif ou qui imiterait la vie, mais une œuvre, concertée, calculée, pensée. Nulle trace du monde comme il va – seulement une construction esthétique. La photo conjugue donc une grande facticité (elle ne capte pas un moment de vie réelle), un artifice (l’absorbement sur commande) et une totale sincérité (les personnes – modèles juste pour l’occasion – se concentrent réellement sur un geste familier, un de leurs gestes coutumiers). Le rêve : que la photo se place à la jonction de deux types d’énergie (celles du photographe et du modèle), de deux psychismes. Qu’elle enregistre la forme d’un corps lorsqu’il est tout entier concentré sur (conformé à) une image mentale.
Si j’emprunte à Augustin Berque le concept de « trajection » pour décrire le point où le donné rencontre le regard dans lequel il se construit, si je dis « pas de donné sans regardeur, non plus que de subjectivité absolue du regard : plutôt, le lieu d’une rencontre», alors Shanta Rao illustre cette conception : ses photos sont le résultat, rendu visible par l’artifice de l’art, de l’opération de trajection qui est sans doute la manière réelle dont nous percevons l’existant, à mi-chemin entre le monde et soi. Je n’ai encore rien dit du fond. Souvent pure matière : gris délicieux d’un mur, gris, crème et ocre d’un vieux crépi, vert gruarts meleux d’une haie en muraille, ou construction quasi géométrique de bois de cerfs régulièrement alignés, de bûches empilées avec ordre. Quand un bois de peupliers s’ouvre derrière une tête, l’éclairage a tellement solarisé le personnage qu’on croirait les arbres factices, comme une photo dans la photo. C’est que le fond joue à plein sa fonction de décor : car il y a du théâtre, du théâtral dans ces photos. Mais ici, on improvise. C’est pourquoi il faut aussi parler de l’étrange jeu avec la liberté dont témoignent ces deux séries : lui, le modèle, pose parce qu’on le lui a demandé, il mime parce qu’on l’a invité à le faire, il attend que la photographe ait achevé de tirer son portrait, dans le lieu qu’elle a choisi pour lui, avec l’éclairage (combien savant) qu’elle a réalisé. Mais lui, le modèle, choisit entièrement le rôle figé qu’il interprète. On ne lui demande rien d’autre que d’être lui-même. Et dans cette tension, voici qu’il conserve son opacité, le secret de ses pensées, de ses préoccupations : il ne cherche pas à faire le mystérieux cependant, il accepte de montrer leur forme. Mais elles nous demeurent énigmatiques, comme toujours. Enigme : peut-être est-ce là le mot? Cela se donne et pourtant reste indéchiffrable, c’est posé là devant nous et pourtant nous ne connaissons pas le fin mot de l’histoire, cela s’offre tout en ne livrant pas son chiffre.
Shanta Rao, 08.12.2003, série Terminaisons nerveuses. Tirages numériques 60 x 80 cm.
Absence
Illusion de l’amputée : croire que le membre manquant est toujours là (on l’appelle aussi membre-fantôme). Cette sensation peut être douloureuse. Dans sa plus récente série, Terminaisons nerveuses, qui fait suite au deux premiers Pretenders, Shanta Rao a décidé d’explorer l’absence. Pas de modèle cette fois, elle s’est prise comme sujet de la photo, ou plutôt, se mettant en scène dans la photo, elle a mimé et l’absent (l’homme aimé) et le couple (qu’ils ne forment plus). Pas de narcissisme pourtant dans cette captation / exhibition de soi. Partant de la douleur réelle que provoquait en elle l’être aimé disparu-manquant, elle a mis en scène l’amour. Elle nous dit : « le détachement photographique permet un auto-examen quasi clinique, médical, qui doit néanmoins se traduire en termes esthétiques ». Car il ne s’agit pas ici d’un journal de bord, ni d’une mythologie personnelle. On reconnaît les gestes de l’amour, de la bienvenue, des retrouvailles, les postures de l’étreinte, du plaisir, de la douleur. L’homme est deviné au creux qu’il dessine entre les bras ou les cuisses ouvertes, le couple s’aperçoit dans la courbure du dos de la femme penchée, dans le frémissement de sa chevelure vivement balayée.

Ce que tu fais de mon corps. Ou : comment mon corps t’accueille – t’accueillait.

La photo, rappelait Roland Barthes, provoque une nostalgie particulière liée au sentiment de ce qui fut et n’est plus. La photo dit : cela a été, et nous aspire dans un temps qui n’est plus. A l’inverse, dans les Terminaisons nerveuses, la photo indique un présent dans lequel manque ce qui fut. Le passé est en creux dans le présent.

Comment photographier tout un corps d’homme absent, toute une étreinte ? Jouer sur les rythmes. Multiplier les prises et les mettre en séries. Diptyques, triptyques ou polyptyques sur lesquels une femme en noir laisse la trace de son corps comme un signe pur et changeant, accompagnée par les plinthes et les encadrements de portes qui assurent la continuité visuelle. Shanta Rao dit : « Au-delà du propos à caractère autobiographique de ma dernière série, l’essentiel est d’explorer des formes de langage photographique ; exploration des représentations par le trait de la silhouette, du vide, des ombres, par les couleurs basiques, médicales, car, bien qu’il y ait des éléments narratifs, c’est avant tout une aventure esthétique où, pour la première fois, j’ai décidé de dire Je, et d’entrer moi-même dans la matière/non-matière photographique. »

Matière/non-matière : ce qui intéresse cette photographe, que j’appelle l’absence et qu’elle appelle parfois « dématérialisation », elle en trouve un exemple dans un art qui lui tient à cœur et auquel elle emprunte souvent ses images verbales, la musique. Elle évoque le compositeur Nancarrow qui composait essentiellement pour le piano mécanique. Réalisant ses mélodies à partir de cartes perforées, il faisait surgir la musique de « trous », les notes, la musique, devenant audibles du fait même de la suppression de la matière – du jeu avec l’absence…
Belinda Cannone
mis en ligne le 15/07/2004
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