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Dossier Fabienne Verdier
Refléter le souffle vital
Dossier Fabienne Verdier - Refléter le souffle vital par Jean-Luc Chalumeau
Siu Wei (1529-1593), Rochers, Bananiers et pruniers, encre et couleur légère sur papier (167 x 91 cm) Robert Motherwell, Elegy to the Spanish Republic n°172 (avec sang), 1989-1990, 213,4 x 304,8 cm, en collection particulière. Evènement : "le" Fromanger de Serge July par Jean-Luc Chalumeau
Fabienne Verdier est une artiste exceptionnelle. Par son parcours, par sa personnalité, et évidemment par son œuvre dont les connaisseurs de l'art chinois admirent unanimement le très haut niveau de maîtrise. D'où des textes célébratifs qui ne sont bien sûr pas sans qualités, mais qui risquent, me semble-t-il, de passer à côté de l'essentiel. Fabienne Verdier a consenti d'immenses sacrifices pour être initiée à l'art de la Chine éternelle, et elle y est parvenue. La voici aujourd'hui revenue en Occident, et l'on ne lui fera pas l'affront de considérer ses œuvres récentes comme une improbable " synthèse entre deux traditions picturales " : laissons cette ambition à la cohorte des peintres (souvent coréens) qui croient trouver là un créneau sur le marché. Mais, de toute manière, ce n'est pas en mélangeant Ma Yuan et Pollock que l'on fait de l'art, ni du neuf.

Rappelons seulement que, tout au long de son histoire, qui commence deux ou trois mille ans avant l'ère chrétienne, la peinture chinoise a oscillé entre deux pôles : d'une part, le respect infiniment scrupuleux de la nature aboutissant généralement à divers styles académiques et, d'autre part, la propension à l'individualisme suscitant des formules étonnamment fécondes.
Dans la première catégorie, on citera par exemple Wen Tcheng-ming qui raffina à l'extrême la tradition de l'école Wou au 16e siècle. Je suppose que Fabienne Verdier n'a pas été particulièrement influencée par son " Printemps à Tch'ang-ngan ", une encre sur papier que l'on peut voir au musée national de Taiwan. En revanche, tout se passe comme si elle avait fortement intériorisé le ressort créatif qui anima un Siu Wei (1529-1593), dont la chronique dit qu'il fut ivrogne et peut-être assassin (après tout ni plus ni moins que notre Caravage), mais dont les amateurs de grand art apprécient le formidable effort qu'il fut capable d'accomplir pour s'affranchir du formalisme dans lequel était tombé Wen Tcheng-ming. Il ne me paraît pas absurde de rapprocher les " Tiges et bourgeons " peints par Fabienne Verdier en 2000 (technique mixte sur papier ; encre de Chine, pigments et médium à l'eau, cinabre) des " Rochers, bananiers et pruniers " exécutés à l'encre et couleur légère sur papier par Siu Wei, aujourd'hui au musée de Stokholm. Les deux artistes ont choisi un petit morceau de nature. Tous deux ont utilisé leur technique comme une loupe grossissante, tous deux ont fragmenté leur sujet en quelques éléments de base qu'ils ont tracés avec virtuosité. Mais surtout : Siu Wei refuse d'accomplir une œuvre " affable " (comme on disait chez lui de son temps) et accentue délibérément la nervosité de sa touche. Quant à elle, Fabienne Verdier se contente de nous laisser entrevoir qu'elle peut, si elle le veut, laisser son pinceau faire naître des signes entièrement conformes à la perfection classique. Mais elle ne le veut pas. Elle retient donc son pinceau, elle le contraint à transcender sa fonction de producteur de signe et à laisser échapper, ici ou là, quelque écart au-delà de la trace. De telle sorte que l'un et l'autre peintre, à quatre siècles de distance, gardent vivant le principe énoncé dès le Ve siècle par Sie-ho : " Refléter le souffle vital ".

Ce souffle vital est-il nécessairement hors de la portée d'un artiste resté exclusivement occidental ? Rapprochons maintenant " Jing (l'essence, la quintessence) ", un triptyque également peint en 2000 par Fabienne Verdier, d'une " Elegy to the Spanish Republic " de Robert Motherwell, par exemple la 171 de 1988-1990. Les scansions sublimes de Motherwell lui sont inspirées par un poème de Lorca. Celles de Verdier lui viennent peut-être de la méditation d'un précepte de Gao Qipei qui ne cherchait " rien d'autre que l'absence de traces de pinceau et d'encre ". Il s'agit que puisse passer le souffle vital, en effet, qui me touche avec la même force chez l'américain, chez le Chinois et chez la Française. C'est que chacun, tout simplement, avant d'être américain, chinois ou français, a réussi à atteindre par un cheminement original au meilleur de l'humain.
L'importance, à mes yeux essentielle, de l'œuvre de Fabienne Verdier est là : par le détour assumé de la Chine - son chemin -, elle nous apporte un art à la fois universel et intemporel. Les artistes contemporains dont je peux en dire autant ne sont pas nombreux.
Jean-Luc Chalumeau
mis en ligne le 07/04/2003
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