Dossier Fabienne Verdier
Fabienne Verdier ou la main-esprit


par Jacques Dars

Qui détient la Grande Image peut parcourir le monde
Laozi


Il faudrait idéalement, avant de tenter une approche par les mots, commencer par voir en acte l'écrasement, noir, énorme, tout puissant, l'écrasement en cours sur la feuille immaculée du pinceau géant - don probable de quelque moine chan. Il faudrait appréhender, sentir d'abord le geste créateur, le mouvement de calligraphie à l'état pur, qui dans l'instant engendre et impose la forme inattendue, parfaite, massive et brute, sans remords ni retouche, démesurée et impeccable, d'un immense idéogramme qu'on verrait apparaître d'un coup comme un véritable mastodonte de beauté et de sens !
Car la puissance, l'énergie lovées et maîtrisées, condensées et épurées, puis soudain libérées et projetées, caractérisent de prime abord les œuvres de Fabienne Verdier.

Jaillissement, expression qui se produisent aussi bien au moyen des mots que sans les mots, ou au-delà des mots.
Au moyen des mots : par des idéogrammes qui seront d'admirables réussites esthétiques, dans la grande tradition de la calligraphie, art suprême en Chine, conjuguant le triple bonheur de l'écriture, de la peinture et de la poésie.
Sans les mots : par des paysages, et de préférence par des rocs ou des monts, formes et masses mentalement conçues ou vues puis lâchées subitement en liberté afin qu'elles ne vivent qu'entre elles et dans l'espace, et bousculent, médusent, captivent le regard.
Au-delà des mots : par des signes, lourds d'un sens qui existait dans l'acte originel et dont il s'agit de se déprendre, par-delà le sens actuel reconnu et catalogué d'un usage millénaire (que Fabienne Verdier, phénomène rarissime et quasiment inconcevable, maîtrise comme les plus grands lettrés chinois) pour retrouver le pouvoir premier, fondateur, et faire retour à l'art magique : témérité presque démente quand chaque signe se voit, pour ainsi dire, poussé à ses limites, bousculé, bouté hors de son signifiant, vertigineuse jonglerie et grouillante jungle visant d'abord à dépayser, à égarer, à dissocier nos habitudes mentales en secouant notre torpeur et notre façon de regarder, puis à nous mener par ces méandres à une découverte - et à une émotion.
Car tout semble chez Fabienne Verdier partir de là, dans le droit fil de la tradition chinoise. Cette émotion qu'elle ressent devant le monde et dont elle veut susciter un équivalent dans chaque œuvre, procède, ce n'est pas douteux, d'une humilité totale devant les choses, d'une admiration devant la variété et la richesse du réel : savoir, comme Mi Fu, se prosterner devant un roc !
S'absorber, devenir immobile et silencieux et stupide comme une souche, se faire un cœur minuscule et attentif, réceptif aux plus infimes merveilles, rester à l'écoute de l'univers, et le percevoir certes avec les yeux, mais surtout avec l'âme, tandis qu'en soi, ineffablement, se transmuent les mystères : voilà sans doute un des grands secrets, et l'un des " sentiers de la création ". Mais cette démarche si simple suppose, exige une patience sans bornes, une longue ascèse.
Empoigner la nature à bras-le-corps, comme le sculpteur empoigne la matière, bien sûr, mais avant cela, qu'y a-t-il ? Sans parler d'un retrait des sens, il y a du moins la retraite loin du bruit et de l'agitation, le recueillement - ce n'est pas un hasard si la demeure de Fabienne Verdier est un " ermitage ". Il y a aussi les gammes journalières au pinceau pour que le poignet, la main, se chargent de technique et de savoir, pour qu'ils restent outils aériens, prêts aussi à rester très savants tout en devenant à la demande tout vides. Le quotidien, ce seront donc les jeux et les graves fantaisies de l'encre et de la couleur, les plaisirs de la matière, des papiers, des pinceaux de toutes sortes, des mélanges de tons - variations infiniment diverses et toujours surprenantes.

Les thèmes ? Ceux qu'élisent tous les artistes les occupent, voire les obsèdent pendant de longues périodes, et chez Fabienne Verdier, comme chez tous les peintres chinois, le thème par excellence est la montagne. La montagne est ses enfants : les rocs. Les rocs inépuisablement éloquents dans leur mutisme, lourds de sens et de puissance... et avec cela si bons, si beaux médiateurs de l'inconscient ! Ici viennent imploser les impulsions, les pulsions aussi, les énergies comprimées qui donnent ces tableaux-météorites d'une densité extrême, fondant sur nous, monochromes et isolés. On les dirait fondus, calcinés, érodés, polis par la traversée brûlante des espaces mentaux. Ils viennent choir sous nos yeux, simplement estampillés d'un cachet, minuscule ornement coloré, savamment disposé, économe et parfait. La pesanteur et la grâce...
Ces rocs et ces monts, si " réalistes ", si parlants, si puissants, qu'on dirait peints sur le motif, sont purs produits de l'imaginaire, et là encore nous retrouvons chez Fabienne Verdier la tradition picturale chinoise. Ils sont fruits d'années d'observation scrupuleuse et méditative, de contemplation. Chaque image, parfaite à un moment donné - et chaque fois unique, et seule possible à ce moment là - rend compte au deuxième degré d'une réalité qu'il ne s'agit pas de copier, mais d'appréhender dans son essence. Chaque image de roc se constitue de tous les rocs que l'artiste a pu voir ou rêver. C'est mystérieux, mais c'est ainsi. Le disparate, le Divers cher à Victor Segalen, et toutes les montagnes et tous les paysages contemplés en Chine ou ailleurs, subitement resurgissent, comme cristallisés, sous une forme aussi soudaine que nécessaire. Etrange précipité formel qui en une création intense et imprévisible résume et subsume toutes les expériences antérieures, fond tous les spectacles extérieurs en un seul spectacle de l'esprit.

Quant aux idéogrammes, ils sont lourds et pansus et gravides comme des marmites, ou grouillants comme une nuée de sauterelles, ou violents comme des estafilades, ou proliférants, tentaculaires et envahissants, ou encore rétractés et compacts mais innombrables - de toute façon ils occupent en tous sens, ils saturent l'espace, feuille ou tableau, de leur fourmillement et de leurs turbulences : ils ont tellement à dire et même à ressasser, hordes bardées de sens ou plutôt hérissées de non-sens qui se répandent partout et qui, à notre grand étonnement, partout signent : illisibles !
Rupture des contraintes, abandon momentané à la main très habile qui vagabonde, n'accepte pour un temps que les limites qu'elle s'invente, muse, explore en dévorant le vide, puis soudain ne laisse foisonner que des valences - comme l'on dirait en chimie - dans ces traits qui s'exacerbent et s'exaspèrent pour se porter au-delà d'eux-mêmes, et pour induire un furieux et bouillant méta-langage. Car ici chaque élément idéographique est réel, est une composante en quelque sorte échappée du disctionnaire. Mais l'ensemble, lui, déborde, insurgé - se déborde lui-même ! On a quitté l'idée, l'idée de l'écolier et de l'écriture habituelle, pour le mouvement toujours plus autarcique, les signes ont rompu les amarres, les mots ont pris le large, et, pour reprendre l'expression surréaliste, " les mots font l'amour " ! Et voilà que la bibliothèque est en feu, que l'artiste s'abandonne au caprice - évocateur de la cursive folle et déchaînée d'un Xu Wei - et laisse libre carrière à une gestuelle sans contrainte, à la virtuosité pure d'un pinceau qui s'emballe. Pourtant, qu'on ne s'y trompe pas : la meute est tenue en bride in extremis (voyez comme elle est bien rangée, comme les cohortes s'alignent et s'ordonnent finalement tels des centurions !) et il faut beaucoup de science et de maîtrise pour se permettre, et réussir, de telles symphoniques extravagances.

La main-esprit - car qui saurait dire la frontière entre l'esprit et le geste ? - la main-esprit éduquée avec une si longue patience, dressée et contrôlée, un jour se mue en clef des champs et vous noie dans l'océan des mots. Ou plus exactement des non-mots, des ultra-mots, des anti-mots : créatures ensorcelées, protéiformes, devenues autonomes, qui ne surgissent que pour mieux s'éparpiller, pour en découdre - en, c'est à dire pour découdre le sens, l'habitude, le déjà-vu, le trop vu et pour, vivaces, voraces d'espace, envahir perfidement le champ libre et inventer des formes neuves. L'acquis et la mémoire semblent se lancer en avant pour enfanter du nouveau, du jamais-vu-encore, de nouvelles sinuosités visuelles dont l'artiste est à la fois l'auteur et le médium. Fabienne Verdier, médium à peindre ! aux glyphes aussi indéchiffrables que celles des médiums ou devins chinois, et qui sourdent intarissablement, murmurant ou hurlant, c'est selon... Non sans ironie, peut-être, car ces " textes " boulimiques diffèrent entièrement des sages poèmes ou fragments qui accompagnent traditionnellement les peintures chinoises. S'agirait-il d'exprimer un urgent, indicible, incoercible poème intérieur ? De se révolter contre les conventions des " vrais " poèmes ? Probablement y a-t-il de cela dans cette énigmatique et fiévreuse galopade graphique. Toujours est-il que chacun de ces nouveaux-nés est issu d'une " vraie " matrice, mais dès sa venue au monde est sur-le-champ un dévoyé, brouillant les pistes, défiant toute lecture, s'agençant mystérieusement selon son énergie propre.
Ou bien, dans la réalisation d'un seul idéogramme, un trait unique du pinceau, d'une parfaite venue, s'interpose dans son évidence et sa présence et sa prégnance, magnétise le regard, s'impose en arborant la couleur de l'idée qui l'engendra, et éclate, superbe.
Dans un cas comme dans l'autre, c'est la même lave spirituelle qui s'est solidifiée sans épaisseur et en toute promptitude, sans ajout, sans repentir : il faut laisser filer ce qui commande à la main pour voir, pour découvrir - pour entrer dans l'ailleurs, dans l'autrement. A ce stade moléculaire de l'écriture où affleurent les visions d'un autre ordre, cueilli au vol et transcrit sans retouche ni même sans pensée, l'hésitation ne pardonne pas. La condition de cette captation libre et souveraine, c'est tout simplement que l'artiste jette chaque fois toute son âme dans la balance - comme s'il y allait chaque fois de sa vie même - faute de quoi rien n'est fait ni atteint, rien ne vaut.

Les couleurs enfin, élues dans une palette réduite et savante, avec des accords d'une subtile musicalité - à dire vrai, des splendeurs : voyez ces bleus nocturnes, ces mordorés, ces ocres crépusculaires et soyeuses apparentées aux anciennes peintures chinoises et qui font encore vibrer davantage la gamme fervente des noirs -, les couleurs sont là pour dépayser autant que pour accentuer les contrastes, les chocs, ou bien pour favoriser et comme étayer la contemplation, la méditation. Fabienne Verdier donne à voir ce qu'on ne connaissait que par les tableaux des Song, mais qu'on avait encore jamais vu en Occident. Il faudrait parler ici des matériaux, choisis avec un soin extrême, maniaque ! Ils conditionnent, bien sûr, la réussite du tableau, ils semblent même aussi importants que le poignet ou le pinceau : car dans cet art instantané parce que lentement et longuement mûri, la réalisation est une sorte de foudroiement. Et si tout - matière, main, surtension mentale ou parfaite liberté, ce qui revient au même - si tout n'est pas en harmonie immédiate et totale lorsque part le pinceau, il est trop tard ; on serait tenté de dire : rien ne va plus !
Quels sont les déclencheurs ? Quel étrange amalgame d'extase matérielle et immatérielle, d'angoisse, de visions, de révélations secrètes est le catalyseur de cette œuvre sans équivalent ? Seule l'artiste pourrait nous le dire, car solitude, doutes, questionnements restent dans l'ombre, et nous ne voyons que le beau côté, n'avons que la réponse artistique... Si la Chine et sa civilisation - langue, écriture, patrimoine pictural et calligraphique - furent pour elle un moyen de création, nous percevons que l'essentiel se joue dans la quête toujours renouvelée d'un équilibre fragile entre deux pôles induisant une dynamique : d'une part une sorte de fixité esthétique - fût-elle chiffrée comme elle l'est dans chacun des tableaux de Fabienne Verdier - car il est évident qu'ici, selon le vœu de Char, " toute la place est pour la beauté " ; et d'autre part, à l'opposé, un jeu de forces profondes qui secouent chaque étape de séismes et la ponctuent d'explosions récurrentes. Dans les deux cas, c'est toujours la beauté qui est éperdument recherchée, en tant qu'émotion comblant et, simultanément, voie d'accès à une sérénité - peut-être infiniment hors d'atteinte ? Et si l'on sent confusément une violence, c'est aussi celle d'une implacable exigence, d'une absolue sincérité.

Jacques Dars
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