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Dossier Fabienne Verdier
Vers les récifs de " l'être-temps "
Dossier Fabienne Verdier - Refléter le souffle vital par Jean-Luc Chalumeau
J'avais seize ans lorsque j'ai annoncé à ma famille que je voulais consacrer ma vie à la contemplation de la nature et à la peinture. Mon père m'a alors enfermée dans une pièce en me disant : " on va voir si c'est vraiment la peinture qui t'intéresse... " Je devais passer dix heures par jour à peindre des pots en fer trouvés dans les décharges publiques et à transcrire mes émotions sur des toiles. Je vivais retirée du monde, dans une maison isolée, face au massif des Pyrénées. Ce lieu d'inspiration m'a initiée à la solitude du peintre, à la proximité du monde sensible et à l'apprentissage d'une vie monacale. Cette ascèse annonçait déjà d'autres épisodes de ma vie. Je ne savais pas que je rejoindrai un jour ce dénuement total, que l'isolement que je subissais me serait nécessaire et que cette solitude, si difficile à vivre, serait le signe d'une recherche approfondie. Peu à peu cependant, j'ai voulu voler de mes propres ailes et je suis entrée à l'Ecole des Beaux-Arts de Toulouse. Grâce à ce contact avec la nature, je me suis confrontée à la nécessité de peindre et j'ai obtenu mon diplôme assez rapidement.

Fabienne Verdier, Le Roc de la rare authenticité, 1995, Hommage à Xu Xiake, 23,5 x 17,3 cm. Encre de chine et cinabre sur toile de soie marouflée sur papier xuanzhi. Coll P. FavaD'un tempérament rebelle, j'ai néanmoins rencontré deux maîtres extraordinaires. Le premier, professeur de dessin, Bernard Pages, avait compris que je m'intéressais moins au plâtre de Beethoven qu'à " l'étude du vivant ". D'un commun accord, nous nous retrouvions après les cours dans un café de Toulouse pour corriger mes croquis, parler de ma fascination pour les peintres animaliers et discuter de mes flâneries au musée d'histoire naturelle. Le second, Bernard Arin, animait, ce qui était rarissime à l'époque, un atelier de calligraphie. Or je m'intéressais déjà à l'intelligence du trait, à l'histoire de la calligraphie occidentale et je me suis tout doucement orientée vers l'esthétisme de la Chine et du japon. J'ai trouvé là un idéal, une philosophie et des pensées qui m'exaltaient. Je me suis donc dit qu'il restait peut-être quelques grands maîtres, susceptibles de me transmettre ces connaissances. Grâce à une initiative du maire de Toulouse, j'ai obtenu une bourse pour un voyage d'études en Chine. Je devais y rester un an et j'y ai vécu dix ans.

Auparavant j'avais fait la connaissance, à Paris, de quelques grands sinologues qui ont guidé mes recherches. L'un d'eux, Jacques Pimpaneau, m'a offert, avant de partir, les Propos sur la peinture du moine citrouille-amère de Shitao. Ce petit traité qui est encore sur ma table de chevet, a bouleversé ma vie. L'universalité de sa pensée philosophique, éthique, plastique et technique a été le moteur de ma quête jusqu'à aujourd'hui. Le titre de mon livre L'unique trait de pinceau est directement issu de cet ouvrage. Shitao consacrant à ce concept fondamental une partie de sa vie, c'est un hommage qui lui est ainsi rendu. Shitao y révèle une vision de l'homme en osmose avec l'univers, les reflets fugitifs de l'être et l'incroyable vitalité du pinceau. Selon ce vieux philosophe, l'unité est à l'échelle de l'univers et la pensée poétique passe par le sourire d'une fleur...

Il ne m'a pas été facile de retrouver trace de vie de cette pensée dans le monde chinois des années quatre-vingts. L'école des Beaux-Arts qui m'accueillait était située dans le Sichuan, dans une atmosphère qui tenait plus de la prison militaire que du campus universitaire. Notre emploi du temps était des plus draconiens : lever à 5 heures du matin pour saluer le drapeau, gymnastique obligatoire, à 5 heures 30, sur un emplacement clairement numéroté. C'était une ambiance tragique et désespérante de cruauté. Ce monde était aux antipodes de ce dont j'avais rêvé...

J'ai donc mis du temps à trouver ma voie. On n'enseignait plus depuis la révolution culturelle, ni les arts du pinceau, ni les arts du paysage, ni la calligraphie. J'ai découvert néanmoins assez vite la présence d'une vie culturelle clandestine et en dépit des interdits, j'ai rencontré des êtres pleins d'audace qui étaient les derniers détenteurs de la tradition esthétique. J'ai été totalement bouleversée par ces hommes martyrs, qui défendaient avec grande sagesse, et au risque de leur vie, l'intégrité de leur art. Leur abnégation et leur courage ont été une grande leçon d'humilité pour moi. Sur les conseils de mes amis, je suis allée frapper à la porte de l'un d'entre eux. Il s'agissait d'un grand maître calligraphe, un taoïste qui ne voulait plus voir personne et qui n'enseignait plus. D'un abord plutôt froid, il m'a dit avec une pointe d'ironie qu'il ne transmettait plus ses connaissances depuis la révolution culturelle, encore moins à un étranger et, qui plus est (ce qui ne s'était jamais vu en Chine), à une femme... Or je savais d'après mes lectures que pour être admis auprès d'un vieux maître, il fallait s'obstiner, faire preuve de discipline, de curiosité, et soumettre régulièrement ses travaux. J'ai donc pris mon mal en patience en attendant mon heure. Il faut dire que ce personnage m'avait tout de suite séduite. Il émanait de ce visage une noblesse extraordinaire, un détachement suprême, une intelligence subtile, une sagesse que je n'avais trouvée chez aucun de mes professeurs. Il me recevait vêtu d'une veste usagée, joliment polie par les ans. Parmi ses objets familiers : ses cages à oiseaux, ses livres, ses pinceaux, sa pipe à eau, le pot de miel sous le lit, sa théière, la pierre où il broyait son encre... Cet univers et cet art de vivre m'enchantaient. J'ai commencé à faire des exercices de copie. Je travaillais dix heures par jour et déposais, chaque soir, devant sa porte, un rouleau de feuilles calligraphiées bien ficelé. Cette expérience solitaire a duré six mois.

Mes missives restaient toujours sans réponse jusqu'au jour où mon vieux maître est venu frapper à ma porte. Je savais par son fils étudiant à Chongqing qu'il examinait mes exercices avec beaucoup d'attention, mais il ne s'était jamais manifesté et je travaillais alors à l'aveuglette... A présent, mon rêve se concrétisait. Ce vieux maître était sur le seuil de ma porte. Il était là, me regardait d'un air tranquille et me dit tout en roulant une cigarette : " Je veux bien te transmettre ce que tu m'as demandé. Il y a en toi quelque chose d'unique. Je veux bien aller plus loin avec toi, mais je te préviens, ça durera dix ans. Donc, c'est soit dix ans avec moi, soit rien du tout. " Du haut de mes vingt ans, j'étais tellement heureuse que j'ai répondu " oui " sans prendre conscience de l'ampleur de cette décision sur mon destin. Ce n'était guère facile, car il fallait obtenir des autorisations officielles du gouvernement chinois. Un autre homme, le directeur de l'école des Beaux-Arts de Chongqing, est entré en jeu, son intelligence m'a considérablement aidée et j'ai pu vivre l'enseignement de maître Huang Yuan grâce à lui.

Avant même de prendre le pinceau, plusieurs mois se sont écoulés. Mon vieux maître m'a fait comprendre que la peinture ne résidait pas seulement dans une simple dextérité manuelle, mais dans un corps à corps avec soi-même, une sorte de 'présence au monde'. A ses côtés j'ai vécu un long voyage initiatique entre la tradition et la perception immédiate des choses. Peu à peu et sans trop m'en rendre compte, j'ai compris que le corps et l'esprit devaient vivre en totale harmonie, qu'il fallait être à l'écoute de sa propre nature et savoir accueillir l'instant présent. Nous avons beaucoup voyagé ensemble. Il m'a enseigné la vie, comment donner un sens sacré aux moindres petites manifestations du quotidien. Il disait que pour être prêt à l'acte de peindre, il fallait atteindre dans l'ascèse une certaine alchimie intérieure. Cette ascèse, j'ai mis du temps à la comprendre et à la pratiquer réellement. Nos explorations étaient alors de toute nature, nous découvrions des cimes, des lacs, des pierres et des pensées qui étaient aussi belles que des paysages... Comment saisir l'insaisissable ? Comment traduire l'intraduisible ? Entre les théories et l'éveil réel aux mystères du vivant l'apprentissage est si long qu'on a peine à y croire. Une chose est certaine, c'est la pratique quotidienne qui donne accès à la réelle connaissance. Vingt années de réflexions ont été nécessaires. Vingt années pour que la pensée de mon vieux maître se décante d'elle-même...

Au tout début, lorsque je me trouvais devant un beau paysage, je saisissais mon carnet de croquis pour reproduire ce que j'avais sous les yeux. Ce réflexe a toujours fait rire mon vieux maître. Je l'entends encore me dire : " la peinture ce n'est pas ça. Ce que tu cherches est bien au-delà du visible, ce que tu traduis est bien en deça de l'instant présent. " Je ne saurais exprimer par des mots ce que j'ai alors ressenti. Et ce n'est que bien des années après, en lisant les pensées du moine Dôgen, que j'ai pris conscience de la nécessité de " l'être temps ", c'est-à-dire de la faculté d'être de toute trace. Vivre pleinement l'émotion poétique, enregistrer, un par un, les prismes de la lumière, accepter, pour un temps, le silence, le temps irrésolu, les labyrinthes de la mémoire... Tels sont peut-être les chemins de la création. Mon vieux maître parlait peu. Son discours était à l'image de ce qu'il m'enseignait et sa force de suggestion était telle que l'on pouvait alors se dispenser de mots. Je l'ai donc suivi au plus loin de la Chine. J'ai vécu avec lui tout ce qu'il ressentait, toutes ces émotions qui échappent au langage ou à la perception logique qu'on en a... Nous nous levions à l'aube, puis nous restions des heures devant un paysage en méditation assise. Mon vieux maître m'obligeait à un travail d'activité intérieur intense dans une immobilité complète. C'était souvent astreignant. Je me sentais à bout de force, et je ne savais plus si mon esprit parviendrait à se nourrir des forces de la nature. Je continuais néanmoins. J'étais en quête de sens, d'un lien que je pourrais recréer, par la seule force de la peinture. J'avais la fougue et la curiosité insatiable de la jeunesse et l'apprentissage que je découvrais exigeait du temps, de la patience et un renoncement sans faille. La vacuité, c'est du moins ce que j'ai appris, est une matrice essentielle dans l'approche de ces perceptions, une étape formatrice qui mène à l'acuité de l'esprit. .../...
suite et fin
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